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Les Français se mobilisent depuis de nombreuses semaines contre le projet de réforme des retraites défendu par Emmanuel Macron et Elisabeth Borne.
Les Français se mobilisent depuis de nombreuses semaines contre le projet de réforme des retraites défendu par Emmanuel Macron et Elisabeth Borne.
©Thomas SAMSON / AFP

Angle mort du macronisme

C’est la thèse du New York Times dont la correspondante à Paris considère que l’Etat providence et le modèle social sont centraux dans notre psyché nationale depuis qu’ils se sont substitués à la fierté d’être une grande puissance.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

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Catherine Porter

Catherine Porter

Catherine Porter est journaliste et correspondante internationale du New York Times, basée à Paris.

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Atlantico : Vous avez récemment publié un article dans le New York Times : "La lutte pour les retraites en France est une question d'identité". Qu'entendez-vous par là ?

Catherine Porter : Le New York Times a choisi le titre, mais dans ce cas précis, il va au cœur du sujet, certaines personnes croient qu'une question plus profonde est en jeu avec la réforme des retraites que ce simple enjeu. En tant que personne extérieure, j'ai été très intéressée par la façon dont les Français parlent de la retraite, qui est différente de la façon dont les gens en parlent en Amérique du Nord. Mais aussi, la façon dont ils parlent du travail et de leur relation au travail. J'ai discuté avec des économistes, des philosophes, des politologues, etc. Certains d'entre eux m'ont dit qu'il y avait quelque chose concernant l'identité française qui était en jeu. Il s'agit bien sûr, mais pas seulement, de l'idée que les gens se font de leur retraite et de la qualité de leur vie une fois à la retraite, c'est aussi une question de "pénibilité". Mais il s'agit aussi de la façon dont le système de retraite a été mis en place. Et l'idée d'un système de retraite par capitalisation est presque un anathème à l'identité française. J'essaie de comprendre le sens profond de ces mots. J'ai compris qu'il s'agissait d'un système, mais aussi d'une philosophie plus profonde. L'idée que les travailleurs actifs paient pour les retraités n'est pas seulement un système, c'est une vision glorifiée de la façon dont le pays français s'est construit depuis la Seconde Guerre mondiale.

Vous écrivez que "l'attachement de la France à la retraite est complexe, il touche à son histoire, à son identité et à la fierté de droits sociaux et du travail qui ont été durement acquis". Comment l'Etat providence et le modèle social sont-ils devenus si centraux dans notre psyché nationale selon vous ?

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Catherine Porter : Je ne suis pas du tout un spécialiste de la "conscience" française, mais j'ai interrogé des personnes qui ont étudié la question et qui travaillent dans ce monde. Bruno Chrétien m'a expliqué comment le système de retraite est devenu un élément de l'identité française. Il ne faut pas longtemps, en France, pour entendre parler du CNR et de son rôle dans l'après-guerre. La France se réfère à son histoire beaucoup plus que d'autres pays. La révolution est très présente, mais le CNR aussi. Avec l'idée qu'après la guerre, une nouvelle France a été construite, avec un nouveau sens de ce que signifie être Français. D'autres historiens et politologues ont partagé la théorie de Bruno Chrétien avec lesquels j'ai discuté.

Selon la correspondante à Paris du New York Times, Catherine Porter, « La lutte pour les retraites en France est une question d'identité », « l'attachement de la France à la retraite est complexe, il touche à son histoire, à son identité et à la fierté de droits sociaux et du travail qui ont été durement acquis ». Comment l'Etat providence et le modèle social sont-ils devenus si centraux dans notre psyché nationale ?

Jean Petaux : Les sciences humaines ne sont guère adeptes de la définition de « psychés nationales » et si l’étude des mentalités est un terrain de recherche profus en travaux, ceux-ci, pas toujours d’une égale qualité scientifique, présentent d’autant plus de pertinence qu’ils concernent des territoires limités à une région, à un « pays »,  au sens d’une aire géographique relativement peu étendue. Qu’une journaliste américaine considère qu’il existe une « identité française » établie et objectivée n’est pas forcément surprenant… Mais ce ne sont pas, même au New York Times, dans les médias états-uniens, que s’écrivent les meilleurs ouvrages de sociologie ou de science politique. Le grand maître de l’Ecole des Annales, l’historien Fernand Braudel, a traité dans une œuvre de référence, de l’identité de la France, mais je n’ai pas le souvenir qu’il y ait inclus la question sur  l’allongement de la période de cotisation pour partir à la retraite à taux plein…

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Ces précautions méthodologiques étant posées, on peut s’essayer au jeu des « corrélations et des causalités phénoménologiques » et de, la même manière, qu’on dira que les Suisses sont ponctuels et sont tous équipés d’un chronomètre électronique à la naissance ; que les Allemands aiment les grosses cylindrées ; que les Italiens préfèrent chanter que travailler et que les Anglais nous détestent cérémonieusement, on peut aussi considérer que nous autres Français, vénérons nos acquis sociaux avec plus de ferveur encore que les Indiens honorent leurs vaches sacrées… car ce trait est bien connu puisqu’il figure dans les premières pages de « Tintin au Tibet », pour le malheur d’Archibald Haddock. Restons sérieux…

La France, dans son histoire sociale, n’a pas forcément été toujours à l’avant-garde du progrès. Le système de retraite a vu le jour en Allemagne sous le chancelier Bismarck, à la fin du XIXème siècle, dans un contexte bien particulier : le « réunificateur » de l’Allemagne moderne, grandement conservateur, a voulu « couper l’herbe sous les pieds » des sociaux-démocrates allemands en forte progression électorale en prenant de vitesse le SPD de Bernstein et en faisant, en quelque sorte, de la surenchère sociale. Les forces politiques de gauche, en France, mettront plusieurs décennies à suivre les sociaux-démocrates allemands. Aux Etats-Unis l’Etat providence, en 1934-1935, incarné par le programme rooseveltien du New-Deal, très inspiré par la pensée de l’économiste britannique John M. Keynes, précède le programme social du Front Populaire français. Au Royaume-Uni, le rapport parlementaire de William Beveridge est rendu public en novembre 1942, mais c’est en 1940, déjà, qu’Ernest Bevin, ministre du Travail de Sa Majesté, a commandé ce travail à celui qui, depuis, de nombreuses années est devenu un expert en matière de politiques publiques sociales, expert d’autant plus écouté qu’il est, entre 1919 et 1937, à la tête de la très prestigieuse London School of Economics. Autant d’exemples qui soulignent que les Français ne sont pas pionniers en matière de conquêtes sociales même si les deux semaines de congés payés obtenues en 1936, dans le Programme de Front Populaire, sont en avance en Europe.

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Il reste une dimension symbolique qui n’est pas à négliger. En France, pendant l’Occupation, le programme « Les Jours heureux », rédigé par l’ensemble des partis, mouvements politiques et organisations syndicales qui ont lutté contre l’Occupant au sein du Conseil National de la Résistance, a inspiré la quasi-totalité des politiques sociales à la Libération, dont bien entendu, la Sécurité Sociale fondée en 1945 et portée par le haut fonctionnaire et Résistant, Pierre Laroque. On peut alors considérer que cette « sociogénèse » d’une part importante des politiques publiques sanitaires et sociales, associe celles-ci aux combats contre l’Occupant nazi et contre ses soutiens collaborationnistes du régime de Vichy. En conséquence de quoi, toute remise en cause importante de ces acquis peut être perçue comme une atteinte au « patrimoine résistancialiste français ». Mais, soyons lucide… Contrairement à ce que l’on a voulu nous faire croire pendant 30 ans, entre 1944 et 1974, à l’inverse de ce que les deux grandes formations politiques de l’après-guerre français, les communistes et les gaullistes, ont écrit comme « histoire officielle », les Français n’ont pas, massivement, soutenu la Résistance, pas plus qu’ils n’ont massivement soutenu le régime pétainiste. Les Français, dans leur majorité, avaient faim entre 1940 et 1944 (au moins la population urbanisée, autrement dit la moitié de la population française). Et ils attendaient que cela se termine, en essayant de passer « à travers les gouttes »… Ce qui n’a pas empêché une part importante des jeunes hommes appelés à partir travailler en Allemagne au titre du STO à partir de 1943, de rejoindre les maquis et de former une « armée de l’intérieur » qui va jouer un rôle tactique majeur après le 6 juin 1944, de l’avis-même du Général en chef Dwight Eisenhower. Mais enfin ces jeunes combattants ne se sont pas engagés pour sauver les acquis sociaux du Front Populaire ou mettre en place le remarquable programme progressiste du CNR… Ils ont pris le maquis pour se sauver. Ce qui est tout à fait légitime au demeurant.

Vous êtes Canadienne, vous travaillez pour un journal américain. En quoi la vision de la retraite en France est-elle différente du reste du monde, et notamment de l'Amérique du Nord ?

Catherine Porter : Dans une période comme celle-ci, avec des grèves importantes, on entend les visions politiques les plus crues sur le sujet. Mais en France, on parle de la retraite comme de l'opportunité de "profiter de la vie", de se consacrer à soi-même, de faire des choses que l'on ne pouvait pas faire parce que l'on travaillait, etc. La culture nord-américaine est beaucoup plus axée sur le travail. Notre identité est beaucoup plus liée au travail. C'est probablement la première chose que l'on vous demandera lors d'une soirée. En Amérique du Nord, la retraite est un loisir, mais pas nécessairement une période de réalisation de soi. Souvent, elle n'est pas aussi confortable. En France, le taux de pauvreté des retraités est assez faible par rapport au reste du monde. Pour les Français, la retraite est comme une deuxième vie.

En quoi la vision de la retraite en France est-elle différente du reste du monde ?

Jean Petaux : Il n’est pas dit que cette vision soit majoritairement différente du reste du monde. Ce qui est manifeste en France c’est que le système par répartition a très majoritairement les faveurs des Français, face à un autre mécanisme, très développé dans le monde anglo-saxon : le système par capitalisation. Pour le coup, même si, là encore, il faut manier d’une main tremblante les explications du grand sociologue allemand Max Weber, « l’éthique protestante » majoritairement présente dans le monde anglo-saxon et scandinave, porte certainement plus en elle que notre culture catholique-solidariste, le principe d’une accumulation de capital pour son propre compte, en le faisant fructifier. La règle d’un individualisme social, parallèle d’une religion protestante fondée elle aussi sur la grâce individuelle, corrobore cette primauté de la « capitalisation » personnelle tout au long de sa vie professionnelle, en fonction de gains réalisés. C’est sans doute ce modèle de la répartition qui constitue un rapport franco-français à la retraite. Et donne à celle-ci une dimension hautement symbolique qui peut apparaître irrationnelle à des étrangers.

Cette importance du système de retraite explique-t-elle que les tentatives de réforme suscitent toujours des mouvements sociaux ?

Catherine Porter : Je ne connais pas la réponse à cette question. Ce qui est vrai, c'est qu'à chaque fois qu'il y a eu une tentative de réforme, il y a eu une levée de boucliers.  Les gens descendent toujours dans la rue. C'est la dépense la plus importante de vos dépenses sociales. Y toucher, ou toucher à tout ce qui constitue l'État-providence et le système de protection, est considéré comme très chargé politiquement. Mais toucher au système et faire passer l'idée qu'il sera moins juste ou moins égalitaire, c'est vraiment toucher un nerf sensible.

Jean Petaux : Oui, certainement. Mouvements renforcés par le fait que les maladresses gouvernementales dépassent, largement cette fois-ci, la « dose prescrite ». En 1967, les Ordonnances Jeanneney (du nom du ministre des Affaires sociales de l’époque, Jean-Marcel Jeanneney, professeur des universités, gaulliste authentique, grand Résistant, fils du grand président du Sénat, avant la Seconde guerre mondiale, Jules Jeanneney, homme de grand talent), furent les premiers textes qui entreprirent de réformer la Sécurité sociale qui n’avait que 22 ans d’âge alors. En présence d’une majorité parlementaire très étriquée (une seule voix de majorité), le gouvernement Pompidou se lance dans une réforme de la Sécurité sociale, deux mois seulement après les Législatives des 5 et 12 mars 1967. La principale mesure de la réforme de la SS est de créer trois branches là où, depuis 1945, il n’en existe qu’une. C’est à ce moment-là qu’on a vu naitre la branche vieillesse, la branche maladie et la branche famille. Tout le second semestre de 1967 est très tendu socialement. Très peu d’observateurs et d’analystes y font référence aujourd’hui et c’est regrettable. A plusieurs reprises des journées de grève générale sont organisées. Plusieurs manifestations d’importance regroupent certaines journées d’action plus d’un million de personnes (selon le ministère de l’Intérieur) dans les rues (ce qui est très important alors..). On considère que ce qui se passe pendant l’année 1967 au plan social, préfigure ce qui va advenir, sur ce même terrain, après le 13 mai 1968… Autrement dit les gouvernements qui veulent se saisir de la « question sociale » en France, depuis 1945, ont intérêt à prévoir leur stratégie… Il faut être, sinon fort audacieux, à tout le moins doté d’une très forte confiance en son étoile, pour imaginer, quand on dispose d’une majorité législative très très relative (non pas une seule voix de majorité mais au moins 39 voix qui manquent…) et qu’on a obtenu 28% des suffrages exprimés au premier tour de la dernière élection présidentielle, pour imaginer donc qu’une telle réforme puisse « passer sans casse »… Fort audacieux, très confiant… ou pris par une forme d’hubris propice à nombre de maladresses.

Vous avancez l'hypothèse que le système de protection sociale est devenu un motif de fierté nationale qui a remplacé la fierté d'être une grande puissance ?

Catherine Porter : C'est la théorie de Bruno Chrétien. Il pense que depuis la Seconde Guerre mondiale, l'identité française s'est profondément attachée aux "dépenses sociales". La France n'est peut-être plus une superpuissance, mais elle possède le meilleur et le plus généreux système social du monde. Sa théorie est que si l'on touche à ce système, on ne touche pas seulement à l'égalité, mais aussi à ce que signifie vraiment être Français. C'est sa théorie, mais je pense qu'elle est très intéressante.

Notre système de protection sociale est-il devenu un motif de fierté nationale qui a remplacé la fierté d'être une grande puissance ?

Jean Petaux : Je ne pense que cette préoccupation soit celle de la très grande majorité des Français qui rejettent le projet de réforme en cours (dans la quasi-totalité des sondages : trois Français sur quatre). La fierté d’être une grande puissance est sans doute quelque peu entamée quand on lit les articles et les rapports sur le manque de moyens de l’armée française, sur son manque chronique de matériel, sur son déficit en munitions et  sur le fait qu’elle ne tiendrait pas forcément très longtemps face à une attaque aéro-terrestre. Non pas du tout à cause du manque de professionnalisme de son armée qui est très grand, mais à cause de la faiblesse de ses moyens matériels… Situation plutôt catastrophique générée par des décennies de coupes sombres dans le budget de la Défense, y compris de la part de Présidents de la République qui se faisaient pourtant forts de défendre la France en tant que puissance, dotée de l’arme nucléaire, et capable d’intervenir un peu partout dans le monde… Ce qui préoccupe les personnes qui sont hostiles au projet de réforme du régime des retraites aujourd’hui ce sont les déséquilibres sensibles qu’ils constatent entre une très petite fraction de très hauts revenus, actionnaires et rentiers, qui accumulent des profits sans vraiment contribuer à renflouer les finances publiques de la France. Alors qu’en Espagne, un tout récent accord, ce week-end,  au sein de la coalition gouvernementale, avec les partenaires sociaux, permet de voir traité le dossier « retraite » bien différemment qu’en France. Il faut dire que, de l’autre côté des Pyrénées, les plus hauts revenus fiscaux ont été priés de mettre la main à la poche pour contribuer, au prorata de leurs moyens, à la sauvegarde du système des retraites espagnol et s’aligner ainsi sur les injonctions, très économiquement libérales, de la Commission de Bruxelles. Pour paraphraser la sagesse des Nations : « Vérité au-delà des Pyrénées, vrai plantage de ce côté-ci… ».

A quoi devons-nous nous attendre dans les semaines à venir sur le plan politique et social vis-à-vis de la réforme des retraites ?

Catherine Porter : J'ai vraiment hâte de voir ce qui va se passer cette semaine. Tout s'est passé beaucoup plus vite que prévu et nous semblons arriver à une sorte d'impasse. Je suis donc très intéressée par ce qui peut se passer cette semaine et les suivantes, que Macron réussisse normalement ou par la force, et comment cela va se dérouler dans les deux mois à venir.

Jean Petaux : Au pourrissement d’une situation qui, même si elle soldée par l’adoption du PLFSS au Parlement (ce qui est loin d’être avéré, on le verra jeudi et les jours suivants), n’en sera pas terminée pour autant. A une très grande déception du côté des forces syndicales les plus responsables qui se traduira par une montée des actions illégales ou quasi-illégales ; à une fragmentation encore plus accentuée des forces partisanes et politiques. Ceux qui croiront avoir emporté le match, perdront les manches suivantes. Le camp des vrais « battus » sera le plus nombreux. Les vainqueurs ne se feront connaître qu’à la présidentielle de 2026… Il sera sans doute bien tard.

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