Procédure antitrust : la Commission européenne pourrait bien amener Apple à réinventer son business model<!-- --> | Atlantico.fr
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Apple est dans le viseur de la Commission européenne pour des pratiques anti-concurrentielles.
Apple est dans le viseur de la Commission européenne pour des pratiques anti-concurrentielles.
©SEBASTIEN BOZON / AFP

Régulation

La Commission européenne conteste les règles de l'App Store. La firme à la pomme est accusée de violer la loi sur les marchés numériques et risque une amende pouvant aller jusqu'à 10% du chiffre d'affaires annuel global.

Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

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Atlantico : En quoi consistent les accusations de Bruxelles contre Apple concernant la violation des règles de concurrence de l'UE ?
Julien Pillot : La Commission européenne reproche à Apple de faire de l'App Store un point de passage obligatoire pour la distribution d'applications, ce qui permet à Apple de fixer des conditions techniques et tarifaires strictes, incluant la facturation de frais de services jugés disproportionnés au regard du service rendu. Plus concrètement, la Commission reproche à Apple de ne pas permettre aux développeurs de facilement faire la promotion de canaux de distribution alternatifs pour leurs applications, de rendre ces alternatives si opaques qu'elles en deviennent soit invisibles soit décourageantes pour les consommateurs.
Bruxelles souhaite ainsi offrir aux consommateurs des alternatives faciles d'accès, comme le téléchargement direct depuis les sites des développeurs, afin de stimuler la concurrence et potentiellement réduire les coûts pour les utilisateurs.
Cette affaire est intéressante car il s'agirait d'une première application d'ampleur du Digital Markets Act (DMA), un outil de régulation récemment promulgué qui est entré pleinement en vigueur le 7 mars. Ce texte vise des entreprises particulières, appelées "gatekeepers", qui contrôlent de fait l'accès aux marchés numériques, et disposent donc d'un pouvoir de marché dont elles sont susceptibles d'abuser pour étouffer la concurrence. Apple, considéré comme un gatekeeper sur le marché de la téléphonie mobile, et plus précisément sur le segment de la distribution d'applications, est ainsi suspecté de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour préserver une concurrence effective.
Comment la Commission européenne justifie-t-elle ses accusations contre Apple, et quelles sont les preuves avancées ? Comment Apple peut-il se défendre ? Et quels impacts potentiels cette procédure pourrait-elle avoir sur les pratiques commerciales d'Apple en Europe ? Cela peut-il contraindre Apple à changer son business model ?
Comme nous l'avons vu, au titre du Digital Markets Act (DMA), Apple est investi d'une responsabilité particulière vis-à-vis de la préservation d'une concurrence effective et doit donc s'assurer de ne pas étouffer la concurrence par l'imposition de mesures techniques ou commerciales restrictives.
Il existe des soupçons selon lesquels Apple pourrait ne pas être en conformité avec les exigences de l'Union Européenne. On peut, en effet, supputer que la Commission dispose d'un faisceau d'indices graves et concordants qui justifient l'ouverture d'une procédure à l'encontre d'Apple, attendu que l'entreprise n'a pas été en mesure, dans le cadre de discussions préliminaires avec la Commission Européenne, d'apporter des réponses satisfaisantes aux préoccupations formulées par l'autorité de la concurrence. Il faut toutefois rappeler qu'aucune condamnation n'a été prononcée à ce jour, et qu'Apple conteste les faits qui lui sont reprochés et aura la possibilité de se défendre. Rien ne permet d'affirmer qu'Apple sera sanctionné au terme de la procédure.
Pour ce qui concerne l'instruction, concrètement, la Commission va apprécier trois points :
  • Le caractère justifié ou abusif de la redevance de 0,5€ par téléchargement qu'Apple impose aux développeurs au titre du support technique rendu
  • Savoir si Apple a tout mis en œuvre pour faciliter le du parcours client vers les plateformes de téléchargement alternatives
  • La conformité au DMA des conditions techniques et commerciales qu'Apple impose aux développeurs désireux de fournir une plateforme de téléchargement alternative, ou de permettre un téléchargement de leurs applications en dehors de l'App Store.
De son côté, Apple défend ses pratiques en affirmant que centraliser les applications dans l'App Store réduit les coûts de transaction pour les consommateurs et garantit une meilleure sécurité, ce qui est au cœur de sa promesse commerciale et lui permet de bénéficier d'un premium de prix. On comprend dès lors que la résolution de l'affaire se fera sur des considérations juridco-économiques : une éventuelle obligation faite à Apple d'ouvrir davantage son écosystème pourrait réduire les coûts pour les consommateurs, mais pourrait aussi potentiellement diminuer la sécurité des appareils Apple, ce qui se traduirait par une augmentation des coûts. Il s'agira donc de s'assurer que les gains excèdent les effets contre-productifs.
Le processus en cours devrait aboutir au plus tard le 25 mars 2025, et pourrait potentiellement déboucher sur une condamnation. Cette décision reviendra au juge de la concurrence, qui déterminera si une sanction est justifiée. Le cas échéant, Apple pourrait être condamnée à une amende pouvant se monter à 10% de son chiffre d'affaires annuel et même 20% en cas de récidive. Une telle sanction peut également être assorties de remèdes comportementaux ou structurels très contraignants tels que, par exemple, la vente forcée de certaines business units ou l'interdiction d'acquérir des entreprises qui exercent des activités en lien avec les pratiques problématiques. Rendez-vous en mars 2025 pour le verdict.
En quoi cette affaire illustre-t-elle le rôle du droit à la concurrence européen comme l'une des principales réussites de l'Europe ?
L'Union européenne a fait de la politique de concurrence un pilier fondamental de sa construction. Les articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne encadrent strictement les pratiques commerciales pour garantir une concurrence équitable. Depuis sa création, l'UE vise à créer un marché unifié, nécessitant une concurrence non faussée. 
La politique de concurrence européenne s'efforce de prévenir les cartels, les ententes anticoncurrentielles et les abus de position dominante. Cela inclut les abus de monopolisation, les entraves à la concurrence et les acquisitions visant à éliminer la concurrence potentielle, ou à entraver l'innovation. Cette approche est inscrite dans les traités fondateurs de l'UE, conférant à ces règles une importance quasi constitutionnelle.
Les succès de cette politique sont nombreux : des sanctions financières significatives, parfois dépassant le milliard d'euros, et des remèdes comportementaux permettant l'éclosion d'une concurrence dans des marchés jadis quasi-monopolistiques, comme dans le cas d'Internet Explorer (Microsoft avait été obligé de proposer des navigateurs alternatifs lors de la première installation de Windows, ce qui a permis à Chrome, Firefox, Netscape de concurrencer le navigateur de Microsoft) sont à mettre au crédit de cette politique comme dans le cas de Microsoft, ont été appliqués. Ces mesures ont bénéficié tant aux concurrents qu'aux consommateurs, en offrant plus de choix et en favorisant l'innovation. 
Un exemple récent est l'adoption de l'USB-C comme standard de marché pour les appareils électroniques, réduisant les coûts pour les consommateurs et les barrières à la sortie. Cependant, cette politique peut parfois être questionnée. Par exemple, elle peut parfois empêcher des fusions qui pourraient renforcer les entreprises européennes face à une concurrence internationale, comme dans les cas de TF1-M6 et Alstom-Siemens.
En somme, bien que la politique de concurrence européenne soit une réussite, elle doit parfois trouver un équilibre entre dogmatisme et pragmatisme pour rester efficace dans un marché globalisé.
Quels précédents cette procédure pourrait-elle créer pour d'autres entreprises technologiques opérant en Europe ?
Si Apple devait finalement être sanctionnée pour ces motifs dans le cadre du DMA, cela créerait un précédent significatif susceptible de discipliner les autres gatekeepers et de crédibiliser l'action des autorités de concurrence européennes. Dit autrement, la menace de sanction et de sévérité - aujourd'hui hypothétique - pourrait devenir plus tangible. D'autres entreprises pourraient alors réévaluer leurs propres pratiques commerciales en réponse à ce signal fort de l'Union Européenne, démontrant une application vigoureuse de la réglementation antitrust via la régulation excentrée.
Cela pourrait inciter les acteurs du marché à ajuster leurs stratégies pour éviter des sanctions similaires à celles potentiellement imposées à Apple. Pour l'instant, cependant, cela relève davantage de la spéculation puisque, rappelons-le, Apple n'a pas encore été formellement sanctionnée. En revanche, si une condamnation survient rapidement et s'avère particulièrement sévère, alors les autres gatekeepers pourraient être tentés de revoir leurs pratiques en Europe, s'ils les savent contraires aux dispositions du DMA. Les entreprises, aussi puissantes soient-elles, n'aiment guère prendre le risque de s'engager dans des procédures longues, coûteuses et incertaines, surtout si elles anticipent le prononcé probable d'une sanction importante. Frapper fort et rapidement, c'est envoyer un signal de fermeté à l'ensemble des acteurs du marché susceptible de les discipliner... au plus grand bénéfice de la dynamique concurrentielle et par extension, des citoyens européens.

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