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Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s'exprime lors d'une conférence de presse à Kiev le 3 mars 2022.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s'exprime lors d'une conférence de presse à Kiev le 3 mars 2022.
©Sergei SUPINSKY / AFP

Guerre en Ukraine

L’engouement pour le dirigeant ukrainien témoigne-t-il du manque d'une figure « héroïque » à l’heure actuelle ?

Guillaume Klossa

Guillaume Klossa

Penseur et acteur du projet européen, dirigeant et essayiste, Guillaume Klossa a fondé le think tank européen EuropaNova, le programme des « European Young Leaders » et dirigé l’Union européenne de Radiotélévision / eurovision. Proche du président Juncker, il a été conseiller spécial chargé de l’intelligence artificielle du vice-président Commission européenne Andrus Ansip après avoir été conseiller de Jean-Pierre Jouyet durant la dernière présidence française de l’Union européenne et sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe (Conseil européen) pendant la dernière grande crise économique et financière. Il est coprésident du mouvement civique transnational Civico Europa à l’origine de l’appel du 9 mai 2016 pour une Renaissance européenne et de la consultation WeEuropeans (38 millions de citoyens touchés dans 27 pays et en 25 langues). Il enseigne ou a enseigné à Sciences-Po Paris, au Collège d’Europe, à HEC et à l’ENA.

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Le président ukrainien Volodymyr Zelensky est devenu une vraie star sur les réseaux, en Ukraine mais aussi bien au-delà des frontières de son pays. Comment expliquer cette fascination pour le personnage dans le camp occidental ?

Guillaume Klossa : La fascination du président ukrainien dans le camp occidental est liée à des choses extrêmement puissantes : sa capacité à parler le langage des Européens, à donner une universalité aux valeurs européennes et à s’adresser à notre raison et à nos cœurs.

Ce qui nous impressionne chez Volodymyr Zelensky, c’est tout d’abord l'effet de surprise. On pensait que c’était un acteur de seconde catégorie puis on a découvert un homme d’État, devenu même un archétype pour les Européens. Une personnalité qui manie à la fois le sens du verbe et le sens de l’action, qui a du courage et qui met en accord de manière immédiate ses actes et ses valeurs. Dans sa manière d’être, les Européens sont frappés par sa capacité à exprimer des choses fortes avec peu de mots tout en inscrivant chacun de ses propos dans une perspective historique.

Les propos du président, ainsi que ceux de nombreuses personnalités ukrainiennes, ne sont pas nationalistes, mais patriotiques au sens propre du terme. Cette idée de la patrie va à l’encontre du nationalisme étriqué, elle porte des valeurs universelles partagées comme la liberté, la transparence, l’honnêteté, le courage. Les combats ne se font pas uniquement au nom de la patrie ukrainienne, mais au nom de la défense de l’UE et de ses valeurs.

Dans le discours du président de la Rada au Parlement européen le 1er mars dernier, on a découvert la conviction réelle du combat que mènent les Ukrainiens : une bataille pour une certaine vision de la civilisation. Les Européens qui avaient l’impression d’être sortis de l’histoire ou que leurs valeurs n’étaient plus universelles voient leur civilisation réhabilitée. Ce discours va à l’encontre de nombreux débats nationaux qui s'orientent vers un repli national, à un retour à une civilisation passée corrélés à lapeur des migrants. Zelensky renvoie nos débats à ce qu’ils sont : des discussions de riches, centrés sur eux-mêmes et il nous invite à nous dépasser et à regarder le monde tel qu’il est. D’un seul coup, il rend caduc tous les extrêmes de droite comme de gauche dont de nombreux représentants étaient fascinés par la virilité de Vladimir Poutine.

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Eric Deschavanne : Il y a deux dimensions dans le phénomène. En surface, l’affrontement entre Zelensky et Poutine résume et symbolise parfaitement la guerre d’Ukraine, permettant d’en faire un grand spectacle en mondovision. Les personnages paraissent sortis d’un film à grand spectacle : d’un côté le grand méchant, à la fois demi-fou et froidement calculateur, au service exclusif de sa suprématie et menaçant le monde du feu nucléaire ; de l’autre, le jeune héros que l’épreuve révèle, simple et idéaliste, défiant le monstre sans moyens pour sauver son pays et la liberté. En France de surcroît, Zelensky et ses punchlines churchilliennes réveille l’imaginaire du gaulois réfractaire : Astérix qui résiste toujours et encore à l’envahisseur, l’appel du 18 juin, le chef solitaire, entouré de ses maigres troupes, qui organise la résistance quand tout semble perdu.

Cette fascination n’est donc pas difficile à expliquer. La question qui se pose est celle de la profondeur de cette identification. C’est la dimension authentique du phénomène du respect, de l’admiration et de la compassion qu’inspire le courage de Zelenski : les peuples occidentaux témoignent ainsi de leur passion de la liberté. La cause de l’Ukraine nous touche directement. Ce n’est pas notre liberté qui est en cause, mais la proximité géographique, le « retour de la guerre en Europe » comme on a dit, nous rappelle que celle-ci pourrait être menacée. Or, c’est le sentiment de sa précarité qui rend sensible la valeur de la liberté. La liberté fait en effet partie de ces Biens qui n’apparaissent tels que lorsqu’ils sont détruits ou qu’ils sont menacés.

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Dans quelle  mesure l’engouement pour Zelensky témoigne-t-il aussi de la faiblesse de nos récits occidentaux ? Et du manque de figure "héroïque" à l’heure actuelle ?

Guillaume Klossa : L’Europe n’avait pas de figure héroïque dans la mesure où nous bénéficions depuis 70 ans de la période de paix la plus longue de l’Histoire et du niveau de développement le plus avancé. En pensant que la guerre n’était pas pour nous, nous nous sommes repliés sur nous-mêmes et avons pensé au confort et à nos propres intérêts. Les héros sont nécessaires quand il y a des guerres et cela renvoie à la situation extraordinairement confortable dans laquelle nous vivons.

Dans le même temps, ce manque de héros nous amène à nous replier sur nous-même et à remettre en question nos propres valeurs. L’écho de Zelensky est grand car il nous amène à sortir de nous-même, à nous réinscrire dans l’Histoire longue et à ne plus nous regarder comme des êtres étriqués. Il fait appel au meilleur de la société européenne née après-guerre dont nous avions oublié la valeur. Il remet en question des mythes qui nous ramenaient vers le passé comme celui du décideur autocratique viril soi-disant porteur de la civilisation. La figure de Poutine fait appel à celle d’Hitler ou de Mussolini, soit les tristes heures de notre passé.

Nos sociétés sont extraordinairement résilientes. Cela fait 20 ans que nous vivons des crises et elles résistent mieux que les USA ou d’autres grands pays du reste du monde. La figure de Zelensky remet en question la figure de tous les extrémistes et renvoie Zemmour et consort au passé. C’est un choc de conscience européenne.

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Eric Deschavanne : Zelensky s’adresse à nous : il communique à la fois pour exprimer la détermination de la résistance ukrainienne et pour nous persuader de la solidarité des destins de l’Ukraine et de l’Europe. Défendre la souveraineté de l’Ukraine, c’est défendre celle de l’Europe, dit-il, de sorte que nous pouvons croire que son combat est notre combat. En nous identifiant à Zelensky et à la cause ukrainienne, nous éprouvons à nouveau le sentiment d’être dans l’Histoire. Il est évident que sans la dimension tragique de l’histoire, il n’y a pas de figures héroïques collectives. Ponctuellement, surgissent de nos rangs des héros, comme Arnaud Beltrame, auxquels nous rendons hommage ; mais leur courage et leur sacrifice nous rappellent surtout la quiétude dont nous jouissons ordinairement. Pour avoir un héros national marquant, il faut un grand récit collectif tragique, raison pour laquelle le général de Gaulle est la dernière référence du genre en France. 

Soutenir le président ukrainien, alors que l’on peut douter de la volonté des européens de mourir pour Kiev au niveau individuel - et alors que les états eux-mêmes ne comptent pas intervenir militairement - est-ce une manière de se dédouaner ? De se débarrasser d’une potentielle honte ou culpabilité ?

Guillaume Klossa : La société européenne est réaliste sur ses moyens. Si l’on partait en guerre aujourd’hui, cela pourrait causer un conflit mondial et nous ne sommes pas non plus sûrs que notre armée pourrait résister à celle des Russes. En revanche, on utilise tous les moyens que nous avons à notre disposition pour soutenir les Ukrainiens et on doit poser l’Europe comme une puissance démocratique capable de se défendre avec les moyens de la dissuasion collective. Les moyens doivent être ceux de la France, mais aussi ceux de l’OTAN.

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Eric Deschavanne : Non, je ne pense pas qu’il y ait pour l’heure un sentiment de honte ou de culpabilité, mais cela pourrait venir. La situation est ambivalente, puisque la guerre en Ukraine, à la fois est et n’est pas notre guerre. Ce n’est pas notre guerre puisque, du fait de l’épée de Damoclès du nucléaire, l’Ukraine est pour Poutine un champ de manœuvre militaire protégé de toute intervention extérieure. Néanmoins, si les sanctions économiques ont bien la portée que l’on dit qu’elles ont, elles constituent la véritable arme offensive de l’Occident. Il y aura bien en ce cas un « effort de guerre », certes limité, demandé aux peuples européens. Comment supporterons-nous cet effort de guerre un poil plus consistant que la résistance sur canapé par Ukrainien interposé ? Ce sera pour nous le véritable test de l’authenticité de notre adhésion à la cause de l’Ukraine et de Zelensky.

Si l’on met à part le relativisme de ceux qui, oubliant leur condition politique, renvoient dos-à-dos la Russie et l’Occident, le sentiment dominant n’est pour l’heure non pas la honte mais l’indignation, la révolte contre l’impérialisme et la tyrannie de Poutine, d’une part, contre « l’esprit munichois », c’est-à-dire contre les lâchetés passées et présentes qui en Occident entravent la lutte contre le tyran, d’autre part. La guerre génère toujours des réactions idéalistes. En 14, l’illusion était patriotique. En 40, elle était pacifiste : les Français avaient subi dans leur chair les horreurs de la guerre et préféraient s’aveugler sur la montée des périls. Aujourd’hui, il s’agit plutôt d’une illusion morale, l’indignation nourrissant un idéalisme belliciste d’autant plus échevelé que nous n’avons jamais fait l’expérience de la guerre et que nous vivons celle-ci tranquillement assis sur nos canapés.

Cet idéalisme belliciste en chambre peut nourrir une illusion lyrique qui risque fort de se briser sur le mur des réalités géopolitiques. Au cinéma, le gentil héros au bord du gouffre finit toujours, dans un ultime rebondissement, par triompher du puissant et cruel suprémaciste. Dans la réalité, les rapports de forces prévalent. Astérix résiste toujours à l’envahisseur mais Vercingétorix a fini étranglé par César. On espère tous que Zelensky ne subira pas le même sort. Il n’y aura cependant de happy end relatif en Ukraine, une négociation qui ménage Zelensky et les apparences de la souveraineté du pays, que si Poutine le veut bien. Sa volonté peut bien entendu être infléchie par la résistance ukrainienne et par les pressions économiques occidentales, mais c’est bien lui, en fonction de ses buts de guerre, qui décidera des limites qu’il assignera à celle-ci. Si, comme c’est malheureusement probable, la résistance ukrainienne est écrasée sous notre regard impuissant, l’élan idéaliste qui l’accompagne en Occident pourrait bien alors se muer en sentiment de honte et de culpabilité. D’autant que Zelensky ne cesse d’appeler les Européens à la rescousse, ce à quoi nous ne pouvons en réalité répondre que par l’expression d’une solidarité sentimentalement forte mais dans les faits toute relative et largement impuissante. Cette contradiction entre l’idéal et les contraintes du réel pourrait conduire à imposer, à la fin de l’histoire, le sentiment partagé d’une trahison de l’Occident.

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