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Si le journalisme devait s’exercer avec un permis de conduire, Laurent Joffrin et le Nouvel Observateur auraient-ils encore des points ?
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Déontologie

La condamnation du Nouvel Observateur, qui a publié les bonnes feuilles du roman de Marcela Iacub sur sa liaison avec l’ex-directeur du FMI Dominique Strauss-Kahn, est une décision "extravagante et injuste", a estimé le directeur de l’hebdomadaire Laurent Joffrin. Vraiment ?

Philippe Tesson et Benjamin Dormann

Philippe Tesson et Benjamin Dormann

Philippe Tesson Journaliste, fondateur et directeur du Quotidien de Paris de 1974 à 1994. Chroniqueur habitué des studios de radio et des plateaux de télévision.

Benjamin Dormann a été journaliste dans la presse financière et trésorier d'un parti politique.

Depuis 14 ans, il est associé d'un cabinet de consultants indépendants, spécialisé en gestion de risques et en crédit aux entreprises. Il est executive chairman d'une structure active dans 30 pays à travers le monde.

Il est l'auteur d’une enquête très documentée : Ils ont acheté le presse (Jean Picollec. Fev 2012). Le débat continue d'ailleurs sur Facebook : ils.ont.achete.la.presse

Il écrit pour Atlantico sous le même pseudonyme que celui avec lequel il a publié ce document.

 
Voir la bio »

Atlantico : Le Nouvel Observateur a été condamné à publier un communiqué judiciaire sur la moitié de sa couverture et à verser 25 000 euros de dommages et intérêts à Dominique Strauss-Kahn suite à la publication des bonnes feuilles du roman de Marcela Iacub sur sa liaison avec l’ancien patron du FMI. Le Nouvel Obs s'est-il momentanément égaré ou bien est-ce le signe d'une dérive de plus longue date ?

Philippe Tesson : C'est un égarement de circonstance et d'opportunité. Je n'ai pas observé une évolution dans la tradition du Nouvel Obs qui irait dans le sens d'une transgression de sa tradition. Il faut s'en tenir à l'évènement lui-même qui est profondément regrettable. Laurent Joffrin a voulu faire un "coup médiatique" qui lui permettrait de doper ses ventes durant une semaine. Il ne s'en est pas caché. Qu'un journal se permette de temps en temps de "faire un coup" ne me choque pas. Il faut bien gagner sa vie surtout dans le contexte actuel. Le contenu du "coup" est beaucoup plus problématique. Certains "coups" sont admissibles, d'autres pas. A mes yeux, celui-ci ne l'est pas.

Il y a là un dérapage intellectuel et moral que je condamne. Le Nouvel Obs n'aurait pas dû prêter sa main à cette femme. Je trouve l'expérience à laquelle s'est livrée Marcela Iacub abominable et destructrice de la dignité humaine. Par ailleurs, il y a dans ce livre une atteinte à la vérité car Marcela Iacub reconnaît, elle-même, qu'elle a inventé une partie de son histoire. J'aurais souhaité une sanction pénale bien plus grave pour cette femme.

Benjamin Dormann : Il s'agit d'une dérive d'assez longue date. Dans la première édition de mon essai "Ils ont acheté la presse", de mars 2012, vous trouvez déjà tout un chapitre intitulé "Du front populaire, au front pipolaire" où est décrit l'appauvrissement du contenu de journaux d'information, dont Le Nouvel Observateur.

Comment se manifeste-t-elle concrètement ?

Benjamin Dormann : Elle se manifeste concrètement dans ce papier de l'Obs "règlement de compte" qui détaillait le mariage avorté de Matthieu Pigasse avec Marie Drucker, une liaison jusque-là révélée uniquement dans Voici, Closer et Gala. Ou encore, je regrettais cette autre Une de l'Obs sur Carole Bouquet, interviewée par le directeur de la rédaction d'alors en personne, Denis Olivennes, sur le thème : "50 ans, tout est possible (Travail, Santé, Sexualité, Cerveau, Beauté)" ! On était déjà loin de Jean Daniel...

Dans un édito publié dans Causeur, Elisabeth Levy écrit : "Ainsi l’hebdo de la gauche intellectuelle aura-t-il l’air de ce qu’il est : un Voici des élites." Partagez-vous ce point de vue ?

Philippe Tesson :  Le sujet est trop grave pour qu'on puisse réduire la polémique au traditionnel schéma droite/gauche. Le Nouvel Obs est ce qu'il est : il défend une pensée, un engagement idéologique que je ne partage pas, mais que je respecte. La controverse autour du Nouvel Observateur est pour moi secondaire. Leur exploitation de ce livre est lamentable. Mais après tout, ils sont capables de se racheter un jour.

Le problème fondamental reste les thèses abominables soutenues par Marcela Iacub. La dimension de l'affaire est quasi-philosophique. C'est une analyse de la "nature de l'homme" qui est en cause. Je ne peux pas supporter qu'on dise que la moitié de l'"homme" est un cochon ! Ce qui est très très grave c'est qu'un éditeur édite cette merde abjecte et que cet excrément recouvre la personnalité d'un homme ! Cela me semble plus important que de savoir si la droite vaut mieux que la gauche.

Benjamin Dormann : Je partage presque ce point de vue. "Voici" assume son positionnement, et ne fait pas dans la tartufferie. Il y a quelque chose de triste à entendre toutes les différentes "huiles" de la rédaction du Nouvel Obs aller, sur les stations de radio, expliquer, que c'est la qualité littéraire du livre sur le cochon qui explique leur Une. A qui veulent-ils faire croire qu'ils en auraient fait cette même Une si ce livre n'était pas un étalage de pseudo révélations indécentes sur la sexualité de DSK ?

La presse continue à prendre ses lecteurs pour des idiots, sous prétexte de vouloir lui servir la soupe qu'ils aiment. Sauf que les lecteurs fuient de plus en plus cette presse qui vit malheureusement plus que jamais de subventions du contribuable, et non pas de ses lecteurs.

Entre ses Unes sur le cholestérol, la dépression et la sexualité féminine, que reste-t-il de la ligne et de la vision du Nouvel Obs ? 

Benjamin Dormann : Après l'intermède Denis Olivennes, sur lequel il y avait déjà beaucoup à dire, Le Nouvel Obs journal s'est choisi comme patron... Laurent Joffrin, c'est-à-dire celui qui était déjà le directeur de sa rédaction un quart de siècle plus tôt (1988), ou encore en 1999. Comme si ce conservatisme des individus suffisait à garantir le maintien de "la vision et la ligne" d'origine du journal. Mais hélas, il n'en est rien. Certes, il reste Jean Daniel. Mais pour combien de temps ? Et il ne dirige pas le journal.

Côté direction, Il aurait fallu trouver du sang neuf, des personnalités renouvelées partageant cette vision fondatrice. Or cette transmission générationnelle a échoué. En 2011, l'âge limite des membres du directoire a été repoussé à... 92 ans ! Pas de quoi espérer un changement prochain sur la pauvreté des couvertures actuelles.

Que sait-on réellement de son lectorat ?

Benjamin Dormann : Claude Perdriel le commentait lui même ainsi : "bonnes performances en termes d'audience en 2011, à tempérer par le vieillissement du lectorat et un profil d'audience insuffisamment en phase avec le marché publicitaire (CSP+, Actifs...)".

Aujourd'hui, la plupart des journaux ne cherche plus à accroitre leur lectorat, mais à accroitre leur lectorat CSP+. De quoi rendre la position politique "de gauche" plus délicate. Pour rappel CSP+ signifie Catégorie Supérieure Professionnelles, soit les plus hauts revenus.

 Une difficulté illustrée par cette déclaration fausse d'Audrey Pulvar commentant les résultats d'audience de son émission télévisée sur Direct 8 : "nous avons de très bons résultats sur la cible des CSP+, qui sont les fameuses ménagères " Sic !

 Un mensonge tronqué dans l'article du Figaro, et pas corrigé par l'interviewé. Prière de rester complaisants entre confrères disant des inepties...

Le cas du Nouvel Obs est-il isolé ou s'inscrit-il dans une crise plus globale de la presse magazine papier ?

Philippe Tesson : La crise dure depuis longtemps et il y a toujours eu des dérapages. Ils semblent peut-être plus spectaculaires aujourd'hui car avec le développement des nouveaux médias, ils sont plus médiatisés. Ce qu'on lit dans ce numéro de l'Obs est absolument consternant car des gens de qualité que j'estime et je respecte en viennent à considérer ce livre comme un chef d’œuvre littéraire. Ce livre est nul, sans intérêt. C'est une espèce de logorrhée répétitive qui développe un jugement monstrueux qui ne tient pas la route et qui est exprimé d'une manière finalement assez commune. Écrire que ce livre est l’œuvre d'un véritable écrivain est un égarement. Je ne porte pas de jugement définitif sur les gens qui se sont égarés. Nous nous égarons tous dans un moment de notre vie. Dominique Strauss-Kahn lui-même s'est égaré...

Benjamin Dormann : Globalement, la presse papier est dépassée par la quantité de travail fourni sur le net de certains jeunes journalistes, voire parfois par des particuliers, et ne fait pas l'effort nécessaire pour justifier le coût de leur publication.

De plus, les responsables de cette situation n'acceptent ni qu'on le leur dise, ni même d'en débattre. Ce sont les mêmes qui sont invités à la télé et la radio pour expliquer comment il faut gérer la presse.

La réaction de Laurent Joffrin sur la condamnation du Nouvel Obs à propos de sa Une racoleuse est révélatrice : selon lui, la décision de justice qui le frappe "est une décision injuste" !

Aucune remise en cause. Toujours cette arrogance que s'est arrogée une partie de la gauche qui s'est auto-décrétée dépositaire de la justice, et préfère juger les autres à longueur de journée, plutôt que de se soumettre soi-même à la justice.

La justice a tranché, tout en protégeant malgré tout la liberté d'expression. Le Nouvel Obs va devoir afficher sa condamnation sur la moitié de sa couverture, tel un vulgaire tabloïd anglais ou un hebdo "trash". Sage décision, ou dit plus ironiquement, si cela pouvait aider Monsieur Joffrin à ôter ses œillères de certitude : "bien fait" !


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