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Meurtre de Sarah Halimi : Kobili Traoré a-t-il le droit d’être irresponsable ?
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

(in)Justice

Le 4 avril 2017, Sarah Halimi a été sauvagement agressée et tuée par un de ses voisins, Kobili Traoré. Le débat, après la mise en examen de ce dernier, se focalise sur la responsabilité pénale ou non de celui-ci.

Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Le 4 avril 2017, Sarah Halimi a été sauvagement agressée par un de ses voisins, Kobili Traoré, dans son appartement parisien du 11e arrondissement. Sa mort, suite à sa défenestration, a suscité une émotion intense qui s'est amplifiée, du côté des proches de la victime et de leurs soutiens, à cause du fait que sur le plan judiciaire, pour cet homicide volontaire, la circonstance aggravante d'antisémitisme semble n'avoir pas été retenue en l'état par le magistrat instructeur alors que le Parquet l'avait finalement requise.

Le débat, après la mise en examen de Kobili Traoré, s'est déplacé pour se focaliser sur la responsabilité pénale ou non de celui-ci.

Il n'a rien de médiocre et n'est pas honteux. Il est au coeur de l'état de droit qui impose que ne soit jugée qu'une personnalité en pleine possession de ses moyens, ou au moins partiellement, lors de la commission de son crime. Il arrive que ce questionnement ne puisse être tranché sans que plusieurs expertises parfois contradictoires aient abouti, avec une désignation élargie, à des conclusions retenues par le magistrat instructeur.

Celle-ci, Anne Ihuellou, est mise en cause depuis le début. Certains paraissent lui faire grief de n'avoir pas eu, dans la conduite de cette affaire, une démarche univoque, le comportement en tout cas attendu par les parties civiles.

Elle a d'abord commis, pour l'expertise psychiatrique obligatoire en matière criminelle - il convient de noter qu'après son interpellation Kobili Traoré a été un temps interné d'office - un expert respecté et incontesté, Daniel Zagury.

Ses conclusions ont retenu l'altération de la responsabilité pénale à la suite d'une "bouffée délirante aiguë" en même temps qu'elles proposaient une alternative pour le mobile antisémite. Son analyse subtile, intelligente frôlait le constat de l'irresponsabilité mais sans y adhérer totalement. Kobili Traoré pouvait donc comparaître devant la cour d'assises. Mon billet du 17 septembre 2017 : Enfin Daniel Zagury vint !

La juge d'instruction - c'est ce qui lui a été reproché par les conseils des parties civiles, violemment par l'un et plus courtoisement par l'autre Me Gilles-William Goldnadel - a décidé, ensuite, de nommer un collège de trois experts qui a conclu que le mis en examen était "inaccessible à une sanction pénale", ce qui exclurait donc tout procès (Le Parisien).

ue les parties civiles - notamment les enfants de Sarah Halimi - se sentent dépossédées d'une forme de justice qu'elles attendaient et espéraient est compréhensible. En revanche, si je peux aller jusqu'à admettre l'indignation du profane, je suis davantage gêné par la réaction des conseils, notamment de l'avocat de qualité qu'est Me Goldnadel.

Celui-ci a déclaré "qu'il a souvent vu des instructions à charge... celle-ci est complètement à décharge..." en s'étonnant que "pour la première fois une juge d'instruction réclame une contre-expertise d'une expertise qu'elle avait elle-même demandée...".

Il est clair que cette pratique, de la part d'un magistrat instructeur, est inusitée, voire rarissime. Il est certain qu'elle révèle une perception de l'affaire et précisément de la personnalité de Kobili Traoré laissant présumer une conviction penchant vers l'irresponsabilité. Cette dernière a d'ailleurs été validée par trois experts sans que quiconque ait douté de leur indépendance ni évoqué la moindre pression.

Il n'y a rien d'extraordinaire dans le fait que, face à un crime atroce accompli par un être hors de lui, on oscille entre une responsabilité résiduelle ou une irresponsabilité totale. Le magistrat instructeur, lors des interrogatoires du mis en examen, a pu lui-même se forger une opinion l'inclinant plutôt vers la thèse de l'irresponsabilité. Ce qui compte est sa consécration par le collège nommé qui, libre, avait toute latitude pourtant pour demeurer dans le sillon exclusif du docteur Zagury. S'il a adopté un autre chemin pour aboutir à des conclusions qui ne sont pas séparées par un gouffre de celles du docteur Zagury, cela tient à l'indétermination qui préside au processus criminel et au caractère équivoque des attitudes même les pires.

Mon désaccord porte surtout sur le fait que l'irresponsabilité est perçue comme "une décharge" alors qu'elle n'est qu'une facette, mais capitale, d'un état de droit digne de ce nom. Rien n'est enlevé aux parties civiles, tout est donné à la Justice. On a si souvent blâmé les juges d'instruction pour n'avoir su agir que sur un mode unilatéral. Même s'il s'agit là d'une démarche qui regarde la personnalité, je ne crois pas qu'il soit honnête de faire passer la déception des parties civiles avant la vérité des ressorts criminels. Sauf à considérer que l'état de droit a pour vocation d'être fluctuant et à la disposition des parties. Valable quand il sert, répréhensible s'il contredit.

Kobili Traoré déclaré irresponsable n'est pas soustrait à notre monde. L'horreur du crime n'en est pas atténuée. Ni la douleur des proches minimisée. Au risque de scandaliser, je me demande si nous ne devrions pas être sombrement, tragiquement rassurés quand le paroxysme de l'ignoble relève de l'irresponsabilité. L'humain en deçà est sauf en quelque sorte.

L'état de droit nous enjoint d'accepter pour Kobili Traoré le droit d'être irresponsable.

Article publié initialement sur le blog de Philippe Bilger

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