Tensions sur les différents modèles d’intégration européens : le cas allemand<!-- --> | Atlantico.fr
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Des policiers allemands arrêtent une femme turque.
Des policiers allemands arrêtent une femme turque.
©Reuters

Craintes

L’Allemagne n’a pas connu d’émeutes semblables à celles de 2005 en France, de 2011 en Angleterre, ou plus récemment de Stockholm et sa banlieue. La crainte d'une contagion s'est pourtant manifestée.

Yvonne  Bollmann

Yvonne Bollmann

Yvonne Bollmann est ancien maître de conférences à l'université Paris XII, auteur de La Bataille des langues en Europe et de Ce que veut l'Allemagne, publiés tous deux chez Bartillat

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Atlantico : En Suède, Stockholm et sa banlieue ont connu plusieurs nuits de violences entre mercredi et jeudi. Les incendies de voitures, dégradations et jets de pierre, d'abord confinés à Husby, un des quartiers pauvres de Stockholm, se sont étendus aux autres quartiers défavorisés et abritant la plus forte concentration d'immigrés. La France et l’Angleterre ont également connu des émeutes urbaines. La situation semble plus apaisée en Allemagne. Est-ce vraiment le cas ?

Yvonne Bollmann : L’Allemagne n’a pas connu d’émeutes semblables à celles de 2005 en France et de 2011 en Angleterre. La crainte de la contagion s’y est pourtant manifestée, car en Allemagne aussi il y a « la pauvreté, l’absence de perspectives, la haine de l’Etat », mais c’est le langage de l’apaisement préventif qui a dominé. Le ministre fédéral de l’Intérieur a rappelé les progrès de l’intégration sociale. Il a parlé du consensus quant à l’inutilité de la violence en la matière, et a invité les parents, les enseignants et les associations à transmettre cet état d’esprit aux jeunes. Des commentateurs ont déclaré que le terrain n’est pas favorable à de tels excès : « les structures de l’Etat social tiennent encore, l’administration a les quartiers bien en main, la police exerce son contrôle, il n’y a pas de zones de non-droit ». Le maire de Berlin-Neukölln a donc pu dire que de telles émeutes sont possibles en Allemagne, mais pas probables. Ainsi que l’a résumé un titre de journal : « Berlin n’est pas Londres ».

C’est comme si on avait oublié les émeutes racistes de 1991 et 1993, à Hoyerswerda, à Rostock, où elles furent dirigées contre un centre de demandeurs d'asile et un foyer de travailleurs vietnamiens, à Mölln et à Solingen, où huit personnes turques périrent dans des incendies criminels. Chaque fois, les immigrants et leurs enfants ont été non pas les émeutiers, mais les victimes. En novembre 2011, une fondation a annoncé que la violence raciste/d’extrême-droite avait provoqué depuis la réunification la mort de 182 immigrés.

Existe-t-il, malgré tout, des tensions liées à l’immigration ? Les Turcs, arrivés en Allemagne plus récemment, sont-ils bien intégrés ?

Ces tensions se sont également manifestées à plusieurs reprises avec un immense écho par des paroles et des écrits : quand la Chancelière a déclaré en octobre 2010, devant le congrès des jeunes de la CDU, que « la société multiculturelle a échoué », comme le montre l’existence de « sociétés parallèles ». Puis avec la parution, en décembre 2010, du livre de Thilo Sarrazin, membre du SPD, L'Allemagne court à sa perte, où il critique les effets négatifs de l’immigration, notamment musulmane, et met en cause la volonté d’intégration des musulmans. Au même moment, le Président de la République Christian Wulff avait déclaré dans un discours que « l'islam appartient également à l'Allemagne », tout comme le christianisme et le judaïsme, « notre histoire judéo-chrétienne ».

L’accord germano-turc de recrutement de main-d’œuvre a été signé en 1961. Le plafonnement initial de la durée de séjour à deux ans fut abrogé dès 1964, à la demande du patronat qui appréciait cette main-d’œuvre « efficace, travailleuse et docile », non syndiquée[1]. Le recrutement a pris fin en 1973. D’abord interdit, le regroupement familial est facilité dans les années 1970. Les Turcs semblaient bien intégrés, avec leurs 80 000 entreprises qui réalisent 35 milliards d’euros de chiffre d’affaires et emploient plus de 400 000 personnes. Mais l’apparence est trompeuse. Ce sont six d’entre eux, et deux Allemands d’origine turque, ainsi qu’un Grec, qui ont été assassinés entre 2000 et 2006, quoique commerçants et chefs d’entreprise, par la cellule Clandestinité nationale-socialiste (NSU), soutenue par des collectifs néonazis, et jamais, ces années durant,  inquiétée par la police ou la justice. Ce sont les victimes et leurs familles qui ont été soupçonnées, car « dans l’esprit des enquêteurs, l’assassinat d’un immigré ne pouvait être commis que par un autre immigré ». Un avocat explique en partie les ratés de l’enquête par un « racisme latent ». Les gens du voyage ont eux aussi été soupçonnés d’être derrière ces crimes « pour la simple raison qu’ils ont eu lieu dans différentes régions du pays ». Le procès s’est enfin ouvert le 17 avril 2013, à Munich.

Il y avait en Allemagne, en 2011, un dirigeant de parti, cinq députés du Bundestag, deux ministres régionaux et 27 députés régionaux d’origine turque. A l’école et sur le marché du travail, d’importantes « lacunes » demeurent néanmoins, et les discriminations sont encore importantes dans de nombreux domaines de la vie quotidienne. Après l’incendie meurtrier de Solingen, beaucoup de Turcs se sont repliés sur leur communauté, ce qui a renforcé l’influence du gouvernement d’Ankara et des médias turcs, et nui à l’idée d’intégration.

Quelles sont les spécificités du modèle d’intégration allemand ?

L’Allemagne a mis du temps à se reconnaître comme un « pays d’immigration ». La politique d’intégration volontariste qu’elle a promue est fondée sur l’idée de réciprocité, exigeant « des efforts de la part des immigrés, mais également une capacité d’accueil de la part de la société allemande ». En réalité, et même si la référence aux droits de l’Homme en la matière est proclamée haut et fort, il s’agit pour l’essentiel de remédier à la pénurie de plus en plus lancinante de main d’œuvre, de rendre réellement « partie prenante de la société », notamment au sein de la « deuxième génération », les plus de quinze millions de personnes issues de l’immigration, et d’en attirer d’autres, tout aussi nécessaires à l’économie allemande.

Markus Löning, membre de la FDP, et délégué du gouvernement fédéral aux questions des droits de l’homme, s’est exprimé sur le droit de la nationalité allemande dans un entretien publié par la Süddeutsche Zeitung le 18/02/2013. Il parle entre autres de l’obligation faite aux enfants nés en Allemagne de parents étrangers, et qui peuvent désormais garder les deux nationalités jusqu'à leur majorité, d’opter pour l’une d’elles entre 18 et 25 ans.

Le problème, selon lui, « réside avant tout dans l’inégalité de traitement des personnes de différentes origines ». Ainsi, « pour les enfants de couples binationaux, les personnes originaires de l’UE ou encore les rapatriés tardifs, la double nationalité est possible en Allemagne sans autre condition. D’autres, en revanche, se la voient refuser alors qu’ils sont nés et ont grandi ici ». Il appelle cela « de la discrimination », l’illustre par l’exemple des « arrière-petits-enfants d’immigrés allemands en Argentine n’ayant plus aucun autre lien avec l’Allemagne que leur arrière-grand-père allemand », et qui «  ont un passeport argentin et un passeport allemand, et peuvent voter aux élections législatives allemandes, tandis que des immigrés turcs et leurs enfants ne peuvent voter en Allemagne alors qu’ils y vivent, y paient leurs impôts et participent à la vie de la société allemande, et ce pour le seul motif qu’ils refusent de renoncer à leur passeport turc ». Il trouve cela « difficilement soutenable », mais aurait pu signaler aussi que depuis les années 1990, l’Allemagne distribue des passeports allemands à des citoyens d’Etats voisins « de souche allemande », dont 300 000 en Pologne.

M. Löning a déclaré : « Nous n’avons rien contre le fait que quelqu’un ait un deuxième passeport et se sente attaché au pays de ses parents. Ce qui compte, c’est qu’il jouisse chez nous des pleins droits de citoyenneté. » Il propose ainsi d’entériner, à côté d’une citoyenneté d’Etat (Staatsangehörigkeit), la notion d’appartenance familiale, et donc ethnique (Volkszugehörigkeit). Le vice-chancelier et ministre fédéral de l’Economie Philipp Rösler plaide lui aussi en faveur de la double nationalité, pour attirer de la main d’oeuvre qualifiée. On ferait par là d’une pierre deux coups, pour le plus grand bénéfice de l’économie, et de la conception allemande de la « nation ».

Un grand groupe d’immigrants est constitué par les rapatriés de souche allemande qui ont vécu pendant de nombreuses générations dans l’ancienne Union soviétique, en Roumanie et en Pologne, et qui reviennent en Allemagne depuis l’effondrement des régimes communistes. Comment cette « immigration » très spécifique a-t-elle été gérée ?

Deux auteurs d’un institut de démographie de Berlin (Berlin-Institut für Bevölkerung und Entwicklung) ont rappelé que, dans le cadre de sa Ostpolitik, Willy Brandt a permis à des membres de minorités allemandes défavorisées de pays d’Europe centrale et orientale d’émigrer en Allemagne de l’Ouest. Il était au demeurant partisan d’un droit européen pour les « minorités ethniques » (Volksgruppenrecht).

La plupart des 1,4 millions d’entre eux arrivés avant 1987 étaient originaires de Pologne. Dénommés « rapatriés tardifs » à partir de 1993, quand la plupart ne venaient plus que de l’ancienne Union soviétique, et que leur flux s’est tari, ces immigrants ont bénéficié de nombreux droits, uniquement dus à leur origine ethnique, qui les différenciaient des autres immigrants, et les mettaient sur un plan d’égalité avec les Allemands d’Allemagne : naturalisation, aides financières diverses, logement privé, cours de reconversion professionnelle. Sans compter les cours de langue – preuve que  cette origine était bien avant tout celle du sang, pas celle liée à la langue allemande, qu’ils étaient loin de maîtriser parfaitement. Ce seraient même « la barrière linguistique et des problèmes d’ordre culturel » qui auraient rendu plus difficile leur intégration, en particulier pour les enfants, dont 20% seulement savaient bien l’allemand.

En quoi le Plan national d’intégration (2007) consiste-t-il ? Est-il efficace ?

LePlan national pour l’intégration lancé en 2007 repose « sur une vaste mobilisation de toute la société civile. Et sur une idée centrale : l’intégration est un processus qui demande à la fois des efforts de la part des immigrés et une capacité d’accueil de la part de la société allemande ». Il compte 400 mesures, dont 150 prises en charge par le gouvernement lui-même. Ces engagements « sont axés sur la maîtrise de la langue allemande, considérée comme le nœud des difficultés d'intégration, mais ils concernent aussi l'égalité des chances à l'école, la formation et l'insertion professionnelle des jeunes issus de l'immigration ». Des acteurs de la société civile se sont eux aussi mobilisés dans le cadre de ce Plan national pour l'intégration, en particulier les chaînes de télévision publiques ARD et ZDF, le comité olympique allemand et la ligue allemande de football, les associations, ainsi que les entreprises, qui ont engagé des apprentis.

Le 6e Sommet sur l’intégration vient, de se tenir à Berlin. Le site de l’ambassade d’Allemagne en France permet de voir que le bilan du Plan pour l’intégration de 2007 est certes positif, que la proportion de migrants sans emploi a été divisée par deux depuis 2005, notamment grâce à une meilleure formation, et que le nombre de jeunes ayant décroché s’est réduit. Mais « les chiffres sont encore trop élevés. Par exemple, les personnes issues de l’immigration représentent 35 % des demandeurs d’emploi en Allemagne, mais seulement 20 % de la population ». La chancelière a déclaré lors de ce sommet que «  pour une nation exportatrice et un pays confronté à un grand défi démographique, les compétences interculturelles sont importantes. Les personnes qualifiées du monde entier sont importantes ». 

La provenance européenne de main d’œuvre qualifiée est néanmoins à l’ordre du jour. Paris et Berlin ont annoncé une initiative contre le chômage des jeunes en Europe, basée sur l’alternance, la mobilité, les crédits aux PME. Ursula von der Leyen, ministre fédéral du Travail, a évoqué « un cri de la jeune génération, qui ne trouve ni apprentissage, ni formation ». Il se trouve qu’il y a aussi un cri parallèle de toute l’économie allemande en pénurie de main d’œuvre, et que tout cela est donc cousu de fil blanc.

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