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Pas d'amalgame : pourquoi les élites s'inquiètent à tort du regard des Français sur leurs concitoyens musulmans
©CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Résilience

De nombreuses études ont été menées, notamment par l'Ifop, sur le regard des Français envers les musulmans. L'expression "pas d'amalgame" aurait-elle tendance à polluer le débat au sein de la société française ?

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul est un ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Il a remis au gouvernement, en février 2018, un rapport sur la laïcité. Il a cofondé en 2015 le Printemps Républicain (avec le politologue Laurent Bouvet), et lance actuellement un think tank, "L'Aurore".

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Atlantico.fr : Plusieurs études ont été réalisées sur le regard des Français envers les musulmans. L'une des dernières en date est une étude Ifop datant de 2018. 56% des Français estiment les musulmans compatibles avec les valeurs de la société française alors qu'une majorité pensait l'inverse dans le passé. Ce chiffre est-il surprenant ? Comment expliquer ce changement d'opinion envers les musulmans de France ?

Gilles Clavreul : Ces résultats s’inscrivent dans une tendance longue de la société française, qui n’est d’ailleurs pas spécifique au regard que les Français portent sur les musulmans : nous sommes, malgré tout de plus en plus tolérants. Depuis 1990, une équipe de sociologues du CNRS conduit chaque année une enquête d’opinion pour le rapport annuel de la commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH). Elle mesure à cet effet un « indice longitudinal de tolérance » qui synthétise les réponses des sondés à diverses questions portant sur la perception des étrangers, l’acceptation de l’homosexualité ou encore le rapport à l’autorité. Or cet « indice de tolérance » n’a jamais été aussi élevé : l’indice a augmenté de 15 points entre 2013 et 2018. C’est tout particulièrement vrai en matière de valeurs, ce qui n’est pas une surprise, mais c’est aussi le cas sur la perception des personnes et des groupes d’origine, de culture ou de religion différentes.

De même, les comparaisons internationales placent la France en position haute en matière de tolérance envers les musulmans, derrière les pays scandinaves, l’Espagne et le Portugal, mais devant l’Allemagne, le Royaume-Uni ou l’Italie. Ainsi, selon l’institut américain Pew Research, deux Français sur trois se disent prêts à avoir un musulman comme membre de la famille (66%), contre 55% en Allemagne et 53% au Royaume-Uni. Au total, 80% des Français pensent que les musulmans sont des Français comme les autres et 81% estiment qu’ils doivent pouvoir exercer leur religion librement.

Quand on entre davantage dans le détail, on s’aperçoit que les Français n’ont pas une appréciation monolithique de l’islam : autant ils défendent la liberté du culte et trouvent par exemple normal que les musulmans fassent le ramadan ou observent certains interdits alimentaires, autant les manifestations ostensibles de la foi dans l’espace public sont beaucoup moins bien acceptées, notamment lorsque le statut de la femme est en jeu. Comme l’a montré un sondage de l’IFOP cet été, le burkini est massivement rejeté par les Français. Le port du voile, quoique dans des proportions moindres, est également critiqué. Là, il y a un vrai conflit de valeurs et de perception qui, on le voit bien, ne touche pas toutes les dimensions de la vie sociale (manger halal n’est pas perçu comme incompatible avec la vie en société), mais qui ont trait, disons, à une certaine façon d’apparaître aux yeux des autres, notamment dans la relation hommes/femmes. En filigrane se dessine la question de l’islamisme, que les Français redoutent et qu’ils rejettent massivement, mais sans le confondre avec l’islam tel que le pratique la majorité des musulmans.

De même, autant les Français apparaissent globalement tolérants, autant ils réclament davantage de fermeté en matière d’immigration et montrent de plus en plus de scepticisme sur ses bienfaits. Ce découplage, même s’il est relatif, entre système de valeurs et rapport à l’immigration, devrait inspirer une évolution sur la façon de traiter de ces questions, qui sont délicates et complexes et qui ne devraient pas donner lieu à des jugements moralisateurs ou à l’emporte-pièce. C’est en tout cas l’humble conseil qu’on aimerait donner aux formations politiques républicaines qui veulent lutter contre le racisme et freiner la progression de l’extrême-droite…

Car l’évolution globalement favorable que j’ai décrite masque des disparités importantes selon les groupes sociaux – notamment en fonction du niveau de diplôme – et les sensibilités politiques. Dans « l’archipel français » magistralement décrit par Jérôme Fourquet, il y a un groupe d’îles relativement proches et homogènes sur les plan de valeurs : majoritaires, elles constituent la société intégrée, attachée à la démocratie et à ses grands principes. Mais il y a aussi des îlots détachés voire déconnectés du grand archipel, pour continuer à filer la métaphore. Là, l’hostilité aux musulmans est répandue, voire revendiquée, l’insécurité culturelle dont parle Laurent Bouvet est manifeste, et la défiance envers la capacité des politiques à protéger les citoyens de toutes les menaces – mondialisation, concurrence économique, mais aussi une immigration dont on redoute qu’elle amène un modèle culturel qu’on ne désire pas – est particulièrement élevée.

En 2015, après les attentats de Charlie Hebdo, une étude réalisée par l'IFOP pour Atlantico a montré que la proportion de Français estimant que la présence d’une communauté musulmane constitue une menace pour l’identité du pays n’a presque pas varié (44% contre 40%), et ce malgré les attentats de janvier. N'est-ce pas l'illustration d'une résilience de la société française après des événements comme ceux qu'on a connu ce week-end ? 

L’un des buts théorisés par les stratèges du djihad de « troisième génération », comme le nomme Gilles Kepel, était d’entraîner les pays européens, et la France en particulier, du fait de son importante population de confession musulmane, dans un engrenage de violence. Les attentats devaient déclencher la fureur des opinions publiques et conduire à des représailles contre les musulmans, ce qui aurait permis de radicaliser les positions de part et d’autre et de légitimer, au sein de la supposée « communauté », les tenants de la ligne dure. Mais les choses ne se sont pas du tout passées comme les jihadistes l’auraient voulu. Non seulement la France a fait bloc le 11 janvier, mais les actes anti-musulmans des jours qui ont suivi – principalement des tags, des têtes de cochon déposées devant les mosquées, mais aussi quelques violences par armes à feu dont les conséquences auraient pu être beaucoup plus graves – se sont étalées sur quelques semaines, avant un retour au calme. Au total, les actes anti-musulmans ont certes atteint un pic en 2015 – 429 actes -, mais l’augmentation était entièrement acquise au cours du premier trimestre. Dès 2016, les actes ont fortement baissé (185 actes) avant d’atteindre un plancher en 2018 avec seulement 100 actes sur toute l’année, soit cinq fois moins que les actes antisémites.

Ce moment crucial de l’Histoire de notre pays n’a pas encore été analysé comme il le mérite. Quoi qu’on pense du bilan politique du quinquennat précédent, il me semble que ses responsables ont été à la hauteur de la situation et qu’on peut le faire crédit, au-delà de nos sensibilités respectives, d’avoir eu de bonnes réactions, à la fois symboliques, sécuritaires, etc. Mais, incontestablement, sans que le politique y soit pour grand-chose, quelque chose s’est produit plus en profondeur dans la société française, comme si les Français, héritiers d’une histoire longue, celle de la République et des valeurs qui la portent, avaient compris la nécessité de resserrer leurs liens, de revenir aux gestes qui permettent à une communauté politique de se retrouver – se réunir, discuter, se reconnaître des responsabilités vis-à-vis du collectif – bref, d’opposer à la violence terroriste, non pas une tolérance insipide, mais un sens réinstitué du commun. Il me semble que les services publics et ceux qui y concourent de près ou d’un peu plus loin (bénévoles, associations, etc.) ont joué, dans les premières lignes de la République, un rôle essentiel à cet égard.

On ne doit cependant pas non plus enjoliver le tableau à l’excès. D’abord, l’envie d’en découdre existe aussi, dans une frange minoritaire de la population. Même si nous n’avons pas la même tradition de mouvements suprémacistes néo-nazis qu’aux Etats-Unis ou dans le nord et l’est de l’Europe, nous ne sommes pas à l’abri d’actions violentes conçues comme des « représailles blanches ». On peut aussi redouter, davantage peut-être, une bagarre qui dégénère et qui se termine par une ratonnade, dans le quart sud-est en particulier où là aussi, l’histoire longue a son poids. De l’autre côté, l’islamisme, sous ses multiples avatars, n’a pas ralenti sa progression, bien au contraire. A chaque attentat correspond une contre-offensive médiatique qui tente de renverser la responsabilité des drames qui surviennent sur l’Occident, ou la France. Dès le 11 janvier, on revendique de n’être « pas Charlie », puis on dénonce la « déferlante islamophobe » dont la marque serait moins les têtes de cochon devant les mosquées que le « racisme d’Etat », un thème appelé à faire florès après le Bataclan et le déclenchement de l’état d’urgence. En août 2016, c’est le burkini qui est monté en épingle, si on ose dire, deux semaines après l’attentat de Nice, sur les lieux mêmes où il s’était produit. A chaque fois, il s’agit d’effacer symboliquement ce qui vient de se produire et de retourner la responsabilité contre l’Etat, avec l’appui d’acteurs médiatiques, politiques et même, parfois, institutionnels, sans parler de la large caisse de résonance que lui offrent, en Angleterre et aux Etats-Unis, des médias « progressistes » peu au fait des réalités hexagonales, ou plus prosaïquement bon public quand il s’agit de faire du French bashing.

Le 11 décembre 2015, un mois après les attentats, un meeting « Pour une politique de paix, de justice et de dignité » rassemblait à Saint-Denis des organisations d’extrême-gauche, des sections syndicales, des représentants de la Ligue des Droits de l’Homme, autour des collectifs décoloniaux, du Parti des Indigènes de la République, du CCIF, des universitaires militants, etc. L’invité d’honneur est Tariq Ramadan. Entre deux motions de soutien à la Palestine, on dénonce une justice d’exception et une police raciste. On retrouvera plusieurs des orateurs, dont certains ont des liens directs plus ou moins avoués avec la mouvance des Frères musulmans, dans des réunions organisés par des institutions officielles comme la CNCDH que je citai plus haut, ou mobilisés dans des partenariats locaux pour, soi-disant, lutter contre le racisme et les préjugés, voire bénéficier de financements publics.

Au fond, l’islamisme dur, celui des attentats, n’a pas réussi la percée symbolique qu’il espérait. Mais l’islamisme soft, celui qui prétend incarner un juste milieu, œuvrer au « vivre-ensemble », être un partenaire pour les pouvoirs publics et qui dispose d’une certaine sympathie parmi des relais d’opinion « progressistes », celui-là continue de marquer des points. Or, quoique rivaux, ces deux islamismes partagent une même matrice idéologique, un même corpus de valeurs, et surtout un même horizon téléologique. Ils diffèrent par les moyens plus que par les buts. De ce point de vue, la très faible connaissance qu’ont les acteurs publics dans leur ensemble des forces agissantes au sein de ces différentes mouvances est un vrai problème, jusqu’à présent irrésolu. Chez les élus ou dans les administrations, à part quelques vrais spécialistes qui sont rares, on ne sait trop à quel imam se vouer et on mise un peu au hasard sur toutes les cases du tapis, avec une dilection pour les plus coopératifs des véhéments. Or cette recherche des « compromis acceptables » ne peut fonctionner qu’avec des acteurs sincèrement désireux de coopérer. Tel n’est pas le cas des Frères musulmans.

Les Français vous semblent-ils faire la part des choses entre ce qui est de l'ordre de la violence terroriste, de l'ordre du religieux et de l'ordre enfin des relations du quotidien ?

C’est ce que j’observe en effet, et il me semble important de dire que, dans cette évolution, les Français de confession musulmane jouent eux-mêmes un rôle moteur, très loin de l’image de victimes passives dans laquelle les entrepreneurs identitaires veulent les enfermer. Si les Français « majoritaires », c’est-à-dire non musulmans, ont une image plutôt positive et une relation normale à l’islam et aux musulmans, on le doit à la fois au socle de valeurs républicaines et à l’engagement des Français musulmans dans la citoyenneté. Cette dynamique échappe pour l’essentiel aux manipulations des entrepreneurs identitaires, ce qui est heureux ; en revanche, cela ne règle pas l’enfermement idéologique, mais aussi culturel, social, mental, d’une partie de la jeunesse musulmane, qui s’est ancrée dans un islam bigot, ritualiste à l’extrême, marqué à la fois par le rigorisme des valeurs et le rejet de la France. Et cela ne règle pas non plus l’isolement croissant de ces Français ancrés dans une vision crépusculaire où l’islam vient signifier, de façon fantasmatique, leur propre effacement de la surface du monde. Là-dessus, la classe politique, les intellectuels, les acteurs sociaux, n’ont pas trouvé la réponse. Nous vivons dans de grands espaces ouverts, et pour l’essentiel, nous en profitons. Mais plein de petits fortins s’élèvent tout autour de nous. Ces barricades qui se dressent, nous aurions tort de seulement les contourner : c’est notre propre horizon qu’elles bouchent, à court terme.

Cet entretien a été initialement publié sur le site d'Atlantico en septembre 2019. 

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