Attentats du 13 Novembre 2015 : comment la justice a entrepris de juger les « monstres »<!-- --> | Atlantico.fr
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Terrorisme
Un croquis d'audience réalisé le 8 septembre 2021 montre Salah Abdeslam lors de la première journée du procès des attentats de novembre 2015. Edith Bouvier et Céline Martelet publient « Le cercle de la terreur » aux éditions Plon.
Un croquis d'audience réalisé le 8 septembre 2021 montre Salah Abdeslam lors de la première journée du procès des attentats de novembre 2015. Edith Bouvier et Céline Martelet publient « Le cercle de la terreur » aux éditions Plon.
©Benoit PEYRUCQ / AFP

Bonnes feuilles

Edith Bouvier et Céline Martelet publient « Le cercle de la terreur » aux éditions Plon. Mars 2019 : l'État islamique perd son dernier territoire en Syrie. Depuis, l'idéologie terroriste n'a pas disparu. Après la chute de Daech, ses anciens membres se sont réorganisés et font de nouveau régner la terreur en Syrie et en Irak. Extrait 1/2.

Edith Bouvier

Edith Bouvier

Edith Bouvier est grand reporter indépendante. Elle travaille notamment au Moyen-Orient, en Syrie et en Irak. Elle a publié Chambre avec vue sur la guerre (Flammarion, 2012).

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Céline Martelet

Céline Martelet

Céline Martelet est journaliste et grand reporter indépendante. Elle travaille sur le sujet du terrorisme depuis 2013.

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Dans les couloirs du palais de justice de Paris, ce 8 septembre 2021, c’est un ballet de robes noires, celles des avocats. Un ballet où se mêlent des proches des victimes, les rescapés des attentats du 13 novembre 2015 et plusieurs centaines de journalistes accrédités pour l’ouverture de ce procès dit « historique ». Dans les conversations, un prénom et un nom reviennent sans cesse : Salah Abdeslam. Le Franco-Marocain est le dernier membre des commandos pilotés depuis la Syrie encore en vie. Personne ne sait s’il sera présent pour assister à son procès. Pendant toute l’enquête, l’accusé a toujours refusé de répondre aux questions des juges d’instruction en charge de ce dossier tentaculaire. À 13 h 11, une sonnerie retentit dans l’immense salle d’audience de cinq cent cinquante places, construite pour l’occasion. Et, dans le box, Salah Abdeslam est bien là aux côtés de dix autres accusés. T-shirt noir, cheveux longs noirs attachés en arrière et barbe bien fournie, il semble très à l’aise. Les premiers mots qu’il prononce lorsque le président de la cour d’assises spéciale lui demande de se présenter vont rappeler en quelques secondes quelle est son idéologie. À la question sur son métier avant les faits, il répond fièrement : « J’ai délaissé toute profession pour devenir un combattant de l’État islamique. » Les jours suivants, il va multiplier les coups d’éclat, coupant la parole aux uns et aux autres sans hésiter. Puis, le 15 septembre 2021, le président de la cour d’assises spéciale invite les quatorze accusés à prendre la parole. Contre toute attente ce jour-là Salah Abdeslam se lève doucement et, d’une voix posée, se lance dans un monologue de trois minutes. Son discours est construit, glaçant. Aucune émotion. Il recrache avec calme la propagande de l’EI. Pour la première fois, le Franco-Marocain ne parle plus en son nom, il utilise le « on » comme pour signifier qu’à ses yeux Daech existe toujours : « On a combattu la France, on a visé les civils, mais en réalité on n’a rien de personnel à leur égard », lâche l’accusé. Sur les bancs de la salle d’audience, plusieurs victimes pleurent, d’autres semblent prêtes à hurler. À l’extérieur de la salle d’audience, David Fritz-Goeppinger laisse éclater sa colère : « C’est d’une telle indignité. » Le jeune homme, qui a fait partie du groupe des derniers otages au Bataclan, ne s’était pas préparé à une telle déclaration du principal accusé. La voix tremblante, il explique : « C’est un manque de respect pour toutes les victimes. Il banalise la violence. C’est du délire. » À l’écart, Sophie Parra a eu besoin d’un peu de temps pour reprendre ses esprits. Gravement blessée au Bataclan, elle lance : « Je refuse de prononcer son nom. J’ai une cicatrice de quatre-vingts centimètres sur la jambe ! Donc, moi, le 13 novembre, c’est tous les jours. »

Ce positionnement de Salah Abdeslam a un impact direct et indéniable sur les partisans de Daech ou ceux qui semblent prêt à sortir de cette idéologie. Un intervenant en prison le confie en septembre 2021 : chacun de ses mots est décortiqué en détention par les détenus mis en examen pour des faits liés au terrorisme. Il l’assure : « Avec les équipes d’intervenants, on a vu des femmes, qui étaient en train de s’interroger sur leurs engagements dans l’idéologie, rebasculer complètement en écoutant à la télévision les journalistes retranscrire mot pour mot les déclarations de Salah Abdeslam. Il a fallu tout recommencer avec elles. »

Tout au long de ce procès du 13 novembre, de nombreux médias décrivent Salah Abdeslam comme le « dernier survivant des attentats de Paris ». Survivant, un mot qui heurte, qui choque les victimes. Il n’a pas survécu à une catastrophe, à un drame ou à un attentat. Non, Salah Abdeslam a fait partie du commando qui a semé la mort le 13 novembre 2015 et les jours qui ont suivi en Île-de-France ! Il est le seul terroriste encore vivant après cette série d’attaques pilotées depuis la Syrie. Très vite, les enquêteurs français vont établir qu’il n’a jamais mis les pieds au cœur de l’organisation de l’État islamique, mais qu’il a eu un rôle clé dans la préparation de plusieurs attentats : c’est lui qui a ramené en France et en Belgique la quasi-totalité des futurs assaillants du Bataclan, du Stade de France, des terrasses au cœur de la capitale française, et également les hommes qui vont attaquer, quelques mois plus tard, Bruxelles. Au départ du macabre projet terroriste, Salah Abdeslam était le convoyeur, celui qui avale les kilomètres en voiture pour réunir les cellules de l’organisation terroristes formées pour attaquer.

Le 13 novembre 2015, le convoyeur aurait dû lui aussi passer à l’action et semer la mort directement. Seule certitude après cinq années d’enquête : il a finalement abandonné dans une poubelle la sacoche qu’il transportait et qui contenait les explosifs. Les dernières expertises judiciaires concluent que le système de mise à feu était défaillant. Ce même soir, Salah Abdeslam a donc pris la fuite. Direction Bruxelles où il a réussi à se cacher pendant quatre mois et quatre jours. Il est finalement arrêté le 18 mars 2016 à Molenbeek à quelques mètres de son ancien domicile.

Un autre Français de l’État islamique a adopté la même attitude provocatrice face à la justice française : Peter Cherif, 39 ans. Lui est un vétéran du djihad, un homme rodé depuis longtemps à la clandestinité et aux interrogatoires. Il est considéré comme l’un des mentors des frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015. Le vendredi 23 octobre 2020, il est donc entendu en tant que témoin au cours du procès dit « des attentats de janvier 2015 ». Peter Cherif refuse d’abord pendant de longues heures de sortir de sa cellule, où il est placé à l’isolement, mais finalement au milieu de l’après-midi il arrive en salle de vidéoconférence de la prison de Fleury-Mérogis, encadré par des surveillants pénitentiaires. L’un d’eux place son bouclier sur la caméra pour éviter que Peter Cherif ne la brise. Le détenu est quasiment assis de force, personne ne lui enlève les menottes comme le prévoit d’habitude la procédure pour les témoins.

Une fois installé, Peter Cherif, crâne parfaitement rasé et sweat gris, s’accoude sur la table devant lui et récite d’un seul trait la sourate Al-Fatiha, celle qui ouvre le Coran. Il relève la tête et lance à la cour d’assises spéciale : « C’est le seul témoignage que je vous apporterai aujourd’hui. » Le président de la cour d’assises spéciale reprend la parole pour lui expliquer qu’il est entendu seulement comme témoin. Mais l’homme le coupe et poursuit : « Ce témoignage-là est le plus important […]. On m’a forcé à venir pour une affaire avec laquelle je n’ai rien à voir. Je ne suis pas un criminel. Mais j’appelle les hommes à ouvrir les yeux sur la vérité. À partir de maintenant, je ne répondrai plus. » Et, effectivement, il ne dira plus rien. Assis, sa jambe gauche pliée et posée sur sa cuisse droite, il ouvre lentement un petit étui en cuir et commence à lire le Coran. On devine sa respiration très calme. À l’image, on ne voit plus que le haut de son crâne et le bleu pâle de la petite salle pénitentiaire où il a été emmené de force.

Le président de la cour d’assises spéciale se met alors à lire les déclarations de Peter Cherif en garde à vue devant les enquêteurs. Il insiste et demande régulièrement au témoin s’il a quelque chose à ajouter. La réponse n’est que silence. « Rien d’autre, monsieur ? » Pas un mot une fois de plus. « Que vous gardiez le silence, c’est votre droit, mais c’est aussi le droit de chacun de vous poser des questions. Est-ce que vous êtes d’accord sur la façon de procéder ? »

Un avocat des parties civiles va tenter également de l’interroger mais l’homme reste ostensiblement plongé dans la lecture de son Coran.

La règle est claire pour les partisans de l’État islamique, ou d’autres groupes terroristes : aucune collaboration avec la justice, surtout ne jamais faire appel à un avocat. Et, pour comprendre pourquoi, il faut demander à ceux qui ont, à un moment, épousé cette idéologie : « Demander de l’aide à des mécréants qui ne jugent pas avec les lois d’Allah, c’est de la mécréance. Eux ne reconnaissent que ce qu’ils considèrent comme des lois divines, et un avocat va les défendre avec les lois de notre pays, une législation de mécréants. Mettre leur sort entre les mains d’un avocat, pour eux c’est apostasier. » Cette explication claire et nette vient d’une femme, parmi les premières incarcérées en France pour association de malfaiteur en vue d’une entreprise terroriste.

Toutefois, malgré un profond mépris affiché pour leurs idées, une poignée d’avocats défend ces Français qui ont été ou sont toujours convaincus par l’idéologie de Daech devant la justice française. Une tâche difficile. En septembre 2018, en ouverture d’un colloque justement sur la défense des terroristes, Me Basile Ader a ces mots forts : « Même pour les accusés des pires barbaries, il faut assurer la meilleure défense, pour ceux qui risquent les pires peines. » Et le vice-bâtonnier de Paris à l’époque d’ajouter à la tribune : « L’histoire nous regarde, et aujourd’hui en France, quand quelqu’un est accusé d’une infraction terroriste, les droits de la défense reculent, s’inquiète-t-il. Pourtant, il faut tous les défendre. Même Abdeslam. »

Les procès devant la cour d’assises spéciale sont souvent tendus. La sécurité est chaque fois maximale. Derrière les accusés, les gendarmes sont armés. Ils sont présents aussi dans la salle d’audience, une main sur leur fusil d’assaut, un FAMAS. Des armes qui font désormais partie du décor, comme s’il était normal que des hommes armés circulent dans une salle d’audience où la justice doit se rendre de façon sereine. Ces gendarmes écoutent attentivement les débats, commentent parfois à voix basse… Lors d’une suspension de séance au cours d’un procès pour terrorisme, l’un d’eux s’est même lancé dans un cours de manipulation d’un fusil d’assaut avec l’huissier. « Là, vous voyez, je suis en mode rafale et là je suis en mode automatique. » En face, l’huissier, chargé d’accompagner notamment les témoins, est captivé, presque fasciné. Il pose des questions. Le gendarme poursuit sa démonstration, enclenche son chargeur. Un clic-clic résonne une première fois, puis une deuxième fois dans l’immense salle Voltaire. Ceux qui connaissent ce son se figent. Mais les deux hommes semblent avoir oublié où ils sont… et rigolent.

Le 17 décembre 2020 en fin de journée, la cour d’assises spécialement composée de Paris rend son verdict après plusieurs heures d’attente dans le procès de l’attentat du Thalys. Ayoub El-Khazzani, le principal accusé, est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour avoir le 21 août 2015 attaqué un train entre Amsterdam et Paris. Dans sa décision, la cour écrit que le terroriste marocain avait l’intention de tuer « aveuglément et indifféremment l’ensemble des passagers ». Pour les juges professionnels, il ne fait pas de doute que les deux soldats américains en vacances et installés dans ce wagon ont permis d’éviter un carnage. Tout au long de son procès, le terroriste a répété que ses cibles étaient justement ces soldats américains. Dans le box des accusés, il a beaucoup parlé. La voix étranglée par un sanglot, il s’est excusé, mais il n’a finalement pas convaincu la cour d’assises spéciale.

En octobre 2020, un procès a été peu suivi par les médias et pourtant, pour la première fois depuis la vague des attentats de 2015, un terroriste s’est retrouvé devant la famille d’une victime décédée lors de son attaque. Pendant quatre semaines, Sid Ahmed Ghlam a fait face aux proches, aux parents d’Aurélie Châtelain, abattue le 19 avril 2015, sur un parking de Villejuif, en banlieue parisienne. L’Algérien envisageait ce jour-là d’attaquer une église à l’heure de la messe, mais il assure avoir renoncé. « Ce n’est pas facile de faire un attentat », a-t-il expliqué lors d’une audience. Tout au long de son procès, Sid Ahmed Ghlam a maîtrisé sa parole, ses mots. L’homme est méticuleux, rigoureux, et il s’en vante d’ailleurs. Une maîtrise glaçante qui empêche toute forme d’humanité. Sid Ahmed Ghlam n’a jamais avoué le meurtre de la mère de famille de trente-deux ans. Sa version est bien rodée : un autre homme était là ce jour-là. Une version qui ne convainc personne, et pourtant le terroriste s’y tient.

Il n’a lâché prise qu’une seule fois : lorsque Émilie Lechat, son ancienne fiancée, couverte de noir des pieds à la tête, est venu témoigner à la barre. Sid Ahmed Ghlam a quitté la jeune Française du jour au lendemain pour rejoindre une cellule de l’État islamique en Turquie. Émilie Lechat devait faire partie du voyage, mais il a quitté la France sans elle. À l’audience, la jeune femme décrit l’accusé comme un homme au grand cœur et, à la fin de son audition, elle se tourne vers lui : « Je te pardonne parce que je sais qu’il y aura d’autres conséquences pour toi ailleurs. » Cet ailleurs, c’est après la mort. Dans le box, Sid Ahmed Ghlam pour la première fois semble ému. Il la regarde et hoche la tête comme pour la remercier de lui accorder son pardon devant Dieu. Un pardon très probablement bien plus important à ses yeux que le verdict de son procès. Il s’excuse également d’avoir mêlé son ex-fiancée à ce procès. Des mots d’excuse qu’il n’aura jamais pour les parents de la victime, assassinée froidement d’une balle un dimanche matin sur un parking. Ce jour-là, Aurélie Châtelain n’a eu aucune chance de survie. La veille du verdict, sa mère a dû quitter la salle d’audience, lorsque dans sa plaidoirie l’un des avocats de Sid Ahmed Ghlam a demandé son acquittement. Acquittement, un mot insupportable pour elle.

Mais dans les coulisses de ce procès, il y a eu des moments rares. Des échanges entre la famille de la victime et les avocats des autres accusés, les complices de Sid Ahmed Ghlam. En général, les parties civiles et les accusés ne se mélangent pas, ils s’évitent même. Mais pas cette fois. Probablement parce que, face à la froideur de l’accusé, les parents d’Aurélie Châtelain ont, eux, fait preuve d’une dignité à couper le souffle. Ils ont assisté à chaque audience, assis face à l’assassin de leur fille sans jamais baisser les yeux. Après le verdict, les parents d’Aurélie Châtelain, son ex-mari et les avocats de la défense se sont tous retrouvés discrètement à l’arrière d’un restaurant proche du palais de justice de Paris pour discuter, échanger avec bienveillance. Un moment suspendu après avoir passé plusieurs semaines face à un homme qui, lui, n’a jamais fait preuve d’humanité. Sid Ahmed Ghlam a été condamné le 5 novembre 2020 à la prison à perpétuité pour la tentative d’attentat contre l’église de Villejuif et l’assassinat d’Aurélie Châtelain.

Depuis 2020, la justice antiterroriste s’intéresse aussi plus systématiquement aux crimes contre l’humanité, ou crimes de guerre, que les djihadistes français ont pu commettre en Syrie ou en Irak. Parmi ces crimes, les nombreuses atrocités dont a été victime la minorité yézidie. En mai 2021, des enquêteurs spéciaux mandatés par l’ONU confirment avoir « la preuve claire et convaincante qu’un génocide a été commis par l’État islamique contre les Yézidis en tant que groupe religieux ». Après la prise de Mossoul durant l’été 2014, les Yézidis ont été pris pour cible dans la région du Sinjar en Irak. Entre 2 000 et 5 000 membres de cette communauté ont été assassinés, selon l’ONU, et près de 6 000 autres, en majorité des femmes et des enfants, ont été asservis pour devenir en ce qui concerne les jeunes filles les esclaves sexuelles des djihadistes. En juin 2021, deux Français étaient visés par une enquête pour crimes contre l’humanité et génocide. Les deux sont déclarés morts en Syrie.

Extrait du livre d’Edith Bouvier et Céline Martelet, « Le cercle de la terreur », publié aux éditions Plon

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