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3800 milliards d’euros : ce que pourrait coûter aux pays riches « l’oubli » des pays pauvres dans la vaccination
©MEHDI FEDOUACH / AFP

Course aux vaccins

Selon une étude commandée par la Chambre de Commerce Internationale, l'économie mondiale risque de perdre des sommes colossales si les gouvernements ne sont pas en mesure de garantir un accès aux vaccins contre la Covid-19 aux économies en développement. Serons-nous en mesure d'éviter la catastrophe économique que semble annoncer cette étude ?

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Pierre  Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata, Fondateur de Rinzen, cabinet de conseil en économie, il enseigne également à l'ESC Troyes et intervient régulièrement dans la presse économique.

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Atlantico.fr : Une étude commandée par la Chambre de Commerce Internationale vient de révéler que l’économie mondiale risque de perdre jusqu’à 9 200 milliards de dollars si les gouvernements ne garantissent pas un accès aux vaccins Covid-19 aux économies en développement. Sur quelles analyses l’étude se base pour arriver au chiffre de 9 200 milliards de dollars ? Quels pans de l’économie mondiale seraient impactés ?

Pierre Bentata : Tout dépend de ce que l’on retient comme chiffre. Vous avez des fourchettes avec des amplitudes qui vont de x10 à x20 entre le minimum et le maximum. Ces calculs sont difficiles à mener et il est complexe de déterminer l’impact que cela va réellement avoir. Si les chiffres de la fourchette haute représentent le scénario du pire, j’ai vraiment du mal à m’y projeter. Mais la fourchette inférieure parait tout à fait crédible. Que les pays européens perdent environ 50 milliards juste à cause du ralentissement de l’activité et de l’explosion de l’épidémie dans les pays en développement, c’est probable et cela parait même sous-estimé.  Donc on est entre les deux. Mais est-ce de l’ordre du millier de milliards ou non, c’est très difficile à dire.

Jean-Marc Siroën : Le chiffre qui paraît faramineux de 9 200 milliards est en fait l’hypothèse haute. La « basse » est de 1 500 milliards dont environ la moitié pour les pays avancés, ce qui représente une fourchette d’environ 2 % à 11 % du PIB mondial. Cet écart étonnement élevé révèle le haut degré d’incertitude qui rend les résultats extrêmement sensibles aux hypothèses. On aurait tort de ne retenir que le chiffre haut.

L’étude suppose que les effets négatifs de la pandémie -essentiellement la chute de production consécutive aux confinements- seront plus importants dans les secteurs les plus intégrés dans la chaîne de valeur mondiale. En effet, dès lors, que la production d’un pays producteur de biens intermédiaires se contracte c’est, en aval du processus de production, l’ensemble des pays utilisateurs qui sont touchés avec un effet amplifié. Comme on le voit aujourd’hui, une pénurie de puce électronique impacte sévèrement la production d’automobiles. La persistance de l’épidémie dans les pays « non vaccinés » pourrait ainsi affecter non seulement leur production mais aussi celle des pays importateurs même s’ils sont eux-mêmes « vaccinés ».

Mais cet effet n’est-il pas exagéré ? Pour le quantifier, les auteurs de l’étude utilisent une méthode bien connue des économistes, un « tableau » emploi-ressource (« input-output ») qui permet de démêler les interactions entre les secteurs qui sont à la fois producteurs et utilisateurs de biens intermédiaires. On connaît aussi les limites de cette comptabilité. L’économie est divisée en secteurs (35 dans cette étude) supposés homogènes en ce qui concerne notamment leurs débouchés et leurs approvisionnements. De plus, les chaînes de valeurs ne sont pas supposées s’ajuster aux perturbations et les prix, comme les salaires, sont supposés fixes. Ces hypothèses, qui donnent aux économies une rigidité qu’elles n’ont pas, sont assez irréalistes. On a vu qu’en 2020 les chaînes de valeur avaient su limiter la casse en s’adaptant et, de fait, l’industrie très intégrée dans les chaînes de valeur mondiale avait mieux résisté à la crise que les services qui le sont moins.

Par ailleurs, l’étude s’intéresse à 40 pays « vaccinés » - les pays avancés dont la Chine - et 25 pays qui le seraient beaucoup moins, voire pas du tout, c'est-à-dire des pays émergents comme l’Inde, la Turquie, le Brésil, l’Afrique du Sud. L’avenir dira si ce statut de « non-vaccinés » pour des pays, dont certains disposent de capacités de production et même de brevets, est juste...

Qu’est ce qui fait pencher vers l’un ou l’autre des scénarios ?

Pierre Bentata : Il y a plusieurs choses qui permettent d’imaginer ces scénarios : l’évolution du système de santé et la propagation du virus dans les pays en voie de développement tout d’abord. Cela a impact sur l’activité économique car si tout est fermé ou si une grande partie de la population n’est pas en mesure de travailler, ce n’est pas la même chose que si vous avez quelques secteurs ouverts et des exploitations qui continuent de fonctionner. L’autre question est de savoir pays par pays quels sont les plus gros fournisseurs. Surtout, la logique globale est de se dire qu’avec une chaine de production éclatée, mondialisée, il y a une forte dépendance aux secteurs les plus en amont du système de production. Quand les pays qui produisent des matières premières ont des problèmes, c’est toute la chaîne qui est à l’arrêt. L’écart dépend vraiment de quels sont les pays les plus touchés et à quel moment ils le sont.

Un tel constat est-il catastrophiste ou lucide ? Quels autres éléments et tendances contraires doivent être pris en compte afin de pouvoir calculer le coût de cet “oubli” vaccinal des pays les plus pauvres ?

Jean-Marc Siroën : Les résultats sont tellement sensibles aux hypothèses, que l’étude n’est ni catastrophiste, ni lucide. Il est vrai que la fragmentation des processus de production peut amplifier la chute de l’activité si des biens intermédiaires deviennent indisponibles et les stocks épuisés. On le voit d’ailleurs aujourd’hui dans la production de vaccins dont le processus de production est lui-même très fragmenté. Mais, d’un autre côté, la mondialisation de la production facilite aussi le passage d’un fournisseur à un autre (ce que l’étude ne permet pas de prendre en compte).

Les pays les plus pauvres sont bien oubliés, mais ils n’intéressent pas davantage les auteurs de l’étude ce qui est gênant ! Dans les 25 pays « non vaccinés » on ne trouve aucun pays d’Afrique subsaharienne ! Par rapport à la problématique de l’étude limitée aux conséquences économiques, cette omission est pourtant assez logique car, contrairement aux pays émergents, les pays les plus pauvres ne sont pas censés intervenir significativement dans les chaînes de valeurs (ce qui n’est d’ailleurs pas si évident si on pense aux matières premières). Ce sont pourtant eux qui risquent d’avoir les plus grandes difficultés à faire vacciner leur population !

En oubliant d’aider une partie du monde lors de la crise, certaines parties du monde n'oublie-t-elles pas l’interdépendance entre pays développés et en développement ?

Jean-Marc Siroën : Sur ce point, on ne peut rien déduire de l’étude qui étudie les interactions entre pays développés et grands émergents ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Les interdépendances avec les pays pauvres existent pourtant même s’ils sont plus humanitaires et sanitaires que strictement économiques. Tant que l’épidémie persistera sur une partie du monde, l’autre partie continuera à être exposée. Le virus trouvera ainsi l’occasion de muter et, peut-être même, de revenir dans les pays pourtant bien vaccinés. Les prévisions sont certes impossibles, mais les conséquences économiques pourraient être du même ordre, voire plus, que celles prévues par l’étude.

Cette étude rend-elle caduque tout croyance en un « nationalisme vaccinal » qu’a exprimé l’OMS ?

Pierre Bentata : C’est un cas où il n’y a pas de solutions qui soient à la fois bonnes politiquement et économiquement. Politiquement, on comprend parfaitement que les dirigeants et la population soient en attente que leur pays puisse être le premier à être traité, ça se comprends parfaitement. De plus, tout le système de santé fonctionne comme cela depuis la globalisation : on amortit ses coups en vendant aux pays les plus riches pour ensuite pouvoir livrer à des prix beaucoup plus faibles et sans rentabilité à des pays plus pauvres. Donc cela créé des circuits préférentiels et des sentiers de dépendance. Mais économiquement, cela ne prend pas en considération le fait que rien n’est produit dans un seul pays. C’est un problème global sur le plan économique. On ne peut pas avoir de politique de stop and go, ou des politiques sanitaires ciblées sur un seul pays en se disant que quand tout ira bien chez nous, on pourra tout reprendre comme avant. Car comme nous n’avons pas les matières premières et ne faisons que raffiner ce qu’on reçoit d’ailleurs, que nos fournisseurs et même souvent nos clients sont dans le monde entier, aller bien tout seul ne suffit pas. On a montré du doigt la Suède parce qu’elle n’avait pas de meilleurs résultats économiques sans avoir confiné, mais puisque c’est un « petit » pays ouvert, elle ne peut pas avoir de croissance si le reste du monde est à l’arrêt. Dans nos industries, les matières premières ne sont pas chez nous : les terres rares sont en Afrique et en Chine. Il en va de même pour l’acier et l’aluminium.

Sommes-nous en mesure de rectifier le tir et d’éviter la catastrophe économique que semble annoncer la CCI. Quels sont les moyens de le faire ?

Pierre Bentata : Faire des réformes en ce moment n’a pas de sens. En réagissant trop vite on risque de mettre en place des règles avec des effets pervers masqués, donc il ne faut jamais réformer à chaud. En revanche, on peut mettre en place des politiques exceptionnelles. Ce pour quoi je plaide c’est copier le modèle informatique pour les médicaments : dans une entreprise, lorsqu’on achète un logiciel, on paie une licence, elle coûte très cher mais le coût marginal est très faible C’est peut-être vers cela qu’on devrait tendre. Plutôt que de payer pour le stock qu’on récupère, passer des accords avec les laboratoires pour payer très cher un contrat de licence vaccin mais ensuite pouvoir l’utiliser comme on le veut : le faire produire par d’autres si besoin par exemple. Si les pays les plus pauvres n’ont pas les moyens de payer les vaccins et que ces derniers vont, de toute façon, vers les pays riches, alors ces derniers doivent acheter les licences. Ça nous permet d’envoyer nos vaccins plus rapidement à nos partenaires préférentiels.

Jean-Marc Siroën : La catastrophe est une hypothèse pas une certitude. Mais il ne faut pas se faire d’illusion sur le comportement des pays industriels qui, nécessairement, répondront à la demande de leur population de se faire vacciner en priorité ce qui est à la fois parfaitement légitime et tout à fait désolant. Il est bien beau alors de verser des larmes de crocodile sur les oubliés des vaccins et en même temps reprocher à son gouvernement de ne pas participer à la surenchère générale qui les exclut de facto.

Je ne crois pas que le problème principal soit le financement des vaccins pour les pays en développement. Les sommes nécessaires -une trentaine de milliards apparaissent même presque dérisoires et tout à fait à la portée des pays riches, des organisations internationales (la Banque Mondiale a prévu 160 milliards !) ou des fondations. Le problème c’est d’abord la production de vaccins et toute la logistique qui s’ensuit. Le seul moyen de « rectifier le tir » serait de mobiliser tous les pays, industriels et émergents, afin qu’ils augmentent la production au-delà de ce que les laboratoires veulent ou peuvent fournir. Les brevets et les droits de propriété intellectuelle ne sont pas un obstacle. En cas de nécessité, il est tout à fait possible et légal de produire les médicaments et les vaccins sous « licence obligatoire », quitte à indemniser le laboratoire détenteur du brevet. Les textes de l’OMC sont assez clairs sur ce point. Il semble que l’idée commence à répandre. Espérons qu’elle se concrétise très vite.

Cela ne risque-t-il pas de créer de nouveaux circuits préférentiels ? Le fait que nos partenaires soient moins touchés peut-il entrer en ligne de compte ?

Pierre Bentata : Dans l’Union européenne c’est très difficile de faire la liste mais on sait que globalement on a besoin de l’Inde et de la Chine dans la grosse industrie – eux-mêmes dépendants de l’Asie de l’est - et de l’Afrique. Notre priorité économique devrait être d’éviter au maximum le retard dans la vaccination de ces populations. Le vrai problème c’est que cela nécessite de repenser la santé comme un investissement et non comme une dépense. Il y a un changement de paradigme qui s’amorce. Pour cela, le questionnement doit évoluer : ce n’est pas comment vacciner ma population au plus tôt mais comment faire pour que l’ensemble de nos partenaires aillent mieux le plus vite possible. Et tant qu’ils ne vont pas bien, le pays n’aura rien à produire. Or s’il y a de l’argent mais rien à acheter, l’économie s’effondre. Même si nos partenaires s’en sortent mieux que les autres, c’est un jeu dangereux de se croire épargnés car le système économique est trop complexe. Il est difficile de savoir sur qui nos partenaires, eux, s’appuient. Il n’y a que très peu de produits qui ne sont fabriqués que dans un seul pays. Une politique plus cynique qui s’intéresserait uniquement aux flux de la comptabilité nationale pourrait faire manquer des étapes importantes du système de production. Donc il vaut mieux investir en se disant que plus les pays pauvres iront bien, plus on sera en mesure nous même de recommencer à avoir une activité qui fonctionne. Donc il y a un vrai enjeu de la mondialisation : tout ce qu’on utilise et qui nous arrive a été touché ailleurs. On a une structure globale et si un maillon est fragile cela peut ralentir ou faire s’effondrer la chaîne de production.

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