Ukraine, énergie et égoïsmes nationaux : quand une partie de la gauche allemande montre son vrai visage…<!-- --> | Atlantico.fr
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Le chancelier allemand Olaf Scholz s'exprime lors d'un congrès du Parti social-démocrate allemand (SPD) à Berlin, le 11 décembre 2021.
Le chancelier allemand Olaf Scholz s'exprime lors d'un congrès du Parti social-démocrate allemand (SPD) à Berlin, le 11 décembre 2021.
©HANNIBAL HANSCHKE / POOL / AFP

Unité européenne

Des membres du parti du chancelier Olaf Scholz, le SPD, appellent à des négociations de paix avec la Russie. Ils souhaitent qu'un « modus vivendi » puisse être trouvé avec le gouvernement russe et veulent que la Chine agisse en tant que médiateur.

Bruno Alomar

Bruno Alomar

Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).

 
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Alexandre Robinet Borgomano

Alexandre Robinet Borgomano

Alexandre Robinet Borgomano est responsable du programme Allemagne de l’Institut Montaigne. Il a rejoint l’Institut Montaigne en 2019. Il a travaillé auparavant au Bundestag, comme attaché parlementaire d’un député allemand. Il a conduit pour la Fondation du patrimoine culturel prussien un projet d’exposition visant à présenter à Berlin les collections d’art moderne du dernier Shah d’Iran. Il a également participé au lancement d’un fonds d’investissement européen dans le domaine de la Smart City et pris part à l’initiative pour l’unification du droit des affaires en Europe. Diplômé de Sciences Po Paris, il est également titulaire d’une maîtrise en histoire moderne de la Sorbonne (Paris IV).

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Atlantico : Une partie de l’aile gauche du SPD, le parti du chancelier, appelle à des négociations de paix avec la Russie. Ils craignent une escalade et affirment qu'un "modus vivendi" doit être trouvé pour traiter avec le gouvernement russe. Ils souhaitent également que la Chine joue le rôle de médiateur. Dans quelle mesure est-ce le vrai visage d’une certaine gauche allemande qui s’exprime ?

Bruno Alomar : Il y a toujours eu dans les gauches, qu’elles soient allemande, française ou autres, un rapport  plus ou moins fort à l’idéologie.  

Prenons la gauche française : la SFIO n’était pas le parti idéologue, sectaire, que François Mitterrand a fait, et qui s’est allié avec le PCF pour l’emporter sur le gigantesque mensonge de 1981 : « changer la vie ». La réalité était plutôt « prenons les places dont la droite nous a privés depuis 23 ans ». Cruelle a été la désillusion à partir de 1983. On l’a bien vu en 2017 : la « deuxième gauche », plus raisonnable, dont le grand prêtre était Michel Rocard, a perdu. La façon dont les chefs du PS se sont il y a peu vendus à la LFI s’inscrit dans cette problématique. 

Prenons la gauche espagnole. Celle de Felipe Gonzalez, des années 1980, 1990, était une gauche assez raisonnable : une gauche de gouvernement. La gauche actuelle en Espagne court après Podemos : un parti qui dit tout simplement vouloir revenir sur le concept même de propriété. 

En ce qui concerne l’Allemagne, il y a deux éléments contradictoires. D’un côté, la gauche allemande est assez rationnelle. Car le système politique allemand, fait de contre-pouvoirs, permet plus au réel d’advenir que dans d’autres systèmes. D’un autre coté, en fait de rationalité, la gauche allemande, dans certains domaines, au premier rang desquels l’énergie, est incapable d’autre chose que de la pure idéologie. 

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Alexandre Robinet Borgomano : Dans un texte intitulé “Les armes doivent se taire!” (Die Waffen müssen schweigen!), publié le 25 août 2022, un petit groupe d’élus issus de l’aile gauche du SPD a appelé la société civile et l’Union européenne à s’engager en faveur d’une initiative pour la paix. Cet appel intervient à l’occasion de la journée contre la guerre (Antikriegstag), organisée chaque 1er septembre par la Confédération allemande des syndicats (DGB) pour rappeler les traumatismes liés aux deux guerres mondiales.

Le texte, publié 6 mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine, évoque la nécessité pour l’OTAN et les États occidentaux de ne pas dépasser certaines “lignes rouges” -comme la livraison de chars et d’avions de combat ou la mise en place de zones d’exclusion aérienne - pour éviter l’entrée dans un troisième conflit mondial. S’il reconnaît qu’une amélioration des relations entre l’UE et la Russie n’est possible qu’après le départ de Vladimir Putin, il appelle à trouver, dans l'intervalle, un accord entre l’Ukraine et la Russie. Le texte appelle l’Union européenne à recourir à une nouvelle diplomatie, appuyée par des pays tiers (la Chine mais également l’Inde, l’Afrique du Sud et l’Indonésie), pour parvenir à un cessez-le-feu. Il plaide pour la mise en place d’un nouvel ordre mondial fondé sur la coopération et la solidarité internationale, accompagné d’une initiative mondiale pour le désarmement...

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Ce texte rappelle la force de courant antimilitariste, qui traverse la société allemande, et dont le SPD fut pendant longtemps l’incarnation. Il apparaît cependant totalement anachronique : au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Chancelier allemand Olaf Scholz est parvenu, dans son discours historique sur le changement d’époque (Zeitenwende), à dépasser les préjugés antimilitaristes de l’Allemagne et de son parti, à affirmer sa volonté de faire de l’Allemagne la première puissance militaire d’Europe. Le Chancelier est soutenu par son parti, le SPD, ce qui n’empêche pas que s’expriment en son sein certains courants minoritaires défendant aujourd’hui encore des positions pacifistes et antimilitaristes.

A cette vigueur du courant pacifiste s’ajoute une donnée particulière à l’Allemagne, à savoir l’intensité des liens historiques, culturels, économiques et énergétiques que le pays entretient avec la Russie. Dans la période récente, le SPD a joué un rôle déterminant dans l’intensification de ces liens, et il est clair qu’une partie de la gauche allemande juge l’avenir et la stabilité de la relation germano-russe plus importante que le destin de l’Ukraine.

Dans quelle mesure cette position est-elle partagée en Allemagne ?

Alexandre Robinet Borgomano : Le rejet de la guerre est profondément ancré dans la société allemande. En mai dernier, la publication d’une tribune d’intellectuels initiée par Alice Schwarzer, figure de proue du féminisme, avait suscité une vive polémique. Dans cette lettre adressée au Chancelier Olaf Scholz, les signataires appelaient le gouvernement à renoncer à livrer des armes à l’Ukraine pour éviter d’engager l’Allemagne et l’Union européenne dans le conflit.

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Le soutien de la population allemande à la politique du Chancelier reste cependant fort. Un sondage publié fin juillet par le journal Die Zeit révèle que 60% des personnes interrogées soutiennent la livraison d’armes lourdes à l’Ukraine. Seuls 32% des personnes interrogées réprouvent la décision du gouvernement de soutenir l’Ukraine politiquement et militairement aussi longtemps que durera l’agression russe et quelles qu’en soient les conséquences sur le prix de l’énergie. Il est intéressant d’observer que le soutien est plus faible à l’Est qu’à l’Ouest de l’Allemagne : à l’Est, 52% des personnes interrogées soutiennent l’envoi d’armes lourdes en Ukraine contre 62% à l’Ouest.

La position de ces militants allemands pourrait-elle devenir à terme celle du chancelier et de son gouvernement ?

Bruno Alomar : Cela dépend des rapports de force. Globalement, la situation me semble assez claire : il n’y a pas de capacité de l’Allemagne a éviter une très puissante récession économique – et avec elle toute l’UE – si les rapports avec la Russie ne s’améliorent pas.  

Alexandre Robinet Borgomano : Non.Le Chancelier s’est engagé à soutenir l’Ukraine aussi longtemps que durera l’agression russe. Et l’ampleur de ce soutien est désormais une réalité. Lors de son déplacement au Canada le 23 août dernier, Olaf Scholz a annoncé la livraison d’armes lourdes à l’Ukraine pour un montant de 500 millions d’euros, le jour même où les États-Unis annonçaient qu’ils fourniraient une nouvelle aide militaire supplémentaire de 3 milliards de dollars à l’Ukraine.

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On a longtemps reproché au gouvernement allemand d’apporter un soutien trop timide à l’Ukraine. Pourtant, selon les chiffres du Kiel Institut for World Economy, l’Allemagne était déjà au début du mois d’août la 4ème entité politique en termes de soutien à l’Ukraine (après les Etats-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni). Le montant de l’aide militaire allemande atteint ainsi 1,2 milliard d’euros (contre 230 millions pour la France) et le montant de l’aide financière 1,15 milliard d’euros (contre 800 millions pour la France). L’Allemagne accueille par ailleurs près de 970 000 réfugiés ukrainiens (contre 96 000 en France).

Ce soutien s’inscrit dans la durée. Lors d’une réunion publique du SPD à Cuxhaven au Nord de l’Allemagne, le Chancelier a exclu de changer de politique vis-à-vis de l’Ukraine et insisté sur la nécessité d’expliquer davantage à la population le sens de cette politique.

A quel point les égoïsmes européens et notamment allemands s’éveillent-ils à mesure que la crise énergétique se rapproche ?

Bruno Alomar : Vous touchez au cœur du problème. Tout est question de termes. En fait d’« égoïsme », parlons plutôt d’intérêt. La réalité de l’UE, c’est que depuis longtemps, plus personne ne croit à cette chose à laquelle seules les élites françaises dirigeantes, irriguées du concept « d’intérêt général », communient : l’intérêt commun. L’UE, pour ses membres, c’est le lieu où tout le monde cherche à récupérer à son profit la plus grande part du gâteau. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de conscience des interdépendances et donc de la nécessité de coopérer. Cela veut dire qu’à Berlin, l’on a une conscience aiguë des intérêts allemands… et on les défend. Et s’il faut mettre à bas l’industrie nucléaire française, torpiller toute coopération industrielle dans le domaine de la défense qui ne serait pas à l’avantage de l’Allemagne, on ne se gêne pas. Peut-on dire la même chose de la France ? J’en doute. Les élites françaises conservent à l’égard de l’Allemagne des sentiments de crainte et d’admiration.

Alexandre Robinet Borgomano : Le pouvoir russe compte sur la crise énergétique pour détacher l’opinion publique occidentale du soutien à l’Ukraine. Il s’agit là d’un test essentiel pour nos démocraties, qui verra s’affronter la défense de nos valeurs et notre attachement au confort. Nul ne peut dire aujourd’hui quelle en sera l’issue, mais les 6 derniers mois ont montré la justesse de l’avertissement lancéà la veille du conflit par le Président allemand Frank Walter Steinmeierà Vladimir Poutine : “ Ne sous-estimez pas la force de la démocratie ! « .

L’érosion du soutien de l’opinion à la défense de l’Ukraine est une possibilité qui est loin d’être particulière à l’Allemagne. Compte-tenu de sa dépendance excessive aux hydrocarbures russes, l’Allemagne a été contrainte de changer de modèle énergétique dès le début du conflit et elle a pris conscience très tôt des coûts liés à ce changement. Les risques liés à la crise énergétique qui approche sont mieux appréhendés en Allemagne que dans d’autres États européens : le gouvernement a, dès le printemps, insisté sur les sacrifices impliqués par la guerre en Ukraine. Par rapport aux Etats qui refusent de voir l’ampleur de cette crise,cette capacité d’anticipation devrait représenter un atout indéniable permettant d’éviter un basculement de l’opinion.

Pour le moment, les Européens font front commun, mais l’unité européenne est-elle menacée de se fracturer face aux enjeux ?

Bruno Alomar : La crise en Ukraine frappe l’UE à un moment où elle n’a jamais été autant traversée par les fractures.

Fracture Nord/ Sud sur les questions d’euro, que l’on a mis sous le tapis par une politique monétaire ultra expansionniste dont on perçoit à peine à quel point elle se retourne contre ses objectifs par une inflation immaîtrisée. Fracture Est/Ouest sur les questions de mœurs, de migration, de défense. Etc. 

Dans un tel contexte, il y plus lieu de penser que face aux difficultés à venir, les européens vont se diviser, que de penser qu’ils vont trouver des voies de coopération. En ce sens, si l’objectif de Vladimir Poutine est la destruction de l’UE, c’est un coup de maître qu’il vient de réaliser : non pas au plan militaire, mais au plan économique et politique.

Alexandre Robinet Borgomano : Je ne crois pas que le soutien à l’Ukraine devienne un ferment de division au sein de l’Union européenne. Les enjeux sur lesquels pourraient se fracturer l’unité -crise de l’énergie, inflation, position vis-à-vis de la Chine en cas d’agression de Taiwan- dépassent largement le cadre du conflit ukrainien. Chaque crise est une menace pour l’unité européenne et parallèlement, il convient de reconnaître que c’est à travers les crises que l’Europe progresse.

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