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Le général Younis, chef des rebelles libyens. Transfuge spontané, ou retourné ?
Le général Younis, chef des rebelles libyens. Transfuge spontané, ou retourné ?
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Le retournement

RÉVÉLATIONS : La chute de Kadhafi ne se fera pas en un jour, comme celle de Gbagbo et de bien d'autres despotes ou dictateurs. Mais à la manœuvre, des hommes de l'ombre, appelés outre-atlantique "régime change experts", s'activent pour isoler le "guide de la Pensée" et organiser les défections.

Monsieur X

Monsieur X

Monsieur X est un expert français en « regime change » ou changement de régime, et en mouvements insurrectionnels, une activité assez répandue aux Etats-Unis mais encore confidentielle en Europe et en France, d’où la préservation indispensable de son anonymat. 

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Atlantico : Le régime libyen de Mouammar Kadhafi a enregistré ces dernières semaines de nombreuses défections, notamment de gradés et de hauts fonctionnaires, partis en exil à l’étranger, ou qui ont rejoint le camp des insurgés. Comment retourne-t-on une personnalité politique ou un militaire, pour faire chuter un régime ?

Monsieur X : Pour avoir travaillé sur des dossiers comme celui-là dans d’autres pays, les méthodes sont connues. En résumé, il y a la carotte et le bâton. Les américains sont rodés à ces techniques, auxquelles ils ont même donné un nom le « MICE », qui définit les leviers de recrutement d’une source, ou d’un agent.

Le M de MICE veut dire « Money », argent : pour retourner quelqu’un, on lui propose de l’argent directement, par un simple virement sur un compte à l’étranger, ou avec du cash, ou bien indirectement, en lui promettant un poste dans un futur gouvernement. Quand il s’agit d’argent, les montants sont forcément fixés en fonction de l’économie du pays, et de la fortune supposée ou connue de la personne à retourner. On n’achète pas quelqu’un qui possède déjà 20 millions de dollars avec 100 000 dollars ! En Côte d’Ivoire, je sais que la France a fait des propositions financières au général Mangou, le chef d’Etat major des armées de Laurent Gbagbo, pour qu’il change de camp. Combien ? Je ne connais pas le montant de ces propositions, mais bien souvent, l’on prend des chiffres ronds, des chiffres qui parlent, et un chef d’état major d’un pays africain, cela peut valoir 1 million d’euros, même si au final l’on ne paye que 800 000. [NDLR le général Mangou est resté fidèle à Laurent Gbagbo jusqu’à sa chute].

Le I de MICE signifie « Ideology », idéologie : dans le rapport Est-Ouest, les agents russes étaient séduits par le modèle économique occidental, et changeaient de camp. Dans les cas présents, en Côte d’Ivoire, en Libye c’est la conviction que le modèle en place dans le pays va dans le mur. C’est l’argument le plus noble de la stratégie MICE, convaincre quelqu’un que la démocratie est le meilleur régime pour son pays, et le persuader de lâcher le dictateur ou le despote qu’il soutient.

Le C de MICE signifie « Constraint », pour contrainte : dans le vieux système barbouze à la soviétique, il suffisait de filmer un type au plumard avec une fille, puis de le menacer de tout révéler à sa femme. En version plus dure, on kidnappe la famille, et on menace de les torturer pour obtenir ce que l’on veut. Dans le cas présent, l’Occident n’hésite pas à bombarder Tripoli, mais ne torture pas, ne kidnappe pas. Une autre contrainte qui fait de l’effet depuis quelques temps,  c’est la menace d’inculpation devant la cour pénale de justice internationale.

Cela peut être aussi une menace de gel des avoirs à l’étranger ce qui est très facile à faire de nos jours puisque la charge de la preuve incombe à celui qui est saisi, et non à celui qui demande le gel d’avoir ! Il faut prouver l’origine légale des fonds pour les débloquer, autant dire que même des gens honnêtes peuvent être touchés par ce moyen de pression. On peut enfin les menacer de dévoiler des preuves de corruption, ce qui dans un régime strict est dramatique pour celui qui est pris au piège. Les américains sont très forts à ce jeu là ! L’administration américaine n’hésite pas à utiliser cette méthode avec des chefs d’Etat récalcitrants à suivre la politique des Etats-Unis. Obama l’a fait récemment au Sud-Soudan avec le futur président Salva Kiir, par exemple…

Maintenant de tous les moyens de contrainte existants, saisir les actifs à l’étranger, c’est très facile aujourd’hui, et  aussi très économique. On arrive assez facilement à tracer les comptes en banque, même dans les paradis fiscaux. Simplement, cela prend parfois un peu de temps, ce qui dans l’urgence, manque, évidemment. Mais dans le cas de la Libye par exemple, les circuits de corruption et d’évacuation de l’argent sont connus depuis longtemps. De plus chaque défecteur donne des informations sur les autres ce qui accélère le process d’identification des voies d’évacuation de l’argent.

Enfin le E de Mice désigne Ego, l’égo : dans le cas du recrutement d’une source, ou de son retournement, on va travailler sur l’égo un peu froissé d’une personnalité en disgrâce en lui disant « vous n’allez pas sombrer avec un régime dont le dirigeant vous a humilié ! ». On joue sur l’égo blessé, eon flatte, on dit « tu vaux plus que ça »…

Comment sont identifiés ceux qui doivent être retournés, peuvent être retournés ?

Dans le cas de la Côte d’Ivoire, le chef d’Etat major était la pièce maitresse du dispositif. Il tenait l’armée, si Mangou tombait, Gbagbo tombait avec lui. Dans le même temps il était profilé plutôt comme quelqu’un d’honnête, un professionnel, pas un politique. Et pourtant, il n’a pas été retourné notamment parce que Gabgo surveillait beaucoup les personnes de son entourage dont le retournement aurait été catastrophique pour lui. Gbagbo a beaucoup utilisé la menace, notamment sur les familles.

En effet, quand quelqu’un est identifié comme étant à retourner, et que les contacts se nouent, le problème c’est d’exfiltrer la famille, ce qui est bien souvent impossible à faire. Exflitrer une personne seule, tout le monde sait faire, exfiltrer simultanément un homme, sa femme, ses enfants, qui sont bien souvent à plusieurs endroits différents, et surveillés, c’est un casse-tête. De facto, lorsque l’on veut retourner des gens et que l’on sait qu’ils sont bloqués à cause de leur famille, on n’attend pas d’eux un retournement fort, mais on leur demande de rester en place. A ce moment là, de leur poste, ils peuvent donner des coups de main à un mouvement révolutionnaire ou à un putsch en préparation. C’est moins spectaculaire, cela ne fait pas basculer d’autres personnalités puisque c’est secret, mais c’est déjà mieux que rien.  On les appelle des « Defector in place », des transfuges en place. Ils ne feront pas de zèle, créeront de l’inertie, se tromperont en transmettant des ordres, communiquerons des informations aux adversaires du régime. Il y en a beaucoup de par le monde, à commencer forcément en Libye en ce moment.

Pour les recruter, il n’y a pas de règle absolue. La première question que se pose une équipe chargée de nouer des contacts, est : « Qu’avons nous comme fond de dossier sur le pays ? » Si on connaît une personne qui a connu une succession de disgrâces, ou au contraire, qui est moralement au dessus du lot, on va l’identifier et l’approcher, en se disant qu’« il n’y a qu’à le pousser un peu, il va tomber ». A l’inverse, un profil cynique, brutal, sans état d’âmes est aussi une cible. On jouera au contraire de la menace du  MICE avec lui.

Maintenant, il faut bien comprendre que dans les défections, quand il s’agit de laisser l’agent en place par la force des choses ou par choix, le profil le plus intéressant n’est pas forcément le patron, loin s’en faut. Bien souvent il est plus efficace de viser les techniciens. Dans un gouvernement, ce ne sont pas forcément les ministres les cibles, mais des fonctionnaires ou des techniciens, par exemple celui qui s’occupe des télécommunications, ou encore des chauffeurs qui peuvent empêcher un mouvement –« plus d’essence patron ! » ou transmettre des informations sur les déplacements, les rencontres. Dans l’armée, on visera le radio, l’opérateur radar, le responsable de l’intendance.

Autant de profils qui, recrutés les uns après les autres, permettent de faire basculer un régime, un système, une organisation.

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