Quand le protectionnisme tue le talent : exemple chiffré venu des États-Unis<!-- --> | Atlantico.fr
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Depuis 2018, les Etats-Unis appliquent une politique protectionniste. Les chercheurs observent, sur la même période, une baisse de la qualification et de l'intérêt de certains travailleurs pour des secteurs pourtant essentiels.
Depuis 2018, les Etats-Unis appliquent une politique protectionniste. Les chercheurs observent, sur la même période, une baisse de la qualification et de l'intérêt de certains travailleurs pour des secteurs pourtant essentiels.
©SPENCER PLATT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Travailleurs (moins) qualifiés

Depuis 2018, les Etats-Unis appliquent une politique protectionniste. Les chercheurs observent, sur la même période, une baisse de la qualification et de l'intérêt de certains travailleurs pour des secteurs pourtant essentiels.

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Atlantico : Dans une récente étude, le National Bureau of Economic Research analyse les effets des politiques protectionnistes appliquées aux Etats-Unis, et tout particulièrement sur l’industrie des semi-conducteurs. À l’issue de leurs travaux, les chercheurs ont conclu que “le protectionnisme tue le talent”. Qu’est-ce que cela signifie, exactement ? Comment peut-on définir le talent, économiquement parlant ?

Jean-Marc Siroën : Le titre de l'étude des trois universitaires, effectivement intitulé "When protectionnism kills Talent" ("Quand le protectionnisme tue le talent") est accrocheur mais trompeur. Le "talent" est ici un terme commode pour évoquer la qualification. Seraient ainsi "talentueux" ceux qui disposent d'un diplôme d'ingénieur ou de "postgraduate" (troisième cycle).

D'une manière générale, et pas seulement en économie, il est difficile et assez vain de définir et de quantifier le talent dans son sens usuel à savoir, un don plus ou moins inné de la nature qui, comme chez les artistes ou les artisans n'a pas nécessairement besoin de longues études scientifiques ou de prestigieux diplômes pour s'affirmer. Mais les auteurs en question donnent au talent une définition plus personnelle mais quantifiable : les formations suivies et le diplôme acquis.

Le terme de qualification me paraîtrait plus juste et plus usuel. D'ailleurs, la théorie du commerce international l'intègre aisément dans ses modèles : la dotation des pays en travail qualifié est même considérée comme un déterminant essentiel des spécialisations.

Les mesures protectionnistes analysées visaient initialement à protéger le marché américain mais ont surtout donné lieu à une baisse de la capacité des entreprises à attirer des travailleurs “talentueux” quand elles n’ont pas simplement engendré des réductions d’embauches. Quelles sont les conséquences concrètes que les chercheurs ont pu identifier, en cas de mise en place de telles politiques ?

L'article a le mérite de souligner une évolution paradoxale : depuis 2018, aux Etats-Unis le recrutement d'ingénieurs et scientifiques dans l'industrie des semi-conducteurs s'est asséché alors que, dans le même temps, les firmes américaines continuaient d''embaucher à l'étranger notamment au Canada ou aux Pays-Bas. Ils constatent, de surcroît, un certain désintérêt pour les études qui sont liées à ces métiers. Le nombre d'étudiants de 3° cycle dans ces domaines serait passé de 65 290 en 2017 à 12 311 en 2022 (on admirera la précision du chiffre !). Les étudiants américains seraient ainsi davantage attirés par les métiers plus rémunérateurs de la finance ou du marketing.

Pour arriver à ces résultats, les auteurs utilisent des données impressionnantes et des méthodes statistiques à la pointe ce qui ne suffit pas à éloigner les doutes sur l'essentiel de leur thèse : la responsabilité du protectionnisme dans cette évolution.

En effet, le protectionnisme n'est pas appréhendé par les mesures qui auraient été prises à partir de 2018 par Donald Trump (et son successeur) mais seulement par les périodes étudiées : il y aurait ainsi une période non protectionniste (avant 2018) puis une période protectionniste (depuis 2018) et c'est en comparant les deux qu'on arriverait à la conclusion que le protectionnisme serait responsable des effets décrits.

On n'est pas très loin de l'éternelle confusion entre corrélation et causalité. Il se trouve que, par malchance, la "période protectionniste" correspond aussi à de nombreux chocs qui pourraient tout autant expliquer les résultats. Quid de la crise du Covid et de la guerre en Ukraine qui ont perturbé la chaîne de valeur ? Quid de l'inflation et, plus simplement, d'évolutions structurelles accélérées pendant cette période ?

En d'autres termes, la causalité ne me semble pas établie.

Faut-il craindre ce genre de problèmes au-delà des seules frontières des Etats-Unis, en cas d’application de politique protectionnistes ? Quid de la France, par exemple ?

Tout d'abord, d'après les chiffres des auteurs, en mars 2023, l'industrie des semi-conducteurs des Etats-Unis compterait 480 000 ingénieurs et 50 000 scientifiques (contre respectivement 25 000 et 4 700 en France !). Les auteurs constatent une évolution mais ne donnent pas d'indications très précises sur les mécanismes par lesquels le protectionnisme l'expliquerait. On voit mal, par exemple, pour quelles raisons les mesures protectionnistes dissuaderaient les étudiants de se diriger vers l'industrie électronique. Dès lors, il est assez difficile de répondre à la question.

Je crains que beaucoup d'autres pays, et tout particulièrement la France (dont les structures économiques ne sont pas si éloignées que cela de celles des Etats-Unis) n'aient pas attendu la période protectionniste pour connaître des évolutions similaires : nombre insuffisant d'ingénieurs, faible attractivité de l'industrie, salaires trop bas, délocalisations,...

Si le protectionnisme contribue non seulement à fragiliser les entreprises, leur attractivité et d’une façon générale l'économie, comment expliquer l’attrait politique dont il semble bénéficier ? Par quoi, éventuellement, le remplacer ?

Les effets négatifs du protectionnisme ne sont peut-être pas ceux décrits par les auteurs mais ils existent et sont bien connus : hausse du prix des biens importés qui heurte non seulement les consommateurs mais aussi les entreprises transformatrices de biens intermédiaires, représailles qui atteignent les exportations, constitution de rentes qui retardent l'adaptation des secteurs fragiles, etc.

Expliquer cette tentation protectionniste impliquerait qu'on explique aussi la montée du populisme qu'il soit d'ailleurs de gauche ou de droite.

Si le protectionnisme est contestable dans un monde ouvert, il peut être considéré non seulement comme juste et légitime comme un moindre mal quand les autres le pratiquent (étant entendu que les protectionnistes sont évidemment toujours les autres). Pour finir, tout le monde perd mais moins que si le pays n'avait pas réagi.

Donald Trump a non seulement relancé le protectionnisme en 2018, mais il est aussi parvenu à convaincre qu'il était la solution à tous les maux, obligeant ainsi ses opposants à suivre son programme et à désinhiber les responsables politiques, pas seulement aux Etats-Unis mais aussi un peu partout dans le monde. Il a ainsi ouvert la voie à une possible escalade où même les plus libres-échangistes se verraient obliger de recourir au protectionnisme ne serait-ce que pour répondre à une demande politique.

Pour l'éviter, on connaît la solution : la coopération. Pendant 80 ans elle a été menée bon an mal an au sein du GATT, puis de l'OMC, qui a depuis été volontairement affaiblie au point d'être aujourd'hui en mort cérébrale. Aucune autre forme de coopération ne s'est imposée depuis.

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