Sommet Chine-Afrique : derrière l’effet waouh, l’Occident bouge encore nettement plus qu’on le croit <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Sommet Chine-Afrique : derrière l’effet waouh, l’Occident bouge encore nettement plus qu’on le croit
©Finance

Partenariats commerciaux stratégiques

Le 7e Forum sur la coopération sino-africaine a débuté ce lundi à Pékin. La Chinafrique serait-elle une illusion ?

Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque

Emmanuel Dubois de Prisque est chercheur associé à l'Institut Thomas More et co-rédacteur en chef de la revue Monde chinois nouvelle Asie.

 
Voir la bio »

Note de la rédaction : Emmanuel Dubois de Prisque est également l'auteur d'une étude sur le sujet, à retrouver à cette adresse.  

Atlantico : Ces 3 et 4 septembre a lieu le sommet sino-africain à Pékin dans un contexte de non réalisation des objectifs d'échanges que s'étaient fixés les différents protagonistes en 2015. Comment expliquer cette situation ? 

Emmanuel Dubois de Prisque : La Chine et l’Afrique peinent à établir des relations substantielles qui traduiraient un intérêt profond et structurel de la Chine pour l’Afrique, et de la Chine pour l’Afrique. En effet, tout dans les actions des Chinois et Africains trahit leur fascination persistante pour l’Occident : la Chine par la destination de ses étudiants, de ses investissements directs à l’étranger et des placements financiers de son élite ; l’Afrique par la destination de ses étudiants, des placements financiers de son élite, et plus largement de l’émigration toujours croissante de sa population. Si la Chine et l’Afrique partagent des intérêts économiques importants, elles partagent aussi plus profondément un désintérêt réciproque. Ce désintérêt qu’on pourrait qualifier d’ontologique limite en retour le développement de leurs relations dans tous les domaines, y compris économique. 
En 2015, lors de la précédente édition du FCSA, les participants du Forum s’étaient engagés à ce que le commerce entre la Chine et l’Afrique, d’un niveau global de 220 milliards de dollars en 2014, soit porté à 400 milliards de dollars en 2020. Nous en serons sans doute loin puisque les échanges n’ont atteint que 170 milliards de dollars en 2017, avec 75,3 milliards d’importations chinoises en provenance des pays africains et 94, 7 milliards de dollars d’exportations de la Chine vers l’Afrique. A titre de comparaison, rappelons que le commerce bilatéral de l’Allemagne avec la Chine représentait en 2017 230 milliards de dollars.  Les investissements directs chinois en Afrique, malgré les mesures incitatives des gouvernements, restent à un niveau très bas. Ces investissements sont un bon indicateur de l’intérêt réciproque de la Chine et de l’Afrique car ils induisent par nature un degré d’implication beaucoup plus important que les seuls échanges commerciaux. Or, les investissements en Afrique représentaient 3% du total des investissements directs étrangers de la Chine en 2016, et ont chuté en pourcentage en 2017, en raison de l’engouement chinois pour l’Europe (Jean-Raphael Chaponnière, « Chine-Afrique, fatigue chinoise », Lettre confidentielle Asie21-Fututribles, Septembre 2018, à paraître).  
En outre, à l’exception peut-être de quelques rares pays, en particulier l’Éthiopie, où la dynamique de l’industrialisation et de la croissance est enclenchée, la Chine n’a pas aidé l’Afrique à s’industrialiser. L’industrie représentait 14% du PIB africain en 1980, et n’en représente aujourd’hui plus que 10%. Les « zones économiques spéciales » que le ministère du commerce chinois prétendait multiplier sur le continent en les gérant directement et y reproduire son « miracle » économique sont rares. On n’en compte que trois, en Zambie, au Nigéria, et en Éthiopie auxquels s’ajoutent quelques zones franches créées par des entreprises chinoises. Inutile en outre d’évoquer les prêts chinois en Afrique, beaucoup d’articles soulignent les risques pour les pays africains liés à une trop grande dépendance à l’égard de Pékin. S’il ne faut pas exagérer le problème, la situation est préoccupante pour un certain nombre de pays : Djibouti, le Congo-Brazzaville et la Zambie. 

Dans quelle mesure la Chinafrique pourrait-elle se révéler une illusion dans son idée d'émancipation des relations avec les Etats-Unis et l'Europe ? 

Le 24 juillet dernier, le think tank libéral chinois Unrule, qui reste un des derniers lieux en Chine de la pensée critique, a publié un essai qui a mis le feu aux poudres. L’auteur de cet essai, Xu Zhangrun, professeur de droit de l’université Tsinghua, a pris un risque considérable en critiquant ouvertement Xi Jinping. Si les médias occidentaux ont relevé les critiques portant sur l’absence de démocratie en Chine, bien peu ont souligné un point peut-être plus surprenant : la critique portée par Xu contre la politique d’aide au développement de la Chine, qu’il juge trop généreuse car elle mène « les Chinois à se serrer la ceinture ». Dans tous les milieux, l’aide ostentatoire de la Chine aux pays étrangers est critiquée, même chez ceux, les libéraux, dont on s’attendrait à ce qu’ils se montrent les plus ouverts à cette politique.
L’indifférence de la Chine à l’égard de l’Afrique et de l’Afrique à l’égard de la Chine a au fond de quoi surprendre. Après tout, dans la première décennie du millénaire, au moment où la Chine montait rapidement en puissance, et où les projets entre la Chine et l’Afrique se multipliaient, il était aisé d’imaginer que ce phénomène entrainerait un bouleversement sans précédent pour le continent africain. Grâce à la Chine, l’Afrique, continent « oublié de tous », était enfin ramené « dans la tectonique de la mondialisation ». C’était ce que prétendaient deux journalistes aussi bien informés que Serge Michel et Michel Beuret il y a dix ans, lorsqu’ils publiaient un ouvrage très remarqué : La Chinafrique, Pékin à la conquête du continent noir. Dans cette remarquable enquête de terrain, ils décrivaient de façon vivante à leur lectorat, qui bien souvent découvrait à cette occasion le sujet, les formes diverses que prenait la présence chinoise en Afrique, et la rapidité avec laquelle les entreprises de l’Empire du milieu investissaient le continent. Ils concluaient leur propos sur une note optimiste. Ils estimaient que grâce à l’intérêt que la Chine portait dorénavant à l’Afrique, ce continent allait acquérir, tant aux yeux du monde qu’à ceux de ses propres habitants, « une vraie valeur ». L’attention portée par la Chine et ses entreprises au continent africain allait sortir l’Afrique des marges de la mondialisation et susciter un regain d’intérêt pour elle de la part des Occidentaux et d’autres acteurs. In fine, les Africains eux-mêmes allaient trouver dans cet intérêt une source d’estime de soi et de fierté. Bref, le désir d’Afrique de la Chine allait être imité par les autres, Africains compris et concluaient-ils, « la ruée vers l’Afrique ne [faisait] que commencer » (p.326). 
Avec le recul d’une décennie, force est de constater que ces pronostics ne se sont pas réalisés. En février 2018, les mêmes éditions Grasset qui avaient publié La Chinafrique publiaient un essai plus fracassant encore du journaliste et universitaire Stephen Smith intitulé La Ruée vers l’Europe. Smith y décrit comment une fraction toujours croissante des forces vives des sociétés africaines sont et surtout seront aspirées vers les mirages du continent européen. Les bouleversements démographiques et socio-économiques que connaît l’Afrique rendent de plus en plus attrayante la perspective de l’émigration dans les grandes métropoles africaines, puis dans les pays occidentaux. Les structures traditionnelles africaines sont mises à mal et l’horizon de l’innombrable jeunesse africaine est aujourd’hui sans limite. Loin de tourner leurs regards et leurs ambitions vers leur propre patrie comme le prédisait Michel et Beuret, les jeunes africains se sentent plus que jamais destinés à émigrer et à refaire leur vie loin de leur terre natale. En outre et à quelques remarquables exceptions, ces Africains s’intéressent bien peu à la Chine, malgré la rapidité de la croissance chinoise, source d’opportunités et de possibilités, et alors même que la croissance européenne est moribonde. La Chine, en multipliant les projets d’infrastructure en Afrique a accru la capacité des Africains à se déplacer. Mais c’est vers l’Europe, et plus largement vers l’Occident que regardent ces populations. La Chine réinvente les « routes de la soie », jusqu’en Afrique, c’est du moins ce qu’affirment ensemble dirigeants chinois et africains qui aiment à gloser sur leur avenir commun. Mais la réalité sera bien différente. Ces routes de la soie réinventées mèneront la jeunesse africaine à la réinvention de soi, loin du village natal, mais tout aussi loin de la Chine, vers l’Europe hospitalière et, si possible, vers l’Eden américain. 
En Chine, malgré l’intense propagande sur l’amitié sino-africaine, les communautés africaines existantes, notamment à Canton, ont bien du mal à prospérer et à se développer. La Chine n’accorde que très peu de visa longue durée, et les clandestins sont impitoyablement pourchassés. Selon les déclarations officielles chinoises, la communauté noire africaine de Canton voit même sa population reculer. Il y a plusieurs raisons à cela : la chute du volume du commerce bilatéral en est une. L’attitude de la police chinoise à l’égard des populations africaines installées en Chine en est une autre. Depuis 2014, la police chinoise a renforcé ses contrôles, et la répression à l’encontre des Africains sans papiers se fait féroce. En outre et surtout, au-delà des relations d’affaires qu’Africains et Chinois sont susceptibles de nouer, l’attitude de la population chinoise à l’égard des clandestins africains n’est guère marquée par la tolérance et la générosité.  Les conflits et bagarres entre Chinois et Africains sont fréquents. Obtenir un taxi pour un Africain vivant à Canton est une gageure. Il est même possible que le recul de la taille de la population africaine à Canton, qui pendant des années développaient le commerce entre la Chine et le continent africain, soit une cause et non seulement une conséquence du recul niveau du commerce entre les deux régions. Cet été, de nombreux hôtels à Guangzhou ont même officiellement annoncé que sur ordre de la police locale il leur était dorénavant interdit de recevoir des clients africains. Après quelques articles dans la presse étrangère, les autorités chinoises ont nié être à l’origine de cette initiative qui risquait de compromettre l’opération de relation publique mené dans le cadre du FCSA.

Quels sont malgré tout les succès de la Chinafrique ? Quels sont les domaines ou cette relation peut être qualifiée de réussite, et quels sont les pays concernés par cette réussite ? Avec quelles conséquences ? 

En effet, cette tendance générale ne doit cependant pas occulter certaines évolutions plus positives, mais très sectorisées et localisées. Certains grands groupes chinois continuent en effet d’avancer leurs pions en Afrique. C’est un fait bien connu, dans le domaine des infrastructures, la présence chinoise reste très importante, même si la concurrence d’autres puissances émergentes est de plus en plus vive : Inde, mais aussi Brésil ou Turquie se montrent de plus en plus concurrentiels. Dans d’autres domaines aussi, les entreprises chinoises continuent de progresser. En 2014, les Africains consacraient 10% de leurs revenus à la téléphonie, beaucoup plus proportionnellement que les habitants des pays développés. Huawei et ZTE l’ont bien compris qui investissement avec méthode le continent. C’est aussi le cas de StarTimes, une entreprise chinoise bien implantée dans la fourniture d’accès à la télévision numérique dans de nombreux pays africains. 
Au-delà des succès rencontrés par les entreprises privées chinoises en Afrique, dans certains domaines très ciblés, la coopération officielle entre la Chine et l’Afrique obtient aussi quelques bons résultats. La Chine vient de créer une agence centralisée d’aide au développement, et alors que sept des dix premiers pays récipiendaires de l’aide chinoise sont africains, une telle initiative ne pourra que favoriser la coordination et l’efficacité de l’aide chinoise à l’Afrique. En outre, depuis 2015, la Chine a significativement augmenté ses programmes de formations de professionnels africains. Mais ces programmes restent très ciblés sur un certain nombre de pays et dans des domaines limités. Au Rwanda, une entreprise chinoise, C&H Garments « est devenue un acteur-clé dans les ambitions rwandaises d’accroissement des capacités productives du pays. » (Janet Eom, Deborah Brautigam, and Lina Benabdallah “The Path Ahead: The 7th Forum on China-Africa Cooperation”, China-Africa Research Initiative? Briefing Paper N°1, 2018).  Cette entreprise a ouvert une usine au Rwanda en 2015, qui a formé et emploie environ 1500 Rwandais. Elle s’inscrit ainsi dans le cadre du programme du gouvernement rwandais de créer chaque année 200 000 emplois hors du secteur agricole. 
Dans d’autres secteurs cependant, la contribution de la « formation professionnelle » avec des caractéristiques chinoise à l’émergence économique de l’Afrique est moins évidente. Un axe d’effort de la Chine concerne le secteur des médias. Une étude réalisée en Ouganda démontre que dans ce domaine les groupes médiatiques publics comme privés chinois multiplient les invitations de professionnels africains en Chine afin de « former » ces derniers à une appréhension correcte, c’est-à-dire favorable, de la Chine . Ce dernier exemple est révélateur de l’approche chinoise de l’Afrique : subordonnée à ses intérêts stratégiques et économiques, l’action de Pékin en Chine ne prend pas en compte le point de vue de l’Afrique pour elle-même. Il lui suffit que les pays africains paraissent se féliciter de la qualité de leurs relations avec la Chine, et que les entreprises chinoises tirent suffisamment de bénéfices de leurs activités en lien avec le continent pour avoir le sentiment que tout va bien. L’Europe, dont le passé, le présent et l’avenir sont intimement liés à ceux de l’Afrique et à ceux de sa population, ne peut se permettre une telle focalisation sur ses intérêts les plus étroits. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !