Mort d’Alisha : la réalité occultée de la violence grandissante des filles <!-- --> | Atlantico.fr
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Des gens participent à Argenteuil à une marche blanche à la mémoire d'Alisha, dont le corps a été retrouvé dans la Seine. Elle avait subi un harcèlement en ligne à l'école.
Des gens participent à Argenteuil à une marche blanche à la mémoire d'Alisha, dont le corps a été retrouvé dans la Seine. Elle avait subi un harcèlement en ligne à l'école.
©MARTIN BUREAU / AFP

Adolescence

Si vous faites une recherche sur la violence des jeunes femmes sur Google, vous tomberez quasi exclusivement sur les violences dont elles sont victimes. Quid de celles qu’elles commettent ?

Dominique Duprez

Dominique Duprez

Dominique Duprez est sociologue et chercheur émérite au CNRS.

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Atlantico : Dans l’affaire Alisha, un jeune homme et sa petite amie sont accusés d’assassinat. Il est assez rare qu’une adolescente soit mise en examen et que l’on parle de la délinquance des jeunes filles. Celle-ci semble être un relatif impensé, pourtant elle existe. Sait-on quantifier cette violence ?

Dominique Duprez : D’abord, une remarque préliminaire. Au-delà de la violence des adolescentes cette question est celle de la violence des femmes. Quand on écoute les médias, on peut effectivement avoir le sentiment que seules les femmes sont victimes de violences conjugales car on parle peu du cas inverse. C’est évidemment contraire aux réalités puisque la majorité des femmes incarcérées le sont pour homicide sur leur mari ou sur leurs enfants, puisque c’est souvent la seule incrimination qui conduit les femmes en prison. Les vols, le trafic de drogues débouchent souvent sur des peines inférieures aux hommes. C’est ce que j’avais démontré dans Les Mondes de la drogue, avec Michel Kokoreff, chez Odile Jacob. À délit égal, une femme va souvent avoir une peine minime par rapport à un homme. La violence est le résultat d’une interaction et les hommes n’ont pas le monopole de la violence. C’est autant valable pour les majeurs que pour les mineurs.

Sur le plan des statistiques, il y en a peu de très récentes. Les statistiques de genre sont à prendre avec des pincettes car l’institution policière et judiciaire ne traite pas sur un même plan les hommes et les femmes. Le traitement est très genré. Quand on donne des statistiques, elles sont donc très relatives. En 2013, les mineurs représentaient 17% des poursuivables et les filles ne constituaient que 10% des mineurs suivis par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Les filles sont moins nombreuses à être prises en charge par les institutions judiciaires que les garçons. Ce qu’a montré l’enquête que j’ai faite c’est que les filles sont plus souvent soumises au régime de la protection de l’enfance. On ne les considère alors pas comme des délinquantes mais comme des filles à protéger. C’est ce qui explique le décalage entre garçons et filles. 

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Assiste-t-on actuellement à une augmentation de cette dernière ?

Ces dernières années, la progression de l’incrimination des filles mises en cause est de 40% contre 3% pour les garçons. Dans les cas de vols, l’incrimination des filles a augmenté de 25%, tandis qu’elle baissait de 15% chez les garçons. Il y a, ces dernières années, au niveau des délits, une augmentation des filles, même si elles restent bien plus minoritaires. Et cela ne témoigne pas forcément d’une hausse de la violence mais simplement d’une progression des incriminations. Mes dernières recherches portaient sur une analyse comparée Brésil-France de parcours de vie de jeunes délinquant(e)s : ce qui est assez clair, c’est que les filles sont engagées dans des parcours de délinquance plus affirmés, mais il ne faut pas en faire un caractère genré ou biologique. C’est d’abord un produit des institutions. Comme l’a montré mon enquête pour le ministère de la Justice avec Cindy Duhamel et Élise Lemercier, l’engagement durable s’explique peut-être par le fait qu’elles sont moins punies. Leur parcours a une gradation plus importante car il n’y a pas eu de sanctions nettes. La protection de l’enfance se traduit souvent par des placements en foyers. Ensuite, souvent, une fille délinquante est dans un groupe de garçons. Cela lui donne accès à un statut un peu particulier. Elles sont souvent très protégées et les garçons vont par exemple toujours avoir tendance à réduire l’implication des filles lorsqu’ils parlent à la police. Cela donne les conditions d’un engrenage qui peut leur faire avoir un rôle non négligeable, comme c’est peut-être le cas dans certaines affaires récentes. Les filles ont un rôle d’actrice alors que le système judiciaire a tendance à beaucoup moins les pénaliser. Les juges hommes ont souvent un côté paternaliste ou sexiste qui les fait penser que les femmes ne peuvent pas avoir de rôle majeur, par exemple dans le trafic de drogues. Tandis que les juges femmes peuvent être plus compatissantes et la voir comme une victime d’un environnement masculin. Cela peut se renverser selon le type d’incrimination. Par exemple pour des séquestrations car la fille sort du rôle qu’on lui assigne. Et cela peut se traduire par des peines très lourdes, même si leur rôle était mineur.

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La délinquance des adolescentes a-t-elle des caractéristiques propres ?

Les différences de délinquance entre garçons et filles sont quasiment nulles. Au Brésil, il y a des cheffes de bande. En France, le trafic de stupéfiants reste très largement masculin et les filles y ont un rôle un peu mineur. Par ailleurs, c’est extrêmement rare qu’il y ait une délinquance uniquement entre filles, c’est presque toujours une fille dans un groupe de garçons. Le problème, c’est que dans la prise en charge des jeunes filles, il y a très peu d’aides et de soutien. Les garçons, en prison, se voient proposer des formations et des ateliers. Les filles, on ne leur propose quasiment rien. Le système de réponse est inadapté. J’ai rencontré une jeune fille qui avait commis une séquestration lorsqu’elle avait 13 ans avec un groupe de majeurs, elle a fait de la prison préventive avant son jugement, à 17 ans, par un juge d’instruction. À ce moment-là, elle est condamnée à 7 ans de prison. Elle m’a dit : « J’ai été jugée comme une fille de 17 ans ». Il ne faut donc pas croire que la pénalisation des mineures est légère. À sa sortie de prison elle avait un CAP de coiffure, c’est une réussite, mais c’est l’exception plutôt que la règle. On ne donne aucune perspective aux femmes en prison. Les femmes sont parfois trop ménagées au départ mais quand elles sont condamnées, la sanction est parfois beaucoup plus dure.

Qu’est ce qui explique que le sujet soit si peu mentionné, notamment dans la sphère publique ?

C’est un sujet un peu tabou, même parmi les chercheurs. Il y a un poids fort du féminisme qui joue à tous les niveaux. Même au Brésil, j’étais l’un des premiers sociologues à enquêter sur le sujet et montrer que les filles pouvaient être actrices de la délinquance. Avant cela, la littérature sociologique ne les présentait que comme des victimes. Il y avait une sorte de chape de plomb du politiquement correct sur le sujet. La situation est à peu près similaire actuellement en France. 

Dominique Duprez est sociologue et chercheur émérite au CNRS.

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