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De la Société Générale à Goldman Sachs : comment le monde de la finance parvient à masquer ses arrangements avec la morale
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Hors d'atteinte

Jérôme Kerviel, Greg Smith, involontairement pour l'un, en toute conscience pour l'autre, ces deux salariés de véritables institutions financières ont déclenché des scandales qui révèlent les pratiques des banquiers et la communication mise en oeuvre pour les faire oublier.

Bruno Bertez

Bruno Bertez

Bruno Bertez est un des anciens propriétaires de l'Agefi France (l'Agence économique et financière), repris en 1987 par le groupe Expansion sous la houlette de Jean-Louis Servan-Schreiber.

Il est un participant actif du Blog a Lupus, pour lequel il rédige de nombreux articles en économie et finance.

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Le grand succès des services communication de la Société Générale et de Goldman Sachs, c’est le glissement, le déplacement. En un mot, la mystification. Mystification, vous savez les fameuses vessies qui servent de lanternes, mystification qui consiste, grâce au poids sur les médias, à transformer une affaire Société Générale en une affaire Kerviel et une affaire Goldman Sachs en une affaire Greg Smith.

Ben quoi ! disent les bien-pensants de l’establishment et du consensus réunis ; quel est le rapport entre la Société Générale et Goldman Sachs ? quelle est la différence entre désigner l’affaire Société Générale sous le nom de Kerviel et l’affaire Goldman Sachs sous le nom de Greg Smith ? Et bien nous répondrons que le tour de passe-passe est fondamental car on escamote les deux banques pour mettre en première ligne les deux individus et, sur ces individus, on peut frapper à tour de bras.

D’abord, nous disons que ces deux affaires sont d’importance sociale et médiatique parce qu’elles sont, au sens fort, très très fort, révélatrices des pratiques des banquiers.

Kerviel, Greg Smith, à chacun sa révélation

L’affaire Kerviel a révélé que la Société Générale spéculait sans contrôle, tous azimuts, et pour des montants colossaux. Greg Smith a révélé que la culture, la gouvernance, de Goldman Sachs n’était orientée que vers un seul but, vers un seul objectif, prendre le maximum d’argent aux clients, aux marchés, aux autres en général.

Kerviel a fait sa révélation involontairement, par faute, par erreur, il a trébuché. Il est évident que sa moralité n’a pas la tenue de celle de Greg Smith. Kerviel, c’est, pour prendre une expression que nous aimons bien un « pas grand-chose ». S’il a fait quelque chose de bien, il l’a fait malgré lui. Et il faut reconnaître qu’il a fait quelque chose de bien, car il y a un « avant » et un « après » Kerviel.

On sait maintenant que les banques et les banquiers spéculent comme des laquais. C’est un fait acquis dans la conscience populaire. Ceci a servi de révélateur. Kerviel, l’homme par qui le scandale est arrivé, a eu une fonction positive objective dans le système. Tant pis pour le messager, tant pis s’il n’est pas recommandable, l’important, c’est le message. Kerviel est condamné, pas encore en appel toutefois, pourquoi pas ! Mais rien que pour la fonction positive de révélation qu’il a remplie, il devrait au moins bénéficier du sursis. D’autant plus que les dirigeants de la Société Générale, eux, s’en sortent indemnes ou avec des paquets d’indemnités.

Donc, Kerviel a eu une utilité systémique. Il a porté au grand jour des pratiques financières, économiques, socialement condamnables, les pratiques spéculatives du monde bancaire. Kerviel est une sorte de wistleblower malgré lui.

Greg Smith est un type bien, voire, comme on dit aux Etats-Unis, il est « outstanding ». Dans nos catégories, il y a « les moins que rien », « les pas grand chose » et « les gens bien », Greg Smith est un type bien. Ses réalisations professionnelles, malgré le venin de la presse aux ordres, sont remarquables. Il ne recherche ni la gloire, ni les honneurs. Il sait qu’il risque son avenir, il sera désormais « triquard » dans le secteur de la finance. C’est un homme compétent, il a des valeurs morales, il est plus découragé qu’aigri ou écœuré.

Le fait de révéler la culture, les pratiques de Goldman Sachs, son mépris du service à la clientèle, sa cupidité égoïste, son amoralité, tout cela est systémiquement extrêmement important. Nous sommes en période de crise. C’est le moment où on s’interroge sur la fonction des banques, sur leur valeur ajoutée à l’économie. Ce qu’a fait Greg Smith, il fallait que quelqu’un le fasse. Et ce ne peut-être fait que de façon scandaleuse. Soit, comme dans le cas Kerviel, involontairement, soit comme dans le cas de Greg Smith, volontairement.

Les médias américains, dont il faut rappeler qu’ils sont presque tous propriétés de groupes financiers, disent que Greg Smith a commis une faute car il a rompu la loi du silence ! Que dire de ces médias qui recommandent l’omerta, loi de la mafia, aux collaborateurs des groupes financiers, si ce n’est qu’ils sont le prolongement de la kleptocratie. Nous vous rappelons que la loi du silence, c’est le même argument qu’on a opposé au soldat Manning, à Wikileaks, au wistleblower de la SEC dans l’affaire Madoff… Curieuse société qui prétend être transparente, mais qui refuse que l’on révèle ce qu’elle cache. La transparence est une fleur fragile qui ne fleurit que dans l’obscurité, à l’abri des regards, n’est-ce pas ? 

Communication ou propagande ?

Nous avons écrit en son temps que les seuls livres intéressants étaient les livres écrits par les gens qui avaient quitté leurs fonctions en mauvais terme, en indélicatesse avec le système. Nous le répétons. C’est le seul moyen d’attraper un peu de vérité dans un monde dominé et contrôlé part la Com. La Communication, c’est à dire la transmutation de l’égout des nouvelles en eau pure de la propagande. La Com lave plus blanc. De même, nous sommes contre la solidarité gouvernementale, contre les congrès bidons, contre les débats style débat télévision soviétique.

Une petite digression. Certains diront qu’il y a des médias spécialisés dans l’investigation et qu’ils accomplissent cette fonction de révélation. Nous prétendons le contraire. Les pseudo-investigations se résument, la plupart du temps, à des rencontres sordides, feutrées, où des sources non-innocentes, intéressées, remettent un dossier plus ou moins complet à des journalistes plus ou moins compétents. Dans le monde de l’investigation, on se sert des uns pour frapper sur les autres et on se sert des autres pour frapper sur les uns. L’intention, en matière d’information, n’est jamais neutre. Et les soi-disant médias d’investigation ne le sont en réalité pas. Ce sont des passes-plats. Comme les journalistes de télévision, ils servent la soupe.

Révéler ce qui est caché, est, dans nos sociétés, et surtout dans l’état actuel du système, essentiel. Ceux qui révèlent devraient être sanctifiés. A tout le moins protégés. Ils accomplissent une fonction essentielle. Essentielle, mais pas suffisante, car il faut, non seulement révéler, mais déconstruire, montrer les liaisons, la logique, de tout ce qui est caché.

Greg Smith nous dit que la culture et la gouvernance de GS sont toxiques, destructrices. Les services financiers fournis par GS ne sont guidés que par un seul objectif, extraire le plus d’argent aux clients, aux gouvernements qu’ils conseillent, aux marchés qu’ils manipulent. Maximiser le profit pour GS et sa clique, tel est le leitmotiv. Greg Smith nous explique que le « business model » repose sur l’avidité, le cynisme et la malfaisance. Il raconte que les clients sont considérés comme des « muppets », il ne l’ajoute pas, mais on le sait par ailleurs, des « muppets » ignares, face à la complexité des produits; des « muppets » ignares face au génie des Goldman Boys.

(Cliquez sur l'image pour l'agrandir)

“Pour Philippe Thomas, “seule cette maison fait partir de la sorte des talents en poissons pilotes pour servir ses intérêts”. GS développe le “capitalisme d’accès” aux Etats-Unis par ceux qui font la navette public-privé (Paulson, Rubin) en Europe par des conseillers qu’elle recrute à prix d’or, avec un casting différent de ses concurrents : sont visés en priorité non pas des diplomates à la retraite mais des techniciens plus en retrait, qui connaissent les rouages des instances nationales et européennes.

Anciens économistes, banquiers centraux, hauts fonctionnaires constituent des recrues discrètes de choix pour murmurer à l’oreille des décideurs, extraire des informations utiles ou décrocher des mandats. Il est toujours judicieux de pouvoir “prévoir” un quelconque sauvetage ou changement de taux directeur, des informations que les salles de marché savent “monétiser”. Mario Monti, actuel président du Conseil italien, a ainsi été conseiller de GS depuis 2005 jusqu’à sa nomination ; Lucas Papademos, nouveau Premier ministre grec, a été gouverneur de la Banque centrale hellène entre 1994 et 2002 et a travaillé pour GS ; Mario Draghi, nouveau directeur de la BCE, était même vice-président de GS International pour l’Europe entre 2002 et 2005, en charge des entreprises et pays souverains. Le réseau fait partie des atouts maîtres de l’empire Goldman, tissé de main de maître depuis les années 90 par des Peter Sutherland, ex-commissaire européen, ou Otmar Issing, ex-membre du directoire de la Bundesbank, ex-économiste en chef de la BCE.”

Source Le Nouvel economiste

Quand la destruction de la réputation fait partie intégrante du « business model » actuel de la finance

On fait semblant de trouver cela scandaleux et on s’y arrête. A partir de là, on referme le dossier. L’incident est clos. C’est largement insuffisant. Au lieu de s’arrêter, c’est là que l’analyse doit commencer. A plusieurs niveaux. C’est cela que nous appelons la dé-construction.

D’abord, c’est vrai que la culture qui consiste à maximiser son profit sur le dos du client n’est pas très reluisante ; mais elle est conforme à la nature humaine. Chacun pour soi. L’homme est un loup pour l’homme. Il faut faire fortune le plus vite possible, tant qu’il est encore temps, avant d’être mis à la porte ou avant que le système n’implose. Il faut en profiter, cela ne durera plus longtemps. Si l’on a fait des études, c’est pour cela, n’est-ce pas.

Ensuite, si la notion de service, de fonds de commerce, disparaît, ce n’est peut-être pas un hasard. Dans les livres d’histoire économique aux Etats-Unis, on attache une importance très grande à la Réputation. On considère que c’est un élément essentiel de l’actif d’une entreprise ou d’un homme. Mais la Réputation, c’est un capital patiemment accumulé que l’on peut transformer en profit, en cash. A la faveur de la destruction progressive d’une réputation, on peut escroquer les gens, les tromper. C’est normal, puisque la réputation, c’est ce qui inspire confiance.

La destruction de la réputation fait partie intégrante du « business model » actuel de la finance ; de toute la finance de type anglo-saxon. De cette finance qui n’investit pas, mais spécule sur des écarts ! C’est le « business model » de cette finance que nous appelons la finance d’arbitrage ou encore la finance des spreads. La finance d’arbitrage consiste à emprunter à taux zéro à la collectivité, pardon aux Banques Centrales, et à faire avec cet argent gratuit des écarts sur le dos de l’économie, des gouvernements, des épargnants, puis, in fine, des contribuables.

La logique de la finance des écarts, c’est le front running. Le front running consiste à acheter avant le client afin de lui revendre plus cher. La logique de cette finance, c’est la spoliation du client final. Pourquoi ? Parce que dans ce type de capitalisme, ou plus exactement de cette perversion du capitalisme, ce n’est pas l’économie réelle qui produit les richesses et les profits, c’est le mouvement financier. Cette finance produit des écarts, des différences, et tout le jeu consiste avec l’aide connivente des govies et des Banques Centrales à tenter de s’en approprier la plus grande part.

Ce système, ce racket de la finance des écarts, a été mis en place par les Etats avec la complicité des Banques Centrales. Il a été mis en place car il permet leur financement, le financement de leurs achats de suffrages électoraux. Les dettes gouvernementales constituent le soubassement sur lequel repose la finance d’arbitrage. Elles en constituent l’ancrage. En particulier l’ancrage de l’appréciation du risque. C’est le socle qui la permet. Le système inclut la captation des écarts, la spoliation de l’économie réelle, la tonte des vrais épargnants et, quand on touche les limites du système, celle des contribuables.

Le printing : la politique délirante de gonflement des bilans des banques

Enfin, et ce sera notre dernier point, ni l’activité de la Société Générale, ni l’activité de Goldman Sachs ne pourraient exister si, à la base, il n’y avait des Banques Centrales, il n’y avait leur politique délirante de gonflement de leurs bilans. Ce que l’on appelle plus ou moins approximativement le printing. Auquel il faut ajouter évidemment la ZIRP, politique des taux d’intérêt zéro.

Nous sommes, depuis 1971, dans un système où les politiciens dépensent sans compter et où les Banques Centrales créent autant de monnaie qu’il en faut pour solvabiliser le couple maudit govies-banques. Pourquoi voulez-vous que les gens, bien placés en tête du réseau de distribution de la manne, soient honnêtes et prudents ? Même s’ils l’étaient au début, ils cessent de l’être avec le temps. La facilité use les qualités morales et favorise les tentations. Nous le disons et le redisons, la confiture, cela colle aux doigts et quand on a pour métier de faire circuler la confiture, on en garde toujours une bonne partie pour soi. C’est humain. En tous cas, c’est prévisible.

La finance globale d’arbitrage achemine la confiture, l’argent gratuit. Qui s’étonne que ceux qui le voient passer se servent prioritairement. Et, de plus en plus, en ces périodes troubles, car ils savent que cela ne durera pas toujours. Eux, compétents et cyniques, ils savent que le système est condamné. Pourquoi raisonner, en termes de réputation et de carrière, quand on sait que le système de la création monétaire tous azimuts et maintenant synchrone, est au bout du rouleau. Autant bénéficier du « kick the can » quand il est encore temps. Le système Société Générale, le système Goldman Sachs, la finance globale, reposent sur l’argent quasi gratuit fourni par les Banques Centrales, sur l’assurance gratuite que cela continuera et sur le pouvoir de taxation des gouvernements pour solvabiliser l’ensemble en cas de faillite.

Fermez les vannes des Banques Centrales, remettez les gouvernements sous le contrôle des citoyens et le système pervers s’arrêtera de lui-même. Il s’assainira. Ou bien les brebis galeuses seront chassées ou bien elles se convertiront dans des activités utiles. Les inégalités se réduiront; le taux de profit du système productif remontera; l’investissement, le vrai, se redressera; l’emploi reprendra sa marche en avant. Supprimez les causes de la dérive et les effets disparaîtront. Et les causes, ce sont les collusions honteuses Banques Centrales/Gouvernements/finance globale.

Bravo Kerviel, bravo Greg Smith !

Ce billet a été préalablement publié sur Le blog à Lupus.

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