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La Turquie et son "cauchemar arménien", le négationnisme aux antipodes des valeurs européennes
©Reuters

Géopolitico-scanner

Cette politique négationniste passe depuis des décennies par la promotion, en Turquie, dans les écoles, comme à l'étranger, à travers la diplomatie, d'une vision complotiste et révisionniste de l'histoire qui consiste à criminaliser, menacer, et intimider tous ceux qui osent reconnaître ce génocide.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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En réaction à la reconnaissance du génocide arménien, le 2 juin dernier, par le Bundestag allemand, le gouvernement turc a immédiatement rappelé son ambassadeur à Berlin en signe de protestation et a réagi, comme de coutume, de façon fort agressive et disproportionnée en vertu d'une politique résolument négationniste consistant à nier toute forme de génocide des Arméniens. Cette politique négationniste passe depuis des décennies par la promotion, en Turquie, dans les écoles, comme à l'étranger, à travers la diplomatie, d'une vision complotiste et révisionniste de l'histoire qui consiste à criminaliser, menacer, et intimider tous ceux qui osent reconnaître ce génocide. Bien qu'étant candidate à l'entrée dans l'Union européenne, dont la vocation même est la capacité à se remettre en cause et à condamner toute idéologie génocidaire et totalitaire, la Turquie « néo-ottomane », fière et sûre d'elle-même, continue de suivre sa ligne politique de négation pure et simple du génocide des Arméniens et des Assyro-chaldéens de Turquie et ne compte à cet effet ménager personne, pas même son allié allemand. Rappelons que le 4 mars 2010, déjà, lorsque la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants américaine avait adopté une résolution reconnaissant le génocide arménien, Ankara avait interpelé fort violemment son grand allié américain puis rappelé son ambassadeur et que peu après, ce fut au tour du Parlement suédois d'être menacé par la diplomatie national-islamiste d'Ankara. Il est vrai que depuis la résolution de 1987 du Parlement européen et l’adoption par la France, en 2000, d’une première loi reconnaissant ce génocide, nombre de pays ont engagé un processus de reconnaissance du génocide des Arméniens, notamment la Pologne, le Canada, la Suisse. 

Un génocide « fondateur » qui inspira Hitler lui-même

Rappelons que le génocide des Arméniens et des Assyro-chaldéens de la Turquie ottomane, en fait des Chrétiens anatoliens, orchestré par le gouvernement ottoman dit des « Jeunes-Turcs » (ultra-nationalistes racistes et « panturquistes) entre 1915 et 1917, inspira Hitler lui-même pour perpétrer celui de 6 millions de Juifs, d'où la très grande sensibilité des progressistes allemands concernant cette question, souvent mise en parallèle avec la Shoah et le IIIème Reich. Rappelons aussi que les historiens, les Nations unies et un tribunal international constitué à la fin de la Première Guerre mondiale l’ont reconnu, ont condamné depuis longtemps les coupables et évalué le bilan à 1,5 million de victimes. 

Porté par l'opinion publique et un fort sentiment allemand de nécessité de lutter contre le négationnisme, les députés germaniques ont donc adopté à la quasi unanimité cette résolution historique qui portait officiellement sur la « commémoration du génocide des Arméniens et autres minorités chrétiennes dans les années 1915-1916 ». Soulignons à ce propos le caractère particulièrement juste de la formulation, car trop souvent, ceux qui parlement du génocide arménien oublient que ce furent les minorités chrétiennes dans leur ensemble, dont les assyro-chaldéens et même des Grecs, qui furent massacrées parce que chrétiennes, et non les seuls Arméniens qui formaient la plus forte mais pas la seule minorité chrétienne autochtone de Turquie, dont la présence est d'ailleurs bien antérieure à celle des Turcs.  

Cassus belli

Pour de nombreux analystes cette brouille - entre les autorités turques qui pratiquent depuis toujours un révisionnisme offensif - et le gouvernement allemand, qui a vraisemblablement tenté de compenser la capitulation récente (20 mars 2016) de Merkel devant Erdogan à propos des réfugiés syriens par une opportune décision de reconnaître le génocide, risque de compliquer voire de compromettre l'entente Berlin-Ankara et donc l'accord controversé sur les réfugiés entre l'Union européenne et la Turquie. Cet accord a certes permis de réduire l'afflux de migrants illégaux vers l'union européenne mais il a surtout servi de monnaie de chantage pour le président turc Erdogan qui a pu ainsi obtenir une rallonge financière, une promesse de libéralisation des visas pour les citoyens turcs dans la zone Schengen et surtout une relance du processus d'adhésion de la Turquie à l'Union. Ceci alors même que ce pays ne cesse de s'enfoncer dans la guerre civile (avec les Kurdes) et l'autoritarisme et qu'il viole le droit européen et occupe 37 % du Nord de Chypre. 

Consciente de la susceptibilité nationaliste et islamiste du gouvernement de Recep Taiyyp Erdogan et des Turcs en général, Angela Merkel a pourtant tout fait pour ne pas viser la République turque ou les autorités actuelles, prenant même le soin de ne pas se rendre personnellement au vote. D'une manière générale, la Chancelière allemande a tout fait depuis des mois pour complaire au néo-Sultan Erdogan, lui accordant maintes concessions, notamment sur la question des réfugiés. 

Comme à chaque fois qu'un pays occidental s'apprête à reconnaître le génocide arménien et assyro-chaldéen, les autorités turques n'ont cessé d'exercer des pressions et de menacer de représailles. Ainsi, juste après le vote, Ankara a qualifié l’adoption du texte d’« erreur historique » de l’Allemagne, la résolution étant jugée « nulle et non avenue ». Dans la presse turque, l'Europe et l'Allemagne ont été fustigées comme « anti-turques », « islamophobes », puis « manipulées par les lobbies arméniens anti-turcs », ceci dans le cadre d'une stratégie contre-offensive et alors même que la résolution reconnaissant le génocide a été rédigée par le député allemand d'origine turque Cem Özdemir, coprésident du groupe écologiste au Bundestag. La Résolution a d'ailleurs été portée par le groupe politique le plus hostile au racisme et au nationalisme : les Verts, appuyés en cela par l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et le SPD (gauche). A la différence de la Turquie, qui refuse de reconnaître la responsabilité de l'empire ottoman alors même qu'il s'agissait d'un autre régime et que la République turque n'est pas « souillée » par cela, le Bundestag allemand n'a pas hésité par ailleurs à souligner « le rôle déplorable du Reich allemand qui, en tant que principal allié militaire de l’Empire ottoman (…) n’a rien entrepris pour arrêter ce crime contre l’humanité ». De son côté, la petite Arménie, effrayée par l'alliance entre la Turquie et l'Azerbaidjan - qui prépare en ce moment une guerre de reconquête du Haut Kabargh arménien, a salué « un apport appréciable de l’Allemagne à la reconnaissance et à la condamnation internationale du génocide arménien ». 

Etrangement, alors même que l’Empire ottoman déclinant reconnut les faits dans les années 1920, juste avant la constitution de la République Turquie par Atätürk, la Turquie moderne les a toujours niés. Et l’actuel gouvernement turc « néo-ottoman » de Recep Taiyyp Erdogan, candidat à l’Union européenne, continue de combattre sévèrement, tant en Turquie (par des lois) qu’à l’étranger (chantage économique, pressions diplomatiques, intimidations et attaques physiques à l'encontre des minorités arméniennes, etc), tous ceux qui reconnaissent le génocide. 

Si la Turquie refuse obstinément l’évidence, c’est non seulement en vertu d’un orgueil nationaliste d’un autre âge et de son arsenal législatif, mais aussi pour des raisons géopolitiques : les vraies frontières de l’Arménie, telles que promises par le traité de Sèvres de 1920 (jamais appliqué), devraient inclure aujourd'hui une partie de l’actuelle Turquie de l’Est, berceau des Arméniens (mont Ararat) d’où ils ont été chassés, quand ils n’y ont pas été exterminés par les Turcs et les Kurdes (qui revendiquent un Etat sur le même territoire). Par ailleurs, le fait de reconnaître le génocide des Arméniens risquerait de rendre encore plus illégitime et scandaleux le soutien total exprimé par la Turquie et Erdogan lui-même ces jours-ci envers son allié azéri qui a récemment lancé une offensive militaire « test » contre l'Arménie en vue de prendre sa revanche après la défaite des années 1990 et la perte du Haut-Karabagh que les Aéris veulent reprendre bien qu'étant majoritairement arménienne. 

Conditions préalables irréalisables

Pour les Turcs nationalistes ou « néo-ottomans » islamo-nationalistes comme Erdogan et l'AKP au pouvoir, reconnaître le génocide arménien, comme le font de rares intellectuels turcs persécutés tel Cengiz Aktar, impliquerait des dédommagements et des revendications territoriales arméniennes, puis kurdes (effet domino) et une attitude moins offensive envers l'Arménie. D’où le fait qu’Ankara a refusé depuis longtemps de ratifier les accords turco-arméniens. La Turquie pose en effet des conditions préalables irréalisables : silence sur le génocide et concessions sur le Haut-Karabakh (région peuplée d’Arméniens cédée par Staline aux Azéris et reconquise dans les années 1990 par les Arméniens, puis revendiquée par l’Azerbaïdjan, allié turcophone d’Ankara).

Il est clair que de tels comportements (dont l’occupation-colonisation du nord de Chypre ou la violation des frontières de la Grèce par l’armée turque alors qu’Ankara revendique les îles de la mer Egée) s’opposent aux valeurs démocratiques de l’Europe. Plutôt que d’accuser les Européens de refuser par « racisme anti-turc » de mener à bien le processus l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, les dirigeants turcs devraient être plus conséquents : s’ils refusent les règles du jeu européen, les valeurs européennes, et si l’UE ne leur convient pas, c 'est leur droit, mais ils ne doivent alors ne pas s'offusquer s'ils ne parviennent à intégrer un club dont ils violent les règles ou ne partagent pas les coutumes. On ne peut raisonnablement réclamer « le beurre et l’argent du beurre ». Certes, nous pouvons comprendre que les pouvoir turcs nationalistes ou islamistes successifs refusent de juger leur passé avec les yeux du présent par peur de finir comme les Européens culpabilisés et repentants. Mais dans ce cas, qu'ils en tirent les conclusions : l'Union européenne n'est pas faite pour eux. 

(*) Le Dilemme turc, ou les vrais enjeux de la candidature d’Ankara, d’Alexandre Del Valle, éd. Les Syrtes, 2006.

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