Puits sans fond
Ni sincère, ni lucide : l’Etat français se trompe structurellement sur ses recettes comme sur ses déficits
Le président de la commission des finances de l'Assemblée, Gilles Carrez, a estimé que le déficit de l'Etat allait déraper pour atteindre 80 milliards d'euros en fin d'année.
Jean-Michel Rocchi,Erwan Le Noan et Philippe Herlin
Jean-Michel Rocchi est professeur affilié de Finance à l’université Paris-Dauphinee. Il est auteur ou co-auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages dédié à la finance. Il est notamment l'auteur de Les paradis fiscaux (Sefi, mai 2011) et de plusieurs ouvrages sur les hedge funds.
Erwan Le Noan est consultant en stratégie et président d’une association qui prépare les lycéens de ZEP aux concours des grandes écoles et à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Avocat de formation, spécialisé en droit de la concurrence, il a été rapporteur de groupes de travail économiques et collabore à plusieurs think tanks. Il enseigne le droit et la macro-économie à Sciences Po (IEP Paris). Il écrit sur www.toujourspluslibre.com Twitter : @erwanlenoan
Philippe Herlin est chercheur en finance, chargé de cours au CNAM.
Il est l'auteur de L'or, un placement d'avenir (Eyrolles, 2012), de Repenser l'économie (Eyrolles, 2012) et de France, la faillite ? : Après la perte du AAA (Eyrolles 2012) et de La révolution du Bitcoin et des monnaies complémentaires : une solution pour échapper au système bancaire et à l'euro ? chez Atlantico Editions.
Il tient le site www.philippeherlin.com
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Atlantico : Le président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, Gilles Carrez, accompagné d'une quinzaine de députés de l'opposition ont présenté mardi 25 juin un document qui prévoit un déficit de l’État de 80 milliards d'euros en fin d'année, au lieu des 61,6 milliards prévus par la loi de finances. Malgré la hausse des impôts et la réduction des dépenses, le déficit public ne cesse de déraper. Existe-t-il des trous noirs dans lesquels se perd l'argent public ? Quels sont-ils ?
Philippe Herlin : Il n’y a pas à proprement parler de "trous noirs", on sait où passe l’argent public, on connaît les dépenses inutiles, la Cour des comptes les dénonce régulièrement ainsi que des organismes comme l’IFRAP (ndlr, think tank qui travaille sur l'efficacité des politiques publiques) ou Contribuables associés. Ce qui se passe en ce moment, c’est que la France est passée de l’autre côté de la courbe de Laffer, une progression des taux de l’impôt provoque une baisse des recettes fiscales ! Les recettes de la TVA baissent, ce qui indique un repli de la consommation. D’une façon globale l’économie se "replie" sur elle-même, ce n’est plus la peine de chercher à augmenter ses revenus, les impôts prendront tout. Nous entrons en dépression.
Jean-Michel Rocchi :Le déficit ne cesse de déraper car les recettes sont systématiquement surévaluées depuis des années et le phénomène ne cesse de s'aggraver, le tour de passe passe est si grossier que cela en serait comique si cela n'était pas aussi tragique. D'un point de vue pratique, les choses sont très simples pour ne pas dire d'une simplicité enfantine. Il suffit d'avoir des hypothèses économiques irréalistes de croissance du PIB pour avoir des prévisions de recettes artificiellement élevées (la TVA, l'impôt sur les sociétés ... sont très corrélés à la croissance économique, dans une moindre mesure l'impôt sur le revenu via le taux de chômage et les primes).
En théorie, ce ne devrait pas être possible puisqu'il existe une commission des comptes de la nation et que les prévisions économiques devraient être une chose sérieuse.
La réalité est toute autre, les économistes indépendants qui sont auditionnés depuis des années ont des hypothèses de croissance inférieures à celle des gouvernements, de manière systématique leurs prévisions sont plus fiables et ils ne sont volontairement pas écoutées. Les gouvernants nous expliquent qu'il faut être "volontaristes" (en langage courant cela s'appelle la méthode du docteur Coué). Avec son volontarisme le gouvernement actuel va s'écraser à grande vitesse vers le mur de la réalité. Comme l'a dit un acteur américain qui a réussi en politique : "l'Etat n'est pas la solution, l'Etat c'est le problème". Au cours des 40 dernières années, le vote des lois de finances c'est très souvent traduit par un budget à l'équilibre, mais du fait des recettes fiscales surévaluées, le budget d'exécution était en déficit.
Les comptes publics de la France sont-ils vraiment sincères ? Certaines dépenses sont-elles volontairement camouflées ou maquillées ? Lesquelles et comment ?
Jean-Michel Rocchi :Les comptes publics en France ne sont ni transparents, ni sincères, l'opacité facilitant les manipulations. En France les dépenses étaient reconduites d'office pour 94% environ d'entre elles c'était le principe des "services votés", on nous a promis via une loi organique votée en 2001 et entrée en vigueur en 2006 que les choses allaient changer. La réforme intéressante en théorie a accouché d'une souris. Pour pouvoir faire réellement des économies il faut avoir comme principe un budget de base zéro (BBZ) ou on l'on doit chaque année réévaluer le bien fondé d'une dépense avant de la voter. La bureaucratie française déteste ce principe qui va à l'encontre de ses intérêts catégoriels.
Si on ne veut pas réduire les dépenses c'est parce que l'on se heurte à des intérêts catégoriels (notamment la bureaucratie et certains lobbys privés) mais aussi parce que l'on entretien auprès des électeurs le mythe que l'Etat peut tout (cela s'appelle de la démagogie) et que le déficit serait bon pour l'économie. Notons que l'on ne s'est jamais posé sérieusement la question de l'effet d'éviction de l'intervention publique sur le secteur privé, et notamment sur le niveau de l'investissement et de l'emploi.
Jean-Michel Rocchi : Les transferts n'ont pas vraiment de rationalité c'est un simple système de vases communicants, bien plus dans le secteur privé, ce système qui s'assimile souvent à de la "cavalerie" est illégal. C'est le reflet des rapports de force des Lobby, du fait de leur capacité à bloquer la France. Le lobby ferroviaire a obtenu par exemple que l'on pille le régime général (on parle pudiquement de "transfert") pour renflouer le sien. C'est un simple rapport de force il n'y aucune rationalité économique ou sociale. On a aussi un temps expliqué que les dépenses de l'Etat baissaient, en transférant des fonctions et des recettes au plan local, on a décentralisé la bureaucratie mais la réalité est simple : la France à le record mondial des dépenses publiques rapportées au PIB avec 57%.
Le débat sur les retraites est marqué par la pensée unique et la désinformation. Le système de la répartition est un très mauvais système car il constitue en fait une pyramide de Ponzi et les hypothèses pour qu'il fonctionne sont très restrictives. Les replatrages ne fonctionneront pas, bien plus on ne peut pas muer vers le système de la capitalisation car précisément c'est une pyramide de Ponzi et il y aurait une génération perdue sans retraite. Donc on essaie de corriger un système imbécile sans oser dire la vérité aux Français.
Notons aussi au passage qu'un dirigeant d'entreprise dont la société serait en cessation de paiement dispose de 45 jours pour aller faire une déclaration de cessation de paiement au tribunal de commerce. A l'inverse un déficit public depuis 39 ans est souvent présenté comme normal, n'est ce pas tout simplement incroyable!
Nous sommes dans un système dénué de sens qui repose sur une confiance absolue dans l'Etat laquelle est très largement infondée.
Pour continuer à s'endetter l'Etat augmente la maturité du gisement des Obligations assimilables du trésor (OAT) (la courbe atteint 50 ans) en d'autres termes après avoir endetté nos enfants, on endette nos petits enfants. Avec Bâle III et Solvency II, les institutionnels pour des raisons bilantielles sont incités à acheter de la dette d'Etat française, en cas de défaillance de l'Etat tous nos institutionnels ou presque seront en faillite. C'est la face cachée de ceux qui s'extasient sur les taux très bas des adjudications d'OAT à court terme. La France ne rembourse jamais aucun déficit. Les OAT sont remboursées par des nouvelles OAT, c'est pour cela qu'émettre à 50 ans permet d'entretenir la fuite en avant.
L'agence France trésor n'y a peut être pas pensé mais le secteur privé aux Etats-Unis avait eu une idée imbécile des obligations à cent ans (century bond) pourquoi ne pas essayer de tester sur le marché des OAT à cent ans et ainsi nous pourrions endetter nos arrières petits enfants, en tant que concepteur de l'idée je me proposerai à lancer une proposition de nom les "obligations couillons" ..
Malgré la hausse des impôts, les recettes fiscales ont diminué. Le gouvernement n’a-t-il pas tout simplement péché par naïveté en pensant que l’augmentation des impôts était forcément synonyme de recettes supplémentaires ? Par ailleurs, en cas de recettes supplémentaires, le gouvernement doit-il forcément les investir dans des dépenses nouvelles ?
C’est aussi par idéologie que le gouvernement ne baisse pas suffisamment les dépenses. Or, s’il le faisait, il pourrait réellement relancer la croissance, en libérant l’économie de l’oppression administrative (il faut lire sur ce sujet les travaux d’Alberto Alesina ou Say ou une présentation récente de Véronique de Rugy du Mercatus).
En cas de recettes supplémentaires la bureaucratie déteste rembourser les dettes. L'expérience de la cagnotte sous le gouvernement Jospin l'atteste si on l'avait oubliée.
Le déficit est un mauvais déficit et n'a aucun effet positif sur l'économie car actuellement la part des dépenses d'investissement dans celui-ci est de 3% (en d'autres termes 97% du déficit sont des dépenses de fonctionnement).
Aujourd'hui, dire que la dette publique sera remboursée par la croissance est un mensonge car nous entrons en récession. Bien plus, il n'y a plus de croissance potentielle en France (la capacité structurelle de croissance d'un pays sur le long terme). Un déficit public additionnel pour financer des dépenses de fonctionnement ne restaurera en rien la croissance. Aujourd'hui la dette publique nette (des avoirs de l'Etat) augmente plus vite que la dette publique brute (au sens de Maastricht). Il est criminel en cas de vente des avoirs de l'Etat de ne pas consacrer 100% des avoirs au remboursement de la dette. "Je suis à la tête d'un gouvernement en faillite" (François Fillon) est la seule chose vraie dite par un homme politique français (toutes tendances confondues) au cours des 39 dernières années de déficit. La charge de la dette explosera en cas de hausse des taux d'intérêt, ce qui interviendra nécessairement dans quelques années en cas de sortie de crise, ou plus tôt si la signature de la dette française se dégrade encore.
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