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Matt Damon blanchit l'histoire chinoise dans "La Grande Muraille"
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THE DAILY BEAST

Pour ceux d'entre vous qui ont vu aux Etats-Unis la bande-annonce du dernier film de Zhang Yimou, Matt Damon tue des dragons et assure la construction de la Grande Muraille de Chine... grâce à des blancs.

Jen Yamato

Jen Yamato

Jen Yamato est journaliste au Daily Beast. Elle couvre les sujets de la rubrique "divertissement".

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Copyright The Daily Beast - Par Jen Yamato

Permettez-moi de vous parler du plus grand film jamais réalisé en Chine, dirigé par le plus grand réalisateur vivant de Chine, sur l'une des plus célèbres réalisations historiques de la Chine. ''La Grande Muraille'' (sortie prévue en France en mars 2017) se déroule il y a plus d'un millénaire en Chine, où plusieurs générations de soldats et d’esclaves ont passé leur vie à construire 8 850 km de pierres et de briques pour garder les envahisseurs et les ennemis au large. Il a fallu 1 700 ans pour la construire, entonne la bande-annonce et une affiche pour la superproduction 2017 de Universal Studios. Et quelques centaines de plus à Hollywood pour nous enseigner qui a réellement sauvé l'une des plus anciennes civilisations de l'histoire humaine : Matt Damon.

Oui, vous avez bien compris : Matt Damon sauve la Chine ancienne. Contre des dragons géants reptiliens. Parce que, bien entendu, Damon a engrangé 94 millions de dollars au box-office chinois l'année dernière pour être bloqué dans l'espace. S'il peut être 'Seul sur Mars', pourquoi ne pas être le gars qui défend l'Asie avec un carquois de flèches et son stoïque héroïsme de blanc caucasien ? Que quelqu'un appelle Paul Mooney avec une lumière verte, vite !

Pour être juste, Damon n'est pas le premier homme blanc à sauver une culture exotique / des gens contre des monstres / la terre d'une destruction totale / d'autres personnes de race blanche. Et malheureusement, il ne sera probablement pas le dernier à la jouer 'Dernier des Mohicans' auprès d'un grand nombre d'autres personnes sans défense. Mais 13 ans après que Tom Cruise ait sauvé noblement et de tout son narcissisme les Japonais en devenant littéralement Le dernier samouraï du Japon, il est extrêmement irritant de voir que Hollywood est retourné en Asie pour se faire de l'argent sur la Chine-mania.

Les productions Legendary Entertainment et le distributeur Universal ont lancé le premier trailer de 'La grande Muraille' de leur campagne de marketing. Déclaration de guerre contre le progrès culturel, ou faux pas de marketing ? Vous êtes juges.

Moi, je n'en veux pas, je n'ai rien demandé, il ne me semble pas bon, et franchement, je suis irritée par principe. Mais faîtes comme vous voulez. Mais peut-être que je suis la seule à avoir eu des aigreurs d'estomac en découvrant une autre flagrante histoire de sauveur blanc. J'ai demandé à Sarah Kuhn - auteur de Heroine Complex, le premier livre d'une série sur les super-héroïnes asiatico-américaines - ce qu'elle en pensait.

« Je pense que pendant longtemps, cela semblait être la norme et en tant que spectatrice, je l'ai accepté comme tel - que les grands films de studio américains ont pour vedette des acteurs blancs, que vous ne pouvez pas faire de l'argent sans célébrités blanches etc., etc. », répond Sarah Kuhn. "Mais maintenant, cette idée semble totalement archaïque. Nous avons vu de grands spectacles' 'blanchis' faire un véritable flop au box-office. Nous avons vu l'excitation qui embrase le public à chaque fois qu'un grand film sur un geek nous donne un héros de couleur comme Black Panther dans Guerre civile. Et nous avons vu de nombreux appels à la représentation des personnes de couleur, de la part d'un public clairement impatient de se voir à l'écran, qui payerait pour se voir à l'écran. Je veux dire, je donnerais la moitié de mon compte en banque si jamais ils font un film de super-héros mettant en vedette Constance Wu » a-t-elle poursuivi. (idem pour moi).

« Alors quand je vois le visage de Matt Damon qui me regarde d'une affiche qui dit "La grande Muraille"... Honnêtement, j'en ai marre. Je ne pense pas que les excuses utilisées pour justifier cette « norme » soient toujours valables. » Phil Yu, qui écrit sur AngryAsianMan.com, était tout aussi irrité quand je l'ai contacté quelques heures après le lancement de la bande-annonce de La grande Muraille. Il s'était déjà penché sur le sujet sur son propre site. « A ce stade, la prétention du sauveur blanc est tellement banale, que pour la plupart des gens un film comme La grande Muraille pourrait paraître normal voire même attendu » m'a-t-il écrit. « Ce n'est pas surprenant. La plupart des gens vont probablement regarder ce film et ils ne trouveront pas étonnant qu'un héros blanc soit au centre d'une histoire qui se déroule au 10ème siècle en Chine. Genre, BIEN SUR que c'est un gars blanc. Cela s'étend sans doute aux personnes impliquées dans la réalisation de ce type de films. Je soutiendrais même qu'une grande partie des publics américains d'origine asiatique ne savent pas ou ne se soucient pas que ce soit  usé et insultant. Pourquoi est-ce que ce ne serait pas une star blanche du cinéma ? Dans l'ensemble, c'est quasiment ce qu'on a toujours connu. » Selon le résumé, La grande Muraille  présente Damon en soldat mercenaire qui reste coincé en Chine du mauvais côté de la muraille et devient un héros en aidant d'autres « guerriers d'élite » à combattre des monstres géants en dehors du territoire chinois.

Le scénario est écrit par un groupe d'auteurs non-asiatiques d'Hollywood mais réalisé par l'un des réalisateurs qui est un trésor du cinéma chinois. Avec un budget de 135 millions de dollars, la production chinoise la plus chère jamais réalisée, le cast comprend aussi Willem Dafoe, Pedro Pascal (Oberyn dans 'Game of Thrones'), l'acteur turc Numan Acar, la superstar hongkongaise Andy Lau et Tian Jing, l'actrice chinoise que la production Legendary a également engagée afin de diversifier le casting de Kong : Skull Island aux côtés des rôles principaux blancs, Tom Hiddleston et Brie Larson.

Les extraits, bien sûr, laissent voir que Matt Damon sauve la situation à lui tout seul. Son énorme tête crasseuse prend plus de place sur l'affiche que n'importe quelle autre tête et  sur Twitter @JuanIsidro a remarqué que la tête de Matt Damon a grossi exponentiellement au cours de ses derniers films.

@JuanIsidro @jenyamato Au fait, j'ai remarqué que la tête de Matt Damon dans les affiches de cinéma a grossi au fil des années  pic.twitter.com/x8A38unErQ 15:31

Dans le coin de l'affiche, une explosion de feux d'artifice en forme... de dragon ? De cheval ? Mais là n’est pas la question. Saviez-vous que les Chinois ont inventé les feux d'artifice ? Culture ! 

Le public chinois aime les stars blanches, pourraient rétorquer les responsables de la production.Peu importe que l'idée d'un Matt Damon sauvant la Chine semble ridicule et opportuniste, en particulier aux yeux de la communauté asiatique-américaine, surtout à une époque de revendications pour la représentation et l'inclusion des minorités au cinéma et à la télévision. « La raison pour laquelle je voulais tant un rôle principal asiatique-américain pour Iron Fist l'année dernière était précisément à cause de l’usure de ce tropisme", a déclaré Keith Chow, rédacteur en chef de Nerds of colors.

A point nommé, Kuhn et lui ont parlé lors du comité Super Asian America durant Comic Con pour évoquer la représentation asiatique-américaine, cet été. « Mais aussi longtemps que les hommes blancs font des films, les hommes blancs en seront toujours le centre, peu importe où cela se passe. »  Le public chinois, dans le marché international à plus forte croissance et qui reçoit le plus d'investissements, et qui de plus adore le cinéma, est devenu l'excuse préférée d'Hollywood pour céder à un gouvernement qui censure ouvertement l'art d'un côté tout en louant les productions pour les spectateurs étrangers comme de fantastiques passerelles culturelles vers l'Extrême-Orient. Et Matt Damon n'est pas seul pour bâtir ce pont vers la Chine.

Cette année, les stars blanches du cinéma américain John Cusack et Adrien Brody ont fait partie du film d'action historique situé en Chine, Dragon Blade, qui avait au moins le bon sens d'avoir pour vedette Jackie Chan. L'ignorance semble évidente dans la façon dont "La grande Muraille" est mis à l'écran : un mélange d’histoire (« 1700 ans pour construire... 8 850 km de long... », « l'une des plus grandes merveilles de notre monde »), et d'assez de fantastique pour justifier les énormes modifications apportées à ladite histoire (euh... des monstres-dragons). La grande Muraille semble vouloir gagner sur les deux tableaux : séduire des publics asiatiques et occidentaux tout en exploitant le respect qui entoure le réalisateur Zhang Yimou, récompensé il y a de très très nombreuses années par un prix BAFTA, qu'il n'a plus obtenu depuis.

Autrefois, il y a très longtemps, Zhang se fichait complètement de faire des films qui pourraient être interdits par le bureau de la censure du gouvernement chinois, le SARFT. Il a fait ses débuts comme véritable réalisateur avec des drames célèbres qui dépeignaient la vie du peuple chinois (Ju Dou, La lanterne rouge, L'histoire de Qiu Ju, Vivre) et laissaient les héros chinois être des héros (Hero, House of Flying Daggers). Mais depuis qu'il a été choisi pour réaliser la cérémonie des Jeux Olympiques de Beijing de 2008, après avoir bien servi le gouvernement lors du show des Jeux Olympiques d'été de 2004, Zhang, assume un feu roulant de critiques pour s'être soumis à la mainmise du gouvernement chinois - une concession professionnelle que l'artiste Cai Guo-Qiang et lui-même ont reconnue dans le documentaire Sky Ladder  cette année au festival de Sundance. « Il y a beaucoup de concessions à faire lorsque vous faites des films en Chine, à commencer par le choix du sujet , a déclaré Zhang lors d'un débat à l'université de New York en 2014. « Mais même quand je suis forcé au compromis, je me demande "Qu'est-ce qui m'a donné envie de faire ce film à l'origine ?' Et j'essaie d'insister sur la préservation de ce désir. »

« Je ne sais pas ce qui est arrivé à la carrière de Zhang Yimou, mais c'est certainement la tentative la plus évidente, la plus flagrante de faire des films à la manière hollywoodienne » a commenté Yu. « Il est clair qu'il s'agit d'une tentative de créer un film chinois au moule Hollywoodien, jusqu'au choix d'une authentique star d'Hollywood qui plaira au public dans le monde entier. Je ne pense pas que quiconque se soit préoccupé de la représentation asiatique-américaine dans cette situation - certainement pas les cinéastes chinois ou le public. »

La raison pour laquelle une simple bande-annonce, une affiche et un synopsis peuvent déclencher ce réflexe des Américains d'origine asiatique est, eh bien, que nous avons trop souvent été mis dans cette situation auparavant. Comme à peu près toutes les autres communautés en Amérique. Le tropisme du sauveur blanc est un cliché tellement usé qu'il a son article sur Wikipédia, pour ceux qui sont trop ignorants pour le remarquer : un sauveur blanc / messie sauve un groupe sans défense de personnes de couleur (ou : aliens ! Je te vois, Avatar) de certains problèmes dont ils ne peuvent se dépêtrer seuls. Il apprend généralement quelque chose sur lui-même dans le processus tout en tombant amoureux d'une représentante de l'ethnie en question. A cause de l'équilibre ! Les réactions négatives provoquées par "La grande Muraille"  devraient, on l'espère, envoyer un message aux dirigeants des studios qui ont également fais face à des conséquences inattendues pour le blanchiment de personnages asiatiques en d'autres occasions.

« C'est la preuve qu'engager des cinéastes en provenance d'Asie - et plaire à cet insaisissable « marché Chinois » - ne sont pas le contre-argument approprié pour le manque de représentation d'Asiatiques-Americains à Hollywood », a déclaré Chow. "Que les studios et des réalisateurs chinois se soient associés pour ce projet ne suffit pas. Tout comme la bénédiction des créateurs et éditeurs japonais de Ghost in the Shell n'excuse pas le casting de Scarlett Johansson

Si les scénaristes d'Hollywood qui ont écrit le script de la superproduction à 135 millions de dollars financée par la Chine n'étaient pas conscients d'à quel point ce concept est usé et insultant, c'est sans doute parce que la moitié d'entre eux ont bâtis leur carrière dessus. Tourné en Chine, soutenu par Legendary East, filiale spécialisée sur la Chine qui appartient au conglomérat chinois Wanda Group, 'La grande Muraille' a une histoire attribuée à l'écrivain de World War Z, Max Brooks, ainsi qu'à Ed Zwick et Marshall Herskovitz ; les deux derniers ont réalisé, écrit et produit... Devinez quoi... Le dernier samouraï. Le scénario est du à Carlo Bernard et Doug Miro, dont les films précédents comprennent un film avec un Jake Gyllenhaal buriné, Prince of Persia : les sables du temps.

Ce qui brise le plus mon coeur de cinéphile est l'implication d'un cinquième auteur : Tony Gilroy, le cinéaste qui nous a donné des bijoux comme les premières adaptations de Bourne, Somnambule, et The Cutting Edge. Peut-être que cet opportuniste film Est-Ouest, avec monstres en 3-D, sera bon et ne me fera pas sortir de mes gonds, après tout. Ou peut-être que c'est le bon moment pour se rappeler de la sagesse immortelle de Matt Damon à propos de l'inclusion et de la représentation de toute personne qui est pas blanche à Hollywood : « Lorsqu’il est question de diversité, on doit la remarquer dans la distribution du film, pas dans l’équipe derrière la caméra. » Bien sûr.

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