Anti-modèle social : les Français n’ont pas le même rapport au travail que la plupart de leurs voisins (et ça n’est pas à l’avantage de la France)<!-- --> | Atlantico.fr
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Le rapport des Français au travail a-t-il beaucoup changé sur les dernières décennies ?
Le rapport des Français au travail a-t-il beaucoup changé sur les dernières décennies ?
©PATRICIA DE MELO MOREIRA / AFP

Spécificités françaises

Selon les statistiques de la BCE, les Français travaillent plus que les Allemands. La croyance inverse est pourtant bien implantée. Comment le rapport au travail des Français risque-t-il d'impacter le sujet sensible qu'est la réforme des retraites ?

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Atlantico : Alors que le gouvernement doit annoncer officiellement mardi son projet de réforme des retraites, que savons-nous du rapport au travail des Français à l'heure actuelle ?

Luc Rouban : Il est effectivement difficile de réformer le régime des retraites sans tenir compte de l’évolution des Français dans leur rapport au travail, surtout si on les appelle à travailler plus longtemps. Or, nul doute que cette relation se trouve désormais dans une crise profonde. Certes, les conflits sociaux et les luttes internes aux entreprises ou aux services publics entre salariés et directions ne sont pas nouveaux. Mais ce qui a changé en deux ou trois décennies, ce n’est pas tant la question des rapports de force sociaux que celle de la signification sociale et humaine du travail.

Plusieurs évolutions sont très repérables : l’intensification des rythmes, que l’on soit dans la production physique du monde ouvrier ou dans les services ; le développement des risques psychosociaux qui s’ajoutent aux accidents et aux maladies professionnelles avec tout son cortège de burn-out dans les milieux dits privilégiés des cadres et même des professions libérales, comme on le voit aujourd’hui chez les médecins ; l’individualisation des parcours professionnels qui créent des opportunités mais également de la solitude et l’absence d’un groupe auquel on peut appartenir non seulement pour défendre ses droits mais également pour ressentir une réelle solidarité et forger une confiance interpersonnelle ;la dépossession du résultat de son travail qui rompt le lien entre l’activité exercée et le sentiment de son utilité sociale.

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Le salarié ou le fonctionnaire français est souvent seul, dans l’anxiété, confronté parfois à des situations de harcèlement moral difficiles à prouver et à sanctionner. C’est pourquoi, en France comme dans d’autres pays, se sont multipliées les démissions, ce que l’on appelle le quiet quitting, notamment de cadres cherchant à échapper à un monde du travail devenu étouffant. Mais si ces phénomènes sont observables partout, ils prennent une dimension singulière en France où le jeu du mépris social est souvent bien plus accentué qu’ailleurs. 

Le rapport des Français au travail a-t-il beaucoup changé sur les dernières années / décennies ?

Diverses enquêtes nous montrent que le travail a pris paradoxalement une place moins importante dans la vie des Français, qui sont bien plus nombreux en 2022 que dans les années 1990 à rechercher un équilibre avec leur vie privée ou, tout simplement, à relativiser ce poids psychologique du travail dans leur vie. Mais cette affirmation, toute subjective et velléitaire,d’une prise de distance avec le travail peut être considérée comme un objectif ou une préoccupation centrale nullement atteint ou satisfaite dans la pratique. En présentant le travail comme une forme d’activité ludique dans certains domaines, comme l’informatique ou la création, en multipliant les possibilités de télétravail, le capitalisme postmoderne a généré deux effets.

Le premier, c’est de rendre poreuses les frontières entre vie privée et vie professionnelle : on peut vous appeler à toute heure, les réunions sur Internet se multiplient et s’éternisent, les femmes, notamment, se retrouvent à devoir s’occuper simultanément de leur travail et de leurs enfants, l’écran d’ordinateur permet de porter un regard sur une partie de votre vie privée.

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Le second, c’est qu’il crée une fracture entre ceux qui sont assignés à des postes de travail physiques et ceux qui sont mobiles, rendant plus sensible la différence entre l’exécution (les fameux emplois essentiels du confinement) et la conception ou le contrôle. D’un côté une société d’asservis et devant satisfaire des clientèles ou des usagers exigeants et, de l’autre, une fausse société « de loisirs » où le statut de cadre s’est dégradé, où l’autonomie accordée n’est qu’un moyen d’augmenter la productivité. Dans les deux cas, une invasion du travail qui a multiplié ses registres et généralise la « servitude volontaire ».

Comment les Français appréhendent-ils la notion de travail par rapport à leurs voisins européens ?

Les enquêtes comparatives (notamment celle de l’European social survey) montrent que les pratiques au travail distinguent les Français de certains de leurs voisins européens. En moyenne, mais il faudrait évidemment entrer dans le détail des catégories socioprofessionnelles, les salariés disposent de moins d’autonomie : en 2020, on ne trouvait que 58% des salariés dans les entreprises privées à dire qu’ils pouvaient assez librement organiser leur travail quotidien contre 64% au Royaume-Uni, 65% aux Pays-Bas, 67% en Allemagne. Mais les comparaisons ne s’arrêtent pas là. On remarque également que c’est en France que la proportion d’enquêtés disant avoir pu occuper l’emploi qu’ils souhaitaient ou atteindre le niveau de qualification qu’ils espéraient est la plus basse : 12% contre 27% au Royaume-Uni et 32% en Allemagne. Quant aux rémunérations, c’est encore en France que la proportion des enquêtés estimant que « la rémunération des gens qui font le même métier est juste » est la plus basse : 30% contre 44% en Allemagne, 49% au Royaume-Uni, 58% aux Pays-Bas. Seule l’Italie est au même niveau que la France (31%).

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Il en résulte que le travail est conçu plus généralement en France qu’ailleurs comme une contrainte injuste, une activité imposée dans des secteurs que l’on n’aime pas forcément avec, en arrière-fond, une hiérarchie sociale déconnectée du mérite réel. Le Baromètre de la confiance politique du Cevipof (juin 2022) nous apprend ainsi que 69% des enquêtés estiment que « beaucoup des gens qui sont en haut de l'échelle sociale ne le méritent pas vraiment ». Mais s’il en va ainsi de 73% des ouvriers qualifiés, il en va également de même de 58% des cadres du privé et de 70% des cadres du public. 

Selon les statistiques de la BCE, les Français travaillent plus que les Allemands. Pourtant, la croyance inverse est bien implantée. Est-ce à cause de notre rapport au travail ?

On croit que les Allemands travaillent davantage parce que les conflits sociaux sont beaucoup mieux encadrés par les syndicats qu’en France et parce qu’ils acceptent davantage les petits boulots mal payés. La rareté de grands conflits politisés donne l’illusion d’une société plus consensuelle, où le travail est central et où la discipline est une valeur largement partagée, ce qui constitue sans doute l’un des clichés les plus répandus sur l’Allemagne. Or, c’est faux, car la proportion d’Allemands donnant une place « très importante » aux loisirs dans leur vie est de 40% contre 35% en France (enquête European social survey). De la même façon, on trouve une proportion plus basse d’enquêtés allemands que d’enquêtés français pour considérer que « le travail est un devoir envers la société » : 29% contre 33%. Et les enquêtés allemands ne sont que 7% à considérer que « le travail passe toujours en premier dans la vie » contre 17% en France. Donc, les Français, encore un cliché qui a la vie dure, ne sont pas plus désinvoltes ou désinvestis dans leur travail qu’outre-Rhin.

Comment le rapport au travail  des Français risque-t-il d'impacter le sujet sensible qu'est la réforme des retraites ?

Les réactions quasi-unanimes d’opposition à la réforme lancée par Emmanuel Macron, y compris de la part de syndicats pourtant très modérés comme la CFTC ou réformistes comme la CFDT, montrent bien que la question des retraites n’est pas qu’une question macro-économique où le débat ne serait que financier. C’est bien l’idée de toucher au sanctuaire que constitue la retraite qui est intolérable. Une grande majorité de Français travaillent ou ont travaillé très durement dans de mauvaises conditions et sous le joug de petits chefs en considérant que la retraite serait leur vraie récompense, une libération. Cette sacralisation, peut-être illusoire, de la retraite tient pour beaucoup à un système qui s’avère finalement peu méritocratique, où les diplômes sont de plus en plus déconnectés des emplois, où les ressources familiales ou politiques comptent parfois bien plus pour les promotions que les résultats obtenus ou la qualification. En ce sens, la crise autour des retraites va rejoindre celle qu’exprimait déjà le mouvement des Gilets jaunes : une contestation de fond de l’inéquité de la société française qu’aucun gouvernement n’a pu ou voulu vraiment corriger depuis des décennies.

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