Pourquoi le grand mufti d’Arabie saoudite est d’une rare hypocrisie en qualifiant maintenant les califoutraques islamiques d’ennemis numéro un de l’islam<!-- --> | Atlantico.fr
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Le grand mufti d'Arabie saoudite, Abdel Aziz Al-Cheikh, estime que les jihadistes de l'Etat islamique et d'Al-Qaïda, sont l'"ennemi numéro un de l'islam".
Le grand mufti d'Arabie saoudite, Abdel Aziz Al-Cheikh, estime que les jihadistes de l'Etat islamique et d'Al-Qaïda, sont l'"ennemi numéro un de l'islam".
©REUTERS/Ali Jarekji

Marche arrière

Après avoir contribué à l'émergence de l’État islamique, l'Arabie saoudite a bien été obligée de condamner officiellement la créature qui a échappé à son influence. C'est ainsi que la plus haute autorité religieuse du pays, Abdel Aziz Al-Cheikh, a qualifié le groupe terroriste "d'ennemi numéro un de l'islam".

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Cet article est une mise à jour d'une précendente publication sur Atlantico.

Atlantico : Mardi 20 août, le grand mufti d'Arabie Saoudite a violemment condamné l'Etat islamique d'Irak et du Levant, en le qualifiant "d’ennemi numéro un de l’Islam". Au regard de leur responsabilité dans les troubles que vit l’Irak, notamment du fait des nombreuses initiatives prises pour implanter le wahhabisme dans la région, en quoi cette déclaration est-elle paradoxale ?

Alain Rodier : Il est évident que le Cheikh Abdulaziz Al al-Cheikh, la plus importante autorité religieuse en Arabie saoudite qui est la gardienne des lieux saints de la Mecque et de Médine ne doit rien au hasard. Elle avait été précédée par d’autres déclarations condamnant l’EI mais cette dernière est la plus virulente : "les idées extrémistes, militantes et terroristes qui répandent la ruine sur la terre détruisant la civilisation humaine, ne font en aucune façon partie de l’Islam mais sont son premier ennemi et les musulmans en sont ses premières victimes". Cette déclaration a certainement été faite avec l’accord (peut-être même sur ordre) de la famille royale saoudienne.

Il convient de combattre le "califat islamique" sur le plan des idées et donc, sur celui de la religion qu’il met en avant. En effet, le pouvoir attractif de l’EI est le phénomène le plus inquiétant. Sous prétexte d’une application pure et dure de la loi islamique, il attire de plus en plus de volontaires : des combattants provenant d’autres mouvements - particulièrement syriens - et des nouvelles recrues. Il faut donc affirmer à ces volontaires qu’ils sont dans l’erreur et qu’ils deviennent à leur tour des "apostats" s’ils rejoignent ce mouvement. D’ailleurs, au niveau des idées religieuses, d’autres hauts responsables sunnites ont aussi condamné l’EI : le grand mufti de la très influente Université égyptienne d’Al Azhar (Shawqi Allam) et Youssef al-Qaradawi, le guide spirituel officieux des Frères musulmans qui vit au Qatar.

Il est donc intéressant de voir se dessiner une "union sacrée" qui se dessine entre factions rivales du sunnisme (Arabie saoudite d’un côté et Qatar et Frères musulmans de l’autre) contre l’ennemi commun : le calife Ibrahim (Abou Bakr al-Baghdadi).

Depuis la fin de la Guerre froide, de nombreuses mosquées et écoles coraniques wahhabites ont été financées par l'Arabie saoudite dans les Balkans, modifiant ainsi la culture musulmane locale d'inspiration soufie vers le wahhabisme, pratique radicale de l'islam, rapporte un article du Financial Times (lire ici en anglais). Dans quelle mesure l'Arabie saoudite, dans son approche du wahhabisme, a-t-elle participé au développement d'un terrain favorable pour des groupes comme l'Etat islamique en Irak et au levant ? Quels sont les précédents historiques ?

Le financement des groupes djihadistes par l'Arabie saoudite a débuté lors de la guerre menée contre les soviétiques qui ont envahi l'Afghanistan en 1979. Le but était de bouter les infidèles russes hors de ce pays musulman. Cela s'est fait avec la coopération des Pakistanais avec lesquels Riyad a toujours entretenu d'excellentes relations. Toutefois, les Saoudiens ont également soutenu par la suite des mouvements islamistes opposés au pouvoir en place à Islamabad. Il est vrai que cette aide destinée aux populations des zones tribales pakistanaises (situées au nord-ouest du pays) était parfois détournée à l'insu de ses donateurs.

Par contre, Riyad n'a pas apprécié le fait qu'Oussama Ben Laden, qui était en contact avec les services spéciaux saoudiens, commence à "ruer dans les brancards" après la fin de la guerre. A noter que sa notoriété de l'époque venait du fait de son appartenance à une importante famille qui était proche de la famille royale saoudienne. Son passé "héroïque" n'est qu'une construction qui est venue étayer sa légende après coup. Riyad l'a déclaré indésirable et il est allé se réfugier au Soudan en 1993. La rupture totale est intervenue lorsque les Américains se sont installés en Arabie saoudite lors de la guerre du Golfe en 1990/1991. Il n'a pas compris la realpolitik menée par la famille royale qui avançait son wahhabisme pur et dur mais tolérait la présence de soldats impies en terre sainte.

Parallèlement à cela, l'Arabie saoudite finançait dans l'ensemble du monde musulman la construction de mosquées via des organisations caritatives afin d'y étendre son influence, en particulier pour contrecarrer celle de Téhéran et des Frères musulmans, déjà considérés comme des adversaires. Ces opérations se sont poursuivies jusqu'à ce jour, même en Occident. Il convient de comprendre ce fait dans la lutte sourde que Riyad mène contre les Frères musulmans (en particulier bien représentés au Qatar).

En Syrie, Riyad s'est vite rendu compte du danger représenté par l'EIIL et a créé le "Front Islamique" (FI) pour faire barrage. Force est de constater que cette initiative n'a pas été couronnée de succès malgré la campagne de désinformation qui a eu lieu en 2013. A savoir que la propagande de la rébellion prétendait que l'EIIL était en retrait alors que ce mouvement qui s'était étendu géographiquement très (trop?) rapidement, ne faisait que se regrouper sur des positions où il était en force. Depuis, il est reparti à l'offensive et devrait encore gagner du terrain dans ce pays. A noter que Damas, qui avait favorisé l'émergence de l'EIIL à des fins tactiques (pour affaiblir les rebelles en les divisant) en libérant nombre de prisonniers qui l'ont rejoint et en ne le combattant pas énergiquement, s'en mord les doigts aujourd'hui. Il faut dire qu'au départ, l'EIIL n'était pas présent dans des zones jugées comme stratégiques par le régime syrien. 

Comment la situation est-elle devenue hors de contrôle pour les saoudiens ?

Personne n’avait anticipé, ni la sécession de l’EIIL (devenu EI) qui a quitté le giron d’Al-Qaida à l’été 2013, ni ses succès extrêmement rapides rencontrés sur le terrain en Syrie et en Irak. Il représente maintenant un danger pour tous les pouvoirs théocratiques, en particulier pour le roi Abdallah. La lutte sur le plan des idées est prioritaire et doit accompagner celle sur le terrain.

Cela dit, les choses évoluent désormais vite. Les troupes de l’EI ont remporté de rapides victoires en Irak car elles ont su concentrer leurs efforts sur des points faibles de l’adversaire. Elles ne sont pas suffisantes en nombre pour tenir tous les territoires qu’elles ont conquis. De plus, les tribus sunnites irakiennes qui ont soutenu l’EI peuvent se retourner contre ce mouvement, un peu comme les Sahwa (les milices du réveil) l’ont fait en 2006 puis en 2011 avec l’appui des Américains. L’Etat Islamique d’Irak (EII) de l’époque avait alors connu de lourdes défaites militaires. Il est donc probable que l’on assiste dans les semaines à venir à un reflux de l’EI, au moins en Irak car en Syrie, il est plutôt en train de progressser au nord d’Alep. Cela ne veut pas dire qu’il sera vaincu. Selon l’expression militaire, l’EI se « repliera sur des positions préparées à l’avance. » Et cela ne change rien à la guerre larvée qui oppose au Proche-Orient les Etats sunnites à l’Iran chiite.

En quoi le califat menace-t-il aujourd'hui l'Arabie saoudite ? 

Comme Al-Qaida, l'EI conteste la famille royale saoudienne en prétendant que ses membres sont des corrompus aux ordres des Etats-Unis et d'Israël. Le souhait du calife Ibrahim est de renverser la famille royale pour y étendre son califat. Cette terre de djihad n'est pas aujourd'hui à l'ordre du jour du califat qui essaye de consolider sa "base arrière” située à cheval sur la Syrie et l'Irak. Ses objectifs à moyen terme sont plus le Liban, la Jordanie et le Sinaï. De cette dernière terre, il pourra s'en prendre au régime égyptien et à Israël, la cause palestinienne semblant être un de ses moteurs alors qu'Al-Qaida ne s'y est jamais vraiment intéressé. Le problème pour l'EI est qu' Al-Qaida est très influent au Yémen via son mouvement franchisé, Al-Qaida dans la Péninsule Arabique (AQPA). Ce pays peut constituer la "base d'assaut" pour conquérir l'Arabie saoudite. Il est symptomatique de constater qu’AQAP a déclaré sa « solidarité » avec des « frères de l’EI » qui combattent en Irak et en Syrie. Si ce n’est pas encore un signe d’allégeance, c’est peut-être le début d’un rapprochement qui pourrait aboutir à une alliance. Il ne faut pas oublier que c'est un combat de longue haleine. La notion du temps n'est pas la même en Orient qu'en Occident. Ce n'est pas un hasard si l'on voit des jeunes enfants dans les rangs de l'EI. Ils constituent la génération qui poursuivra le djihad de leurs pères. Ces derniers n'ont aucun espoir d'en voir le bout.

En revanche, ne peut-on pas considérer que l'Arabie Saoudite joue avec le feu, sachant que certains de ses citoyens financent le califat ?

Riyad a décidé, depuis un an environ, de condamner ceux qui vont mener le djihad en Syrie sans son approbation. Il faut inclure les combattants mais aussi les financiers. La menace est considérée comme trop importante par le régime pour qu'il persiste à tergiverser. D'ailleurs, il semble que les "riches donateurs" sont maintenant plus issus du Koweït que d’Arabie saoudite. Cela dit, il est difficile de contrôler étroitement tous les cheikhs saoudiens dont certains ne portent pas la famille royale dans leur coeur.

Si le djihad mené par Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé, menace l'Arabie Saoudite, d'un point de vue théologique, l'islam revendiqué par le califat est-il réellement différent de l'orthodoxie wahhabite ?

Sur le plan théologique, c'est identique. Riyad fait preuve de pragmatisme, c'est tout. La différence entre wahhabisme et salafisme est ténue.

Quelles sont les autres sources du développement d'un islam radical au Moyen Orient ? 

De moins en moins d'instances étatiques soutiennent l'islam radical combattant au Moyen Orient car elles savent qu'elles sont considérées comme "corrompues". L'objectif des djihadistes internationalistes est de les abattre. Cela dit, des individus isolés semblent encore y trouver leur compte. L'EI tire beaucoup de ses revenus des productions des installations pétrolières qu'il a saisies. Il se livre également à un important trafic de pièces archéologiques.

Quelle importance les tensions entre les chiites et les sunnites ont-elles dans ce développement ?

Globalement, les sunnites haïssent les chiites, considérés comme des "apostats", c'est-à-dire des traîtres à l'islam. L'inverse n'est pas vrai, mais les chiites, via l'Iran, ont tenté d'étendre leur influence dans le monde, ce qui a été très mal perçu par les sunnites. Ces derniers se sont sentis agressés. Le phénomène de "peur" est une récurrence dans l'Histoire.  

Quel fut le rôle joué par la révolution islamique chiite de 1979 en Iran dans l'attitude prosélyte de l'Arabie saoudite ? Qu'en est-il de l'invasion de l'Irak en 2003 ?

L'Arabie saoudite n'a pas apprécié la volonté expansionniste de l'Iran après la révolution de 1979. En réalité, sa première réaction a été défensive (le fameux phénomène de "peur"). Mais la meilleure défense étant dans l'attaque ...

L'invasion de l'Irak en 2003 par les Etats-Unis a été provoquée et aidée par les services de renseignement iraniens. Le pouvoir en place à Téhéran était ravi de voir les Etats-Unis s'embourber en Irak (la menace que Washington faisait peser sur l'Iran avait diminué d'autant) et surtout, cela leur permettait de se débarrasser de leur vieil ennemi Saddam Hussein.

Les Etats-Unis, et plus largement l'Occident, alliés de Riyad, n'ont-ils pas également une part de responsabilité dans la situation actuelle ? 

Tout le monde a une responsabilité dans ce qui se passe aujourd'hui. La vision droit de l'hommiste sélective occidentale (qui s'est inquiété d'un quelconque respect des règles démocratiques en Arabie saoudite et dans les Etats du Golfe persique ?) a provoqué des déstabilisations de bon nombre d'Etats. En fait, les dirigeant occidentaux raisonnent à l'émotion, ce qui ne fait pas la base d'une politique étrangère. La prospective à long terme semble être absente des préoccupations des dirigeants occidentaux.  

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