Nouveau Front populaire : cette amnésie historique qui a mené à la soumission de la gauche aux Insoumis<!-- --> | Atlantico.fr
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Des manifestants tiennent une banderole avec l'inscription "Front populaire" alors qu'ils se rassemblent place de la République pour manifester contre la victoire du Rassemblement national (RN) en vue des élections législatives, à Paris, le 10 juin 2024.
Des manifestants tiennent une banderole avec l'inscription "Front populaire" alors qu'ils se rassemblent place de la République pour manifester contre la victoire du Rassemblement national (RN) en vue des élections législatives, à Paris, le 10 juin 2024.
©Geoffroy VAN DER HASSELT / AFP

Déroute morale

C’est là le plus extraordinaire dans la période que nous vivons depuis dimanche dernier : l’exigence de « moralité » de la gauche vis-à-vis de la droite, alors que la gauche elle-même est en train de s’allier avec un « antisémitisme d’atmosphère ».

Chantal Delsol

Chantal Delsol

Chantal Delsol est journaliste, philosophe,  écrivain, et historienne des idées politiques.

 

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Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico : Comment expliquez-vous l'absence de remise en question critique de la gauche française sur son attitude durant les années 30 et la Seconde Guerre mondiale, et quelles conséquences cette amnésie historique a-t-elle eues sur son évolution politique et morale ?

Chantal Delsol : Il est vrai que c’est là le plus extraordinaire dans la période que nous vivons depuis dimanche dernier : l’exigence de « moralité » de la gauche vis-à-vis de la droite, alors que la gauche elle-même est en train de s’allier avec un « antisémitisme d’atmosphère ». Autrement dit, l’antisémitisme ne serait rien tant qu’il est porté par la gauche. Nous avons là une démonstration grandeur nature du fait suivant : la gauche est morale quoiqu’elle fasse, la droite est immorale quoiqu’elle fasse. Cela ne marche, il faut bien le dire, que parce que la droite joue ce jeu-là avec une soumission pathétique, et accepte ce verdict les yeux baissés, sans comprendre qu’elle se trouve aujourd’hui dans la meilleure des situations pour briser ce tabou infâme : le RN n’est plus diabolisable, mais l’extrême gauche l’est franchement devenue.

Philippe Fabry : La gauche se distingue par sa tendance à regarder vers le présent et l'avenir plutôt que de se tourner vers le passé. Pour la gauche, le passé est souvent perçu comme l'héritage de la droite, car elle se considère comme une force de progrès. Tout ce qui constitue l'ordre établi est associé au conservatisme. Cette attitude est plus qu'une tradition ; c'est une disposition psychologique.

Étant en rupture avec le passé, la gauche ne se sent pas responsable de ce qui a été fait auparavant. Lorsqu'elle regarde en arrière, elle s'inspire parfois d'anciens modèles de gauche qui représentaient le progrès à leur époque. Cependant, elle refuse d'admettre toute responsabilité dans les héritages du passé, en raison de cette disposition d'esprit.

En réalité, c'est plutôt l'absence de conséquences qui est notable. On ne peut pas s'attendre à une remise en question de la gauche basée sur son expérience passée. Toute expérience négative est souvent ignorée. Par exemple, rappeler à la gauche ses erreurs passées, comme le soutien à Mao ou Pol Pot, n'a pas d'impact, car ceux qui étaient impliqués ont changé ou ne sont plus là.

Ceux à gauche capables de remise en question ont tendance à se droitiser et sont critiqués par ceux qui restent ancrés dans les idéaux de gauche. Ainsi, la gauche évolue librement, sans être entravée par son héritage.

En quoi le soutien historique de la gauche française à l'Union Soviétique et son manque de critique à l'égard du régime soviétique ou le fait que les figures de gauche comme Jean-Luc Mélenchon se revendiquent de l’héritage de la Révolution et de la dérive autoritaire de Robespierre ont-ils influencé les choix politiques et idéologiques de la gauche dans les décennies suivantes, et comment cette influence se manifeste-t-elle encore aujourd'hui ?

Chantal Delsol : Les horreurs et massacres de la grande Révolution sont un tabou en France, et les manuels d’histoire les mentionnent à peine, car il s’agit d’une pierre angulaire, fondatrice, et on ne peut la toucher sans faire vaciller l’édifice entier. La république française s’érige sur une terreur sans précédent (et sur un génocide, car les massacres vendéens sont bien un génocide au sens de Lemkin, les textes sont là pour le démontrer). La France promeut depuis l’ancien régime (lisez Tocqueville) un despotisme administré, reposant à la révolution sur l’exécution des classes aristocratiques et des régions restées fermement catholiques, puis sur la certitude que le peuple n’est pas assez intelligent pour prendre des décisions. La France n’a jamais été un pays véritablement démocratique. Le despotisme éclairé de Voltaire se retrouve aujourd’hui dans le « despotisme doux et éclairé » de Delors, (discours de Strasbourg,1999) puis dans la technocratie de Macron (la technocratie n’est rien d’autre qu’un despotisme : « une seule solution bonne, la mienne »). 

Philippe Fabry : La seule influence persistante de ce soutien réside principalement dans l'anti-américanisme. L'attitude pro-russe ou, plus largement, tiers-mondiste et anti-américaine, que l'on observe encore beaucoup à l'extrême gauche, s'est manifestée récemment autour de la question ukrainienne. Cela pousse certains à voir la Russie avec une certaine sympathie, la percevant comme une victime de l'impérialisme occidental.

Ces habitudes de pensée ont été contractées pendant les 70 années où la gauche française considérait la Russie soviétique comme un modèle de progrès. Cette perspective persiste, en partie parce que l'Union soviétique représentait une potentialité de rupture révolutionnaire par rapport à l'ordre capitaliste américain. Après la disparition de l'Union soviétique, la gauche n'a pas opéré de retour critique majeur sur cette période. Au contraire, elle a cherché d'autres idéologies pour continuer à contester l'impérialisme américain perçu comme dominant.

Comment l’absence de l’inventaire historique de la gauche sur le soutien au communisme ou aux Khmers rouges a contribué à transformer la gauche en camp du bien et a transmis cette image “positive” de la gauche alors que la droite a été en mesure de faire son droit d’inventaire et se retrouve très souvent traînée dans la boue ? 

Chantal Delsol : La gauche ne fait pas d’inventaire historique parce qu’elle pense avoir raison par nature : elle est du côté du progrès. La droite, d’ailleurs, a fait son droit d’inventaire parce qu’elle y a été forcée par la gauche. Personne ne se remet jamais en cause volontairement ! Depuis des décennies, c’est là le seul argument (massif il est vrai) par lequel la gauche parvient parfois au pouvoir : en forçant la droite à s’humilier de ses fautes passées pendant qu’elle-même porte fièrement ses fautes passées en bandoulière, comme s’il s’agissait de l’« insigne rouge du courage » (Stephen Crane). Je ne plains pas la droite. Elle est juste stupide de ne pas jouer le même jeu. Si elle veut disparaitre par bêtise, allons-y.

Comment les justifications coloniales avancées par des figures de la gauche, comme Jules Ferry, ont-elles façonné les discours et les politiques de la gauche contemporaine, et pourquoi ces aspects de l'histoire sont-ils souvent négligés dans les débats actuels ?

Philippe Fabry : La vision de Jules Ferry a perduré comme une vision fondamentale de la société. Même à travers la repentance coloniale, l'idée de supériorité civilisatrice reste présente. Lorsqu'on critique la colonisation en disant qu'elle est mauvaise et qu'il faut y revenir, ce n'est pas vraiment une remise en question de la supériorité européenne. Au contraire, c'est l'idée que l'Europe et l'Occident possèdent une supériorité morale, non plus pour justifier la colonisation, mais pour justifier la décolonisation. Cette capacité à reconnaître les erreurs coloniales est perçue comme une preuve de cette supériorité morale, plaçant l'Occident au-dessus des autres, qui sont encore vus comme coloniaux.

Par exemple, la gauche critique les Israéliens pour leurs actions contre les Palestiniens, mais s'émeut moins des situations similaires ailleurs, comme celle des Ouïghours. Cela reflète une mentalité où la violence entre non-Blancs est vue comme normale, tandis que la violence d'un Blanc envers un non-Blanc franchit une ligne morale.

Ainsi, même l'antiracisme contemporain peut être vu comme une prolongation de cette vision de supériorité raciale européenne, ce qui le rend hypocrite. Il existe donc deux types d'antiracisme : l'antiracisme occidental, qui repose sur cette supériorité morale, et l'antiracisme des populations autrefois considérées comme inférieures par les Européens, qui est une affirmation de leur propre valeur.

Aujourd'hui, la gauche s'identifie principalement au premier type d'antiracisme, mais tente aussi de s'aligner sur l'assertivité des populations d'origines étrangères, notamment d'Afrique. Cela explique en partie le communautarisme clientéliste des Insoumis, qui récupèrent l'anticolonialisme pro-palestinien à des fins électorales.

Pourquoi et comment la gauche actuelle en France semble-t-elle influencée voire dominée par La France Insoumise, et quelles sont les implications morales et idéologiques de cette situation pour l'ensemble du mouvement de gauche ? Comment la gauche peut-elle se réinventer idéologiquement et politiquement pour regagner sa cohérence et sa crédibilité ?

Chantal Delsol : Tout courant de pensée a tendance à être dominé et aspiré par ses extrêmes, dans un mouvement naturel. Les extrêmes ne mettent pas de gant, osent tout, ricanent au lieu de s’excuser, et ainsi occupent la place que les gens bien élevés font des courbettes pour obtenir. Mélenchon est un type ricanant et hargneux, prêt absolument à tout, comme il l’a déjà montré. Pensez-vous qu’un garçon policé et fin comme Glucksmann puisse résister trois minutes devant ce cromagnon ? Il faut que la certitude intérieure d’avoir raison juste parce qu’on est à gauche, quitte à s’allier avec un antisémitisme dégoutant, soit bien puissante dans la tête du distingué Glucksmann. Mais est-ce vraiment de la distinction que de porter cette certitude ? N’est-il pas, ce faisant, en train de se rabaisser au rang du cromagnon ? Voilà la question.

Philippe Fabry : Les implications de tout cela sont que la vision de la gauche portée par la France insoumise représente l'avenir. La gauche de demain sera incarnée par ces idées. Aujourd'hui, ceux à gauche qui défendent des valeurs laïques et universalistes sont des tenants de l'ancienne gauche, celle qui a dominé jusqu'à la fin du 20e siècle. 

Ces individus sont progressivement repoussés vers la droite, de la même manière que les républicains radicaux du 19e siècle ont été déplacés vers le centre. Avant, ils représentaient l'extrême-gauche, mais ont été supplantés par les socialistes dans le mouvement ouvrier. 

Actuellement, on observe un phénomène similaire avec l'islamo-gauchisme et le soutien aux populations musulmanes et immigrées, qui représentent une clientèle politique jeune et croissante. En revanche, l'idéologie laïque et universaliste devient de plus en plus une affaire de personnes âgées.

La France insoumise s'adresse à cette nouvelle réalité et est en passe de devenir hégémonique à gauche.

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