Véhicules électriques chinois et tentations protectionnistes : l’Europe se trompe-t-elle de méthode ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des ouvriers dans une usine de construction de véhicules en Chine.
Des ouvriers dans une usine de construction de véhicules en Chine.
©PETER PARKS / AFP

Juste combat, mauvaises armes

L’Union européenne pourrait imposer de nouveaux droits de douane sur les importations de véhicules électriques chinois mais risque d'en subir les conséquences.

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Atlantico : L’Union européenne a lancé une enquête sur le soutien financier de Pékin envers l'industrie des véhicules électriques en Chine. L’action de l’UE pourrait entraîner de nouveaux droits de douane sur les importations chinoises. L’Europe, qui dispose d’un marché libéral, agite le protectionnisme dans ce cadre. Cela semble assez contradictoire. Est-ce que l’UE se trompe de méthode ?

Philippe Crevel : Le protectionnisme est une solution facile, populaire, qui reçoit souvent l’assentiment des populations et des industriels parfois. Mais les résultats du protectionnisme à moyen et long terme sont en règle générale assez décevants. L’Europe s’est fondée sur le marché unique et a participé depuis 1947 aux accords de libre-échange. L’UE a été à l’origine de la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Aujourd’hui, elle prend plutôt le parti de sanctions avec la Chine, imitant les Etats-Unis. Or, il n’est pas certain qu’elle en sorte gagnante. Cela pourrait mettre en cause son unité. L’Allemagne n’a pas forcément la même position que la France sur ce sujet étant donné que nos voisins allemands ont comme premier client la Chine. L’Allemagne serait la plus pénalisée par des sanctions commerciales car avec des sanctions vis-à-vis de la Chine, cela entraînerait des droits de douane envers la Chine. Cela entraînera des mesures de rétorsion.

Lorsque l’on s’aventure dans le protectionnisme, il est difficile de savoir quand cela va s’arrêter.    

Alexandre Delaigue : Pour bien comprendre la réalité de la situation, il faut s’attarder sur les circonstances et le contexte général de celle-ci. Notons d’abord, comme vous le soulignez, c’est que l’Europe continue de se voir (à raison) comme un “bon acteur” du système commercial international. Cela consiste à respecter les règles de ce système, celle de l’OMC en somme, que vous appelez le système libéral. Force est de constater que l’Europe respecte des procédures, porte des plaintes… agit donc dans un cadre réglementé. C’est un élément qu’il faut bien comprendre car c’est aussi comme cela que l’Europe elle-même se conçoit : l’Union est un cadre réglementé entre diverses nations, et il existe un tabou très fort autour de l’idée de n’en faire qu’à sa tête, de ne finalement pas se soucier des règles. Les Etats-Unis, en particulier l’administration Biden, sont beaucoup plus embarrassés à ce niveau, en témoignent la façon qu’ils ont de s’excuser de ne pas suivre les règles. Ils rappellent à chaque fois qu’il s’agit de leur intérêt supérieur, que c’est ce qui les y contraint. 

Ce préambule passé, il faut aussi pointer du doigt que le système de règle de l’OMC comprend des précédents : les européens comme les américains ont protesté contre ce qui correspond, fondamentalement, à du dumping de la part de la Chine. Celle-ci, à l’aide de subventions en interne, a complètement écrasé la concurrence mondiale sur le secteur de la production de panneaux solaires. La Chine, cherchant alors à relancer sa propre économie, avait massivement subventionné les entreprises locales, qui ont produit plus de panneaux solaires que n’en avait besoin le marché chinois. Le surplus a donc été exporté à l’étranger, faute de pouvoir être écoulé sur le marché intérieur, parfois à perte. À certains égards, la situation n’est pas si différente aujourd’hui. 

La Chine est devenue le premier exportateur mondial de voitures. En Europe, de plus en plus de marques chinoises inondent le marché et sont commercialisées à des prix très compétitifs. Cela résulte d’une compression de la demande intérieure chinoise (La Chine, c’est utile de le savoir, produit moins de voitures qu’elle ne le faisait en 2018) et donc de l’impossibilité d’écouler les stocks sans passer par l’exportation. Le marché domestique est saturé, la configuration ne diffère donc pas de l’épisode des panneaux solaires. D’autant que les autorités chinoises ont aussi subventionné considérablement le secteur automobile, ce qui permet un dumping des voitures chinoises partout dans le monde. Là où la situation diffère, cependant, c’est au niveau de l’importance du secteur automobile pour l’Europe : on ne parle pas d’un secteur manufacturier aussi neuf que fragile, comme cela pouvait être le cas de la fabrication de panneaux solaires. L’automobile est un secteur important pour l’Europe et cette dernière cherche à faire appliquer la réglementation de l’OMC en matière de dumping social. 

C’est pourquoi il n’y a pas de réelle contradiction du côté de l’Europe, quand celle-ci agite le drapeau protectionniste. Elle fait - ou essaye de faire valoir - les règles de l’OMC. Celles-ci envisagent, notamment, dans quel cas il est raisonnable (et jusqu’à quel point) de faire preuve de protectionnisme. La riposte doit être graduée, il y a une question de réciprocité. Il n’y a pas de contradiction à ce niveau-là. Ne perdons pas non plus de vue que la règle et l’idéologie sont deux choses potentiellement différentes. A certains égards, la situation actuelle ressemble davantage à l’opposition à certains GAFA (les procès Google, ou Apple) déjà observées, plus qu'à la stricte application d’un protectionnisme idéologique. Ce qui ne signifie pas qu’il s’agit de la bonne solution. Nous n’avons pas la capacité, dont dispose la Chine, de procéder à des investissements massifs sur nos secteurs de production. Nous n’avons pas les ressources nécessaires pour y parvenir.  

La Chine a eu l’intelligence de subventionner la production de batteries et pas les voitures. Les tentations protectionnistes montrent que cela n’a jamais marché… Est-ce que le protectionnisme est une erreur ?

Philippe Crevel : Les exemples passés montrent que bien souvent avec le protectionnisme, le résultat inverse de ce qui était souhaité se produit. Dans l’histoire récente, l’automobile a souvent fait l’objet de mesures protectionnistes. Aux Etats-Unis, sous Jimmy Carter entre 1976 et 1980, des mesures visant à interdire l’usage d’acier japonais par les constructeurs automobiles américains ont été instaurées. Finalement, les voitures américaines étaient de moins bonne qualité et plus chères que les voitures étrangères. Cela a affaibli durablement le secteur automobile américain.

L’Europe et la France ont adopté des mesures contre les voitures japonaises. Dans les années 80, les voitures japonaises ne pouvaient pas représenter plus de 3 % des ventes du marché intérieur. Cela n’a pas empêché les importations de voitures. Lorsqu’il a fallu sortir de ces mesures protectionnistes, les Japonais étaient plus forts que les Européens.

Aujourd’hui, le protectionnisme concerne toujours en premier lieu l’automobile avec l’idée de taxer les voitures chinoises en mettant des droits de douane plus élevés. La question des batteries constitue le centre des valeurs des voitures. L’Europe a encore besoin des batteries chinoises et des terres rares pour faire des batteries. Les mesures de rétorsion vont faire très mal à l’Europe. La Chine a d’autres marchés que l’Europe via les pays émergents. L’Europe va être pénalisée à l’exportation en essayant de protéger son marché intérieur, à cause des mesures de rétorsion. Le coût de fabrication des voitures européennes risque d’être plus élevé. Le protectionnisme signifie bien souvent que les coûts de production seront plus élevés. Cela protège l’emploi pendant un temps. Mais sur le moyen et le long terme, cela n’est pas vrai. Pour revenir à l’exemple américain des années 80, le secteur automobile américain a perdu des emplois après les mesures concernant l’acier alors que l’objectif inverse était évidemment recherché.

Les tentations protectionnistes européennes ont-elles des chances d’aboutir, de sauver le marché européen et de protéger des emplois dans le secteur automobile face à la concurrence de la Chine ?

Alexandre Delaigue : C’est une très bonne question. The Economist s’interrogeait d’ailleurs à ce sujet, assez récemment, questionnant la possibilité pour l’Europe d’arrêter de produire ses propres voitures. Force est de constater que c’est tout l’enjeu. Le défi qui nous est lancé est considérable et il reste difficile d’envisager comment les constructeurs européens vont s’en sortir. L’automobile européenne, il faut bien le dire, était déjà en difficulté faute de gains de productivité assez forts pour soutenir la concurrence. L’arrêt des moteurs thermiques - le domaine dans lequel nous bénéficions de véritables avantages technologiques - au profit des moteurs électriques - le domaine dans lequel tous les avantages technologiques sont ailleurs - engendre un énorme retard à rattraper. Ce secteur d’activité repart, forcément, à zéro. 

A la question “est-ce que des mesures protectionnistes peuvent suffire”, la réponse est évidemment non : nous ne sommes pas de taille. Au mieux nous pourrons faire gagner quelques années à des producteurs européens pour tenter de s’adapter à cette nouvelle concurrence… Mais même cela, il faut bien le reconnaître, ce ne sera pas simple ! Notre secteur automobile doit composer avec une main d'œuvre très chère et ont donc massivement délocalisé leur production. Nous n’avons gardé que la production de véhicules à forte valeur ajoutée… Mais ce secteur haut-de-gamme sera lui aussi frappé par la dépendance aux batteries chinoises. S’imaginer que l’on pourra s’en sortir à l’aide du protectionnisme (lequel donnera mécaniquement lieu à des réponses économiques de la part de la Chine) c’est rêver. Les entreprises allemandes sont ultra dépendantes du marché chinois et c’est vrai aussi (ne l’oublions pas), des véhicules Tesla.

Ce protectionnisme est une petite digue face à une véritable déferlante. 

L'UE doit-elle répondre par des politiques d'achat européen comme le font les Etats-Unis ? Cela ne serait-il pas en contradiction avec les engagements de l’UE à l’OMC ?

Philippe Crevel : La question centrale est de savoir si nous sommes dans des sanctions bilatérales. L’Europe a longtemps défendu les relations multilatérales. La question est de savoir si l’on souhaite que l’OMC joue un rôle important au niveau du commerce international. Certains estiment que cette organisation ne sert plus à grand-chose. Il serait peut-être plus efficace de redonner corps à l’OMC, de s’interroger sur les dispositifs de subvention en Chine, aux Etats-Unis et en Europe.

L’Europe pratique aujourd’hui des subventions pour les entreprises qui fabriquent des batteries, des microprocesseurs. Il y a une compétition entre les différents Etats membres, ce qui est contraire à l’esprit du marché unique. L’Europe détricote ce qu’elle a construit depuis plus de 50 ans, au risque d’une inflation des subventions et des aides.

Concernant les subventions et les aides, il y a une bataille entre les Etats-Unis et l’Europe pour attirer les entreprises.

Il faudrait renforcer l’OMC. Il est nécessaire d’exiger une transparence de la part de la Chine dans le cadre du respect des réglementations de l’OMC. Il faudrait peut-être priver la Chine de son droit de nation la plus favorisée qui lui avait été adressé car la Chine était un pays en voie de développement. Cela doit passer par l’OMC. La Chine avait le droit de maintenir les droits de douane à l’entrée tout en bénéficiant d’un régime favorable à l’exportation.

Alexandre Delaigue : Cela entrerait effectivement en contradiction avec les engagements que l’Union européenne a pris vis-à-vis de l’OMC mais, en vérité, ce n’est pas tellement là que se trouve le problème de fond. Et pour cause, il est particulièrement difficile, en Europe, d’obtenir une unité de décision suffisante pour mettre en place ce genre de politique productiviste. Aux Etats-Unis, le fédéralisme est réel. En Chine, le gouvernement central est assez puissant pour y parvenir. En Europe, on établit des règles pour réguler le commerce et les comportements des différents acteurs. Nous avons toujours fonctionné ainsi et c’est ainsi que l’Europe s’est construite… et ce n’est pas sans poser certains problèmes, en témoignent nos difficultés à soutenir, en termes de capacité de production militaire, notre allié Ukrainien. L’Europe affirme souvent qu’elle parviendra à telle réalité, à tel objectif, à une date donnée mais ne détaille jamais les moyens qu’elle mettra en place pour y arriver et attend souvent du marché qu’il se régule seul. 

Peut-être le secteur automobile sera-t-il assez important, sur le plan financier, pour que cela change. Mais ce n’est pas certain pour autant. En témoigne, une fois encore, la plus grande réussite productive européenne qu’est Airbus : il a été très complexe de choisir où seraient produits les différentes pièces et une grande partie des problèmes de gestion émanait de la nécessité de satisfaire les intérêts des producteurs différents, de dépasser la seule question nationale. La capacité de l’Europe à mettre en place une telle politique n’est pas assurée.

Va-t-on assister à une nouvelle guerre économique et commerciale entre l’Europe et la Chine sur la question des véhicules électriques comme ce fut le cas sur les panneaux solaires ? Quelles seraient les meilleures solutions pour freiner les exportations chinoises qui nuisent au marché automobile européen ?

Philippe Crevel : La solution passe par la compétitivité. L’Europe, qui est un continent vieillissant, ne peut pas se priver d’exporter aux Etats-Unis, dans les pays émergents. Or si l’Europe commence à se refermer sur elle-même, sur un marché qui est en attrition, cela aura pour conséquence le fait de connaître un déclin économique. Il faut donc jouer la carte de l’exportation. La France, l’Allemagne et le Japon ont bénéficié de cela après la Seconde Guerre mondiale en mettant fin à des pratiques protectionnistes.

Il faut faire jouer la compétitivité. Des entreprises doivent investir, utiliser leur savoir-faire, leurs compétences. L’Europe est une terre d’innovation mais manque de capitaux. Un marché de financement européen doit être créé. Il est important de drainer plus de capitaux via l’épargne qui est très importante en Europe. Nous ne manquons pas d’argent pour financer les innovations et les investissements. Cela doit se faire avec le respect des règles internationales de commerce. Et il ne faut pas être naïf avec les Chinois et les Américains. Il faut que les Européens se respectent entre eux. Lorsque la France met des malus contre les voitures allemandes ou italiennes, cela s’apparente à du protectionnisme et à un droit de douane. Or, cela est contraire au marché unique et cela entraîne des montages et aboutit à des pratiques peu orthodoxes pour éviter les malus. Les consommateurs sont les plus pénalisés et sont les victimes. Le protectionnisme a toujours sacrifié les consommateurs. Il est dit pourtant que le protectionnisme profite aux salariés. Cela peut être vrai uniquement sur une courte période mais très rarement à moyen et long terme. 

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