Milliards du Covid-19 : comment la BCE est en train de transformer sa baguette magique en arme fatale<!-- --> | Atlantico.fr
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banque centrale européenne BCE zone euro crise économique solutions
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©Reuters

Et au bout, le gouffre de la déflation...

La Banque centrale européenne est en première ligne dans la lutte contre les impacts économiques du coronavirus et pour stabiliser la zone euro. Mathieu Mucherie décrypte la stratégie de la BCE face à la crise.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Pendant des années, je vous ai embêté avec des histoires de QE (quantitative easing), ces achats massifs d’actifs par les banques centrales, en prétendant que c’était le B-A-BA de la politique monétaire et non une voie hétérodoxe, que c’était utile et même indispensable étant données les pressions déflationnistes, et que tout cela était sans danger. Je persiste, je signe, mais vue l’utilisation qui est faite de cet instrument ces derniers temps il me faut ajouter un bémol ou un codicille : des QE, oui, mais pas des QE au fil de l’eau et quasi-éternels, si l’on souhaite qu’ils aient un sens et qu’ils ne débouchent pas sur le socialisme. Explications :

Un QE est destiné à choquer les anticipations d’inflation vers le haut, dans un contexte où elles commençaient à se désancrer dangereusement vers le bas. C’est une opération psychologique, parce qu’en réalité on ne crée pas de monnaie comme avec la planche à billets, on la fait juste circuler ; un simple échange entre des réserves et des titres (deux formes de dettes publiques qui ne portent plus intérêts). Pour rappel, l’ancrage à peu près stable de ces anticipations autour de 2%/an environ est une affaire très sérieuse pour toute l’économie (et la finance), et le cœur de la mission des banquiers centraux, focalisés en théorie sur la stabilité des prix : en paraphrasant Chesterton, nous dirons que si les gens n’y croient plus, ils ne vont pas croire en rien, ils vont croire en n’importe quoi (or, bitcoin et autres voies malthusiennes). A terme c’est tout l’ordre social qui est menacé. Il faut donc faire feu de tout bois quand on se retrouve dans une situation où la monnaie est congelée, où les banquiers commerciaux en détruisent autant qu’ils en créent, où les taux directeurs sont déjà à 0% mais pas assez bas pour ranimer la demande agrégée. Le QE va montrer au marché la détermination des autorités, il va agir par divers canaux dans le sens de la reflation ou du moins du rééquilibrage entre l’offre de monnaie et la demande de monnaie, et s’il réussit il fera monter les taux d’intérêt nominaux et baisser les taux réels (puisque les anticipations remontent) ; il n’est pas conçu pour changer grand choses aux finances publiques. Et c’est là où les choses dérivent, car le QE est de plus en plus  utilisé (la crise du Covid ne fait que renforcer cette tendance) comme un adjuvant budgétaro-fiscal : et savez-vous ce qui arrive à une bonne thérapie quand elle est utilisée en dehors de son champs d’application ?

Les banquiers centraux achètent des centaines et des centaines de milliards d’actifs sans très bien savoir pourquoi (« abaisser les spreads », « restaurer la confiance », etc.). Ils achètent en continue, de moins en moins raccordés à la mission de stabilisation des anticipations, et transforment ainsi la politique monétaire en politique du chien crevé au fil de l’eau, tout en organisant des symposiums sur les défis de la digitalisation et du réchauffement climatique. Ils achètent majoritairement des titres publics, dont les revenus sont ensuite reversés aux autorités budgétaires, et ces dernières qui secrètent déjà les déficits comme les glandes secrètent des hormones se retrouvent encouragées, de sorte que la boucle est bouclée : toujours plus de stockage inerte d’actifs dans le bilan des banques centrales, peu d’effets sur les anticipations et donc sur les taux d’intérêt car nous somment désormais en régime permanent, et un service de la dette qui ne monte pas car la dérive des déficits est compensée par la dynamique des achats et de l’allongement des maturités. Mais tout cela a-t-il du sens ?

Ce sont des achats qui ne choquent plus rien, qui semblent surtout servir à ne plus rien faire sur les taux directeurs (qu’ils ne veulent pas placer plus bas même quand l’économie perd 10 points de PIB nominal) : bienvenue au Japon. Là-bas, la banque centrale a petit à petit acheté près de la moitié de l’énorme dette publique, tout en fixant soviétiquement les taux à 0%, mais en oubliant sans le dire les 2%/an d’inflation : après un choc positif en 2012 quand cette politique a été activée, l’effort s’est institutionnalisé et essoufflé. Jusqu’au pont de la rivière Kwaï, une perte progressive du sens de l’action. Et nous faisons la même chose, après nous être beaucoup moqué des japonais : focalisation sur des solutions (taux, QE, liquidités TLTRO…) plutôt que sur des objectifs (stabilisation des anticipations et de la croissance du PIB nominal), logique de moyens et non plus de résultats, passage d’un raisonnement monétaire à un raisonnement budgétaire. La BCE va ressembler à la Gosbank, et son bilan à un trou noir ; la baguette magique devient l’arme fatale, et même les fans inconditionnels de Mel Gibson savent qu’à chaque épisode de l’arme fatale l’action devient de plus en plus ennuyeuse. Que faire maintenant ?
Le temps n’est probablement plus aux QE, trop indirects et trop psychologiques. On peut certes les améliorer, et acheter au passage de la dette d’entreprises et même des actions (les suisses et les japonais le font déjà massivement depuis des années), et augmenter la maturité des achats obligataires, et mieux communiquer sur les programmes d’achats ; des progrès dans ce sens sont mis en œuvre depuis quelques temps, mais tout cela est bien trop technique pour frapper les imaginations. La déflation est désormais trop incrustée dans les esprits et dans le système productif (ou ce qu’il en reste) pour être combattue par des moyens classiques, bien documentés, des swaps. On pense alors à la monnaie hélicoptère, cette sorte de QE pour le peuple, que l’on a vu sous sa forme embryonnaire ces derniers mois aux USA avec des chèques envoyés aux ménages. Nous connaissons les avantages et inconvénients d’un QE plus direct, qui ne nous éloigne pas vraiment du spectre du socialisme et qui en plus ferait courir un risque d’inflation à force de s’en servir. On peut trouver mieux et moins risqué, pour marquer une rupture nette tout en ne lésant personne : la remise des dettes. 

Maintenant que des trillions de dettes sont logés dans les bilans de nos banques centrales, les annuler permettrait de rabattre les cartes, de choquer les esprits dans le sens de la reflation, et d’en finir au passage avec une interprétation séparatiste de l’indépendance des banquiers centraux. Ces trillions, ce sont des actifs qui ont déjà été achetés sur les marchés, et stockés à des fins d’extinction : personne n’y perd. Sauf la banque centrale elle-même, mais qui ne dépend pas d’une comptabilité privée, qui peut fonctionner pendant des années en negative equity. Pour le coup, ce serait un game changer pour les finances publiques, mais si les agents économiques ne comprennent que cela alors pourquoi pas ; la monnaie a une fonction d’apurement des créances trop souvent oubliée. Et contrairement à une autre technologie très compréhensible, les taux nominaux ultra-négatifs, on vise ici le stock des dettes, et non les flux ; on gagne ainsi du temps, ce qui est fort appréciable quand on en a perdu beaucoup à discuter du sexe des anges ou à jouer de la lyre pendant que Rome brulait. Voilà une arme contre la fatalité qui devrait faire plaisir à Mel Gibson car nous éviterions un scénario du type Apocalypto pour nous rapprocher du paragraphe 24 du compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, et au fond du message du Christ : après des années de QE circulaires en forme d’éternel retour, comment en sortirions-nous davantage par le haut ?     

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