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70 ans de la Sécurité Sociale : là où nous en sommes, là où nous en serions si nous étions restés fidèles aux principes fondateurs de 1945
©wikipédia

Etat-Providence

A 70 ans, la Sécurité sociale est déjà est une vieille Dame. De fait, elle a beaucoup changé. Et si on appliquait à la lettre les principes qui ont prévalu lors de sa création en 1945 ?

Patrice  Baubeau

Patrice Baubeau

Patrice Baubeau est maître de conférences en histoire économique à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense et à Sciences Po Paris.

 

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Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Atlantico : Quel bilan faites-vous actuellement de la Sécurité sociale ?

Jacques Bichot : C’est la Belle au bois dormant, qui attend qu’un Prince charmant vienne la sortir de sa torpeur, de l’envoûtement où l’a plongé une méchante fée. Cette sorcière, c’est l’État, qui au lieu de définir les règles et de confier la gestion à des organismes responsables de leurs performances – et notamment de l’équilibre des comptes – veut être à la fois législateur et gestionnaire. Pas une molécule pharmaceutique, pas un appareil médical, pas une embauche à l’hôpital qui ne doive être autorisés par une loi, un décret ou un arrêté. La centralisation est dramatique. Les hôpitaux obéissent à l’ARS (Agence régionale de santé) qui elle-même est aux ordres du Ministère, lequel applique la loi de financement de la Sécurité sociale, qui est moins une vrai loi qu’un gigantesque amoncellement de décrets et arrêtés pompeusement baptisés articles de loi : le principe de subsidiarité, de responsabilité des acteurs, est bafoué, ce qui provoque une gestion désastreuse. Tant que cette étatisation sera en place, tant que la Sécurité sociale sera un État-providence plus qu’une assurance sociale d’inspiration mutualiste, les dysfonctionnements actuels perdureront.

À quoi ressemblerait la Sécurité sociale si nous étions restés fidèles aux principes fondateurs de 1945 ? Cela fonctionnerait-il ?

Jacques Bichot : La sécurité sociale était conçue comme une assurance solidaire :  tout le monde est couvert et bénéficie de prestations sensiblement égales, mais chacun cotise en fonction de ses revenus. Et pas question de distribuer plus qu’il ne rentre dans les caisses : les subventions de l’État étaient une solution de dernier recours, et l’endettement était exclu.  C’était l’esprit de la mutualité, un alliage de fraternité et de bonne gestion, avec cependant, en plus, un fort début de mainmise étatique.

Si nous étions restés dans cette ligne, les cotisations sociales (pas forcément assises sur le seul travail) financeraient la quasi-totalité des prestations ; il n’y aurait pas de tuyauteries faisant du budget de l’État et de celui des différentes caisses de sécurité sociale de véritables vases communicants. Les partenaires sociaux, responsables de l’équilibre, auraient davantage de liberté de gestion, mais se feraient taper sur les doigts par les pouvoirs publics dès qu’ils seraient en infraction avec les règles d’équilibre budgétaire. Les assurés sociaux sauraient mieux ce pour quoi ils cotisent, et feraient sentir aux syndicats leur volonté de ne pas aller trop loin dans la dépense. 

En période de crise, le maintien d'une forme d'Etat-providence apparait essentiel. Comment définir ce concept d'Etat-providence, tel qu'il a été imaginé et mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ?

Jacques Bichot : Le mot État-providence n'a pas été employé dès la Libération ! On parlait à l'époque de "sécurité sociale" qui a remplacé l'ancien terme  "assurances sociales".  Ce passage a représenté un pas vers l'État-providence, mais ce dernier correspond plus au "Welfare state" anglo-saxon, où l'État étant chargé du bien-être de la population prend justement les rênes de la sécurité sociale.

En France, une étape a été franchie au milieu des années quatre-vingt-dix lorsque le premier ministre Alain Juppé est parvenu à faire passer une réforme de la Constitution instituant des lois de financement de la sécurité sociale, votées comme des lois de finances. À partir de là, on entre vraiment dans l'État-providence.

Patrice Baubeau : L'Etat-providence est une manière d'assurer une solidarité entre les gens qui habitent sur le territoire français. Cela permet de couvrir les risques liés à la santé, les questions familiales, les accidents du travail et les retraites. C'est toujours plus ou moins le schéma dans lequel on se trouve aujourd'hui depuis 1945.

On peut lire depuis la notion de risque avec quatre éléments qui se sont d'ailleurs étalés dans l'histoire (il y eut une loi sur les accidents du travail en 1898, une autre sur les retraites ouvrières et paysannes en 1910, et des lois en 1928 et 1930 jetant les bases de la sécurité sociale) avant de retrouver réunis en 1945. On peut aussi faire une classification selon la nature du risque (travail / famille / maladie) ou même voir les choses selon un aspect soit assurantiel comme la maladie, où on dépense chaque année ce que l'on collecte pour assurer les risques globaux, soit dans une logique de prélèvements auprès d'une catégorie active de la population pour redistribuer à une catégorie inactive (comme par exemple la retraite).

À droite comme à gauche, les Français apparaissent très attachés à la notion d'État-providence. Quels avantages présente ce système ?

Jacques Bichot : L'État-providence joue des rôles utiles. La protection sociale est ce que l'on appelle un "bien supérieur", c’est-à-dire que la demande augmente en même temps que le niveau de vie, et même plus vite que lui. Les dépenses de médecine, et donc celles de l'assurance maladie, représentaient 2 % ou 3 % du PIB en 1945, elles sont aujourd'hui à 12 %. Le progrès technique considérable dans le domaine médical a entraîné une très forte demande (qui a largement dépassé la baisse de la politique familiale), et pour être solvabilisée, cette dernière a besoin de l'assurance maladie.  Or, cette logique économique de "bien supérieur" dépasse les clivages politiques. 

Sur la question de l'emploi, outre la hausse du chômage, on a une situation où les gens supportent beaucoup moins la perspective de la précarité. Auparavant, les individus comptaient davantage sur leurs économies, y compris les ménages modestes, et une solidarité plus grande au niveau familial et villageois permettait de mieux encaisser le choc. La demande de prise en charge était donc moindre mais elle a beaucoup augmenté avec le déclin de ces solidarités de proximité.

Patrice Baubeau : C'est une assurance extraordinaire et les gens le savent bien. Il suffit de voyager pour s'en rendre compte. Il a sans doute joué en France le rôle de frein dans le contre-choc démographique dans les années soixante-dix puisque la natalité en France ne s'est pas effondrée.

C'est également un système qui permet de vérifier ce que chacun gagne au quotidien : de très nombreux Français se rendent au moins une fois par mois dans une pharmacie ou chez un médecin, et ils peuvent constater de visu les avantages. D'autant que le système français combine des avantages importants comme un remboursement presque total tout en ayant le libre choix du médecin.

Comment peut-on penser l'État providence en période de crise, aujourd'hui ? 

Jacques Bichot : Je pense que la formule État-providence, au sens strict du terme, n’est pas adaptée au monde contemporain. Elle peut cependant durer encore longtemps car les États peuvent jouer sur certaines économies, sur la perpétuation du recours à l’emprunt et aux subventions … Mais à long terme le management par l'État des assurances sociales est suffisamment mauvais pour que l'on soit amené à évoluer vers d'autres solutions. Les pays qui seront les premiers à le faire auront un avantage comparatif et une meilleure productivité de leur secteur social.

Patrice Baubeau : Il faut faire la différence selon les branches. Pour la maladie, il y a un choix fait par les Français que l'on voit dans le niveau élevé de consommation des médicaments et la demande de services de soins. On peut considérer qu'ils sont prêts à payer si c'est nécessaire. C'est un peu différent pour la branche famille et la branche retraite. Dans ce dernier cas, on voit que la surenchère dans le débat dépend aussi de l'absence de socle commun, et où s'opposent donc systématiquement le public et le privé. De plus, on n'imaginait pas en 1945 la forte croissance de l'espérance de vie (notamment après la cessation de l'activité), le choc démographique et les changements dans la structure de l'emploi.

Depuis sa création, le système de protection sociale a connu des évolutions et un grand nombre de dispositifs ont été ajoutés, faisant augmenter la part des dépenses. Dans quelle mesure pourrait-on se passer d'une partie sans remettre en cause ce concept ?

Jacques Bichot : La question du logement, qui fait partie de l'État-providence mais pas de la sécurité sociale, est un bon exemple. Raymond Barre, avant qu'il devienne Premier ministre, avait proposé d'abandonner l'aide à la pierre au profit de l'aide à la personne, pour simplifier le système. Sa suggestion a été très mal appliquée : au lieu de remplacer l’aide à la pierre par une aide à la personne, les pouvoirs publics ont cumulé les deux. Cela  est dommage car la suppression de l’aide à la pierre aurait simplifié beaucoup de choses sans pour autant remettre en cause le but de l'État-providence. Mais on a préféré empiler les dispositifs en multipliant les textes de loi (chaque ministre veut  en faire voter au moins une). C’est une des causes de la complication de notre législation que j’étudie dans mon dernier ouvrage : Le Labyrinthe, compliquer pour régner, paru ce printemps aux éditions Les Belles Lettres.

Il en va de même aujourd’hui pour la protection sociale complémentaire. Toutes les entreprises doivent désormais proposer une complémentaire santé. Cela va considérablement alourdir les frais de gestion puisqu’il faudra faire deux fois le travail pour chaque remboursement. Les solutions intelligentes, à commencer par la possibilité pour les complémentaires de gérer l’assurance maladie de base, et pour les Caisses primaires de proposer une couverture complémentaire, n’ont même pas été examinées.

Des propositions relatives à l’unification des divers dispositifs d’aide aux personnes et ménages pauvres sont faites de temps à autre, mais là aussi elles n’attirent pas l’attention des décideurs publics, qui n’ont pas envie d’engager des réformes importantes et simplificatrices, mais d’attacher leur nom à des réformettes qui compliquent tout, parce qu’elles sont plus faciles à réaliser sana avoir trop à réfléchir. Leur but n’est pas de faire des progrès organisationnels, mais de disposer de munitions pour mener leur combat électoral.

Patrice Baubeau : On peut penser que tout ce qui relève du risque très identifié, plutôt stable, pourrait sortir du cadre de l'Etat-providence si la loi encadrait fermement l'obligation de les couvrir d'un point de vue comptable ou assurantiel. Par exemple, les accidents du travail – notamment depuis la loi 1898 qui établit que l'employeur est toujours responsable sans forcément être coupable – sont largement couverts par des systèmes d'assurance indépendants de l'Etat, mais avec la surveillance de ce dernier (via des inspecteurs du travail). Le risque étant bien défini,  l'alternative privée existant, et l'Etat exerçant son contrôle du respect de la légalité, il pourrait être possible de sortir ce domaine de l'Etat-providence sans remettre en cause le concept. Cela ne veut par contre pas dire que ça serait plus efficace. On s'aperçoit en effet que sur certains domaines, une dépense prise en charge par l'Etat a des résultats d'une efficacité supérieure à la dépense privée. C'est notamment le cas si l'on compare, par exemple, le système de soins publics en France avec celui, majoritairement privé, des Etats-Unis.  Ce qu'il est possible de sortir de l'Etat-providence, et ce qui est le plus efficace, sont deux questions bien différentes !

Un autre exemple est celui de la retraite. Quand les ordonnances de 1945 ont été adoptées, l'idée était de généraliser à l'ensemble de la population un système global. Cela n'a pas eu lieu car certains ont voulu conserver leur régime historique, avec une préférence pour un gain de court terme plutôt qu'une vision de long terme. On a donc aujourd'hui une variété des régimes de retraite en France, bien plus importante qu'à l'étranger, avec un empilement des régimes de base avec des complémentaires issu de régimes mutualistes, des assurances-vie etc. Il pourrait donc y avoir là aussi des équilibres à faire changer et qui, malgré les apparences, n'ont pas de rapport avec l'Etat-providence.

Alors que la plupart des hommes politiques français affichent un fort attachement à l'État-providence, quels sont les principes qui sont néanmoins passés à la trappe ?

Jacques Bichot : Si une chose a fortement diminué, c'est la politique familiale. En 1945 elle était le cœur de l'État-providence et absorbait 45 % des dépenses de sécurité sociale, majoritairement via les allocations familiales et l'allocation de salaire unique, qui était un complément très important donné quand la femme restait à la maison pour s'occuper des enfants. C'était à l'époque vu comme un vrai progrès social car pendant toute une partie du XIXe siècle, l'idéal ouvrier était l'embourgeoisement, qui se caractérisait par la possibilité pour l'épouse de s'arrêter de travailler. C'était un signe de réussite sociale. Le contexte était donc caractérisé par un ressenti très différent.

Patrice Baubeau : Ce qui est passé à la trappe, comme je l'évoquais, c'est l'idée d'une généralisation d'un régime de base pour les retraites. Cela avait clairement été annoncé en 1945, mais on n'a jamais réussi à aller plus loin. C'est d'autant plus dommage que les contextes économiques ont beaucoup changé, et que ces régimes antérieurs fondés sur la capitalisation ont, pour faire simple, fait faillite et plongé dans une grande pauvreté après la Seconde Guerre mondiale ceux qui en dépendaient. C'est pour cela d'ailleurs que l'on a créé le minimum vieillesse. Et chaque année – il existe aujourd'hui sous d'autres formes – il concerne de moins en moins de monde face à la montée en puissance des régimes de retraite particuliers, alors que c'était finalement le seul régime qui était vraiment général (même si c'était effectivement un "minimum" qui est resté d'ailleurs extrêmement bas jusque dans les années soixante-dix). 

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