Liberté d’expression : la méthode Christine Kelly<!-- --> | Atlantico.fr
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Christine Kelly publie « Libertés sans expression » aux éditions du Cherche Midi.
Christine Kelly publie «  Libertés sans expression » aux éditions du Cherche Midi.
©GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Bonnes feuilles

Christine Kelly publie « Libertés sans expression » aux éditions du Cherche Midi. Christine Kelly témoigne de son parcours, de sa vision du journalisme aujourd'hui au cœur des critiques, et surtout des attaques quotidiennes contre la liberté d'expression. Extrait 1/2.

Christine Kelly

Christine Kelly

Membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de 2009 à 2015, Christine Kelly préside la Villa Média (futur musée des médias). Journaliste à LCI pendant neuf ans, elle est l'auteur notamment de L'Affaire Flactif (Calmann-Levy, 2006) et d'Invitée surprise (éd. du Moment, 2015).

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Le grand « Satan » était donc de retour. Non mais vraiment ? Le public achetait-il cette idée ? D’abord, il y a toujours une part de comédie et de trucage derrière les monstres que le spectacle médiatique ou politique veut créer à tout prix. Des monstres si idéalement négatifs qu’ils donnent du style et des éclairs à une dispute droite-gauche exténuée, vidée par le temps et tuée par l’habitude.

En septembre 2019, Éric Zemmour vient de faire une apparition lors d’une convention réunissant les différents courants de la droite ; son statut d’éditorialiste, écrivain, essayiste se teinte désormais d’une couleur politique conservatrice assumée. Il met les deux pieds dans le plat, et défend ses arguments qui dans d’autres pays latins ou anglo-saxons s’affichent sans contraintes ni réserves, à chaque pulsation de la vie démocratique. Patriote.

En 2019 donc, Éric Zemmour a une longue carrière derrière lui. Il a fait partie du service politique du Figaro, a été chroniqueur à RTL. On l’a vu sur Paris Première, tous les mercredis, débattre dans un talk-show avec Éric Naulleau. Il est intervenu pendant cinq ans sur France 2 dans l’émission On n’est pas couché, a débattu pendant dix ans sur I-Télé dans Ça se dispute, où il battait à chaque fois des records d’audience – notamment en compagnie de Nicolas Domenach et Léa Salamé. Cette dernière a quitté l’émission en juillet 2014, en exprimant des adieux émouvants sur le plateau : « Quand j’étais jeune journaliste, je vous regardais avec envie. Cette émission était la meilleure, un vrai débat d’idées, une vraie confrontation. J’ai été très honorée de la présenter à vos côtés. »

Ce que l’on me demandait consistait ni plus ni moins à reprendre le flambeau à ma façon, et à poursuivre la pratique du débat télévisuel telle qu’elle avait été inaugurée par Ça se dispute –  en l’améliorant là où nous le jugions utile.

Je me souviens naturellement de ma rencontre avec Éric Zemmour. C’était le 14 octobre 2019, pour la première de « Face à l’info ». Nous étions déjà tous installés quand il est arrivé sur le plateau, à 18 h 58, deux minutes à peine avant le direct. Il était poli quoique tendu ; il se sentait visiblement en milieu hostile. Je ne l’avais pas informé du rôle que je comptais m’attribuer dans le dispositif de l’émission. Jusqu’aux premières minutes de notre échange, il ignorait que la position que je convoitais était celle de l’arbitre et de la neutralité. Non, je ne serais pas là pour applaudir à ses arguments ni pour me choquer de ses analyses, mais veiller au respect de la loi.

L’émission a démarré dans une ambiance ô combien électrique, des manifestants salafistes étant regroupés à l’extérieur des locaux, des chemins détournés pour arriver à la chaîne, puis au plateau télé, des mépris médiatiques dans la presse, sur les réseaux sociaux, des insultes. Néanmoins les tensions ont fini par glisser sur moi, sur nous. Notre discussion a pris progressivement son envol, démontrant dès ce premier jour combien elle était libre et pourtant responsable.

Pour ma part, j’ai profité de ce premier moment pour découvrir et déchiffrer Éric Zemmour. Vous allez juger que j’exagère, mais l’expérience m’a appris qu’aucune radiographie, aucune enquête de moralité, n’est digne d’un regard. D’un véritable regard, on apprend ce que l’on ne saurait voir à l’œil nu.

La technique, si je puis dire, imite celle d’un peintre russe – si par exemple le nom de Serov vous dit quelque chose, Valentin Aleksandrovitch Serov  : il faut savoir scruter un regard, et flouter volontairement le reste. Ce n’était donc pas le phénomène Zemmour que j’épiais et sondais, mais les yeux d’un homme.

Son regard ne se promenait jamais au hasard  : ce n’était pas un regard qui erre, qui hésite. Ce n’était pas non plus un de ces regards soupçonneux, qui interrogent, et néanmoins son regard semblait pareil à l’oreille des mélomanes à laquelle rien n’échappe. Lui, prétentieux ? À l’évidence, non, il ne se voyait pas en Dieu ou en Apollon du Belvédère. En témoignait ce regard soudainement rieur, presque espiègle ou enfantin, dès que la conversation dérivait vers des sujets secondaires.

Sur le fond, j’ai observé qu’il adaptait le ton de son propos aux débatteurs. Il était capable de discuter, d’argumenter, de sourire face à ceux qui ne pensaient pas comme lui et même ceux qui le détestaient sans nuance.

Ce portrait initial d’Éric Zemmour n’a pas été éraflé par nos centaines d’heures télévisuelles passées ensemble. De nombreux mystères resteront toutefois entre nous. Il ne sait pas pour qui je vote, il ne sait pas si j’adhère à un bord politique. Nous n’avions jamais pris le temps d’un déjeuner pour échanger. Un des mystères qui perdure à propos d’Éric, finalement, réside dans le nom qu’il a choisi de donner à sa maison d’édition créée en 2021 : « Rubempré »… Lucien de Rubempré est un personnage né de l’imagination de Balzac. Un homme dévoué à ses espérances, à ses illusions. Un homme qui se détourne du passé et conjugue l’existence au futur obsessionnel. Chez cet ambitieux, il n’est jamais question de mémoire tandis qu’Éric, lui, se fait le chantre de la remémoration. N’est-ce pas là peut-être une étrange contradiction ?

En février  2021, je répondais à une interview de TV Magazine : « On n’éteint pas un incendie avec des flammes. On n’éteint pas Éric Zemmour avec sa fougue, en lui criant dessus, en faisant du cinéma journalistique. Je ne me positionne pas comme son contradicteur mais je distribue la parole, je tempère, je modère, demande des explications. C’est un exercice extrêmement difficile. On peut échouer, on peut passer à côté, mais l’essentiel est d’être concentré. »

Mon attitude impartiale vis-à-vis d’Éric Zemmour n’a jamais varié. Ce qui ne m’a pas empêchée d’intervenir aux moments que je jugeais opportuns pour lui faire préciser ses idées. Qu’elles me plaisent ou non. La limite impérative étant celle de la loi.

En dépit de toutes ces précautions, je n’ai pas vu le coup le plus sournois et le plus blessant venir.

Où l’on se mit à écrire et à dire que ma couleur de peau était un facteur aggravant quant à ma collaboration avec Éric Zemmour. Où j’étais, chaque soir, une insulte faite aux Noirs. Où des Noirs se disaient choqués que je sois admise aux côtés « d’un raciste », sans voir dans ces circonstances que leur propos était justement raciste à mon endroit.

Il était dès lors clair que des prétendus antiracistes me renvoyaient à ma couleur de peau, que j’étais une nouvelle fois sommée de prendre position, quand bien même mon métier de journaliste ne devrait pas être pris pour celui d’une employée de la politique.

Je me souviens de ce tweet d’un certain Abdel, me sermonnant : « Tes ancêtres étaient des esclaves, jamais tu ne seras acceptée comme française. » À quoi j’avais répondu : « Cher Abdel, mes ancêtres étaient des esclaves du Congo Brazza, des Bretons, des Indiens de Madras, des Arawaks rescapés et des Vietnamiens venus travailler aux Antilles. Je ne demande pas à être acceptée en France : je suis française. »

Le droit français n’empêche pas des gens de vous blesser avec des mots. Et concomitamment, nous l’avons vu, des légions de soi-disant offensés militent pour étouffer progressivement la liberté d’expression.

Dans cette situation paradoxale, où le Nord n’est plus le Nord, où la meilleure boussole peut s’affoler, il faut savoir garder son cap. Rester stoïque. Faire face. Résister.

Éric Zemmour a quitté la chaîne et l’émission « Face à l’info » le jeudi 9 septembre 2021. On a alors parlé de « zemmourgate » à propos de la décision du CSA relative au décompte de son temps de parole. Une première pour un éditorialiste.

Je laisse la parole à la philosophe et ancienne directrice de l’École supérieure de Paris, Monique Canto-Sperber : « Ce n’est pas en faisant taire ses détracteurs que l’on montre la force de ses convictions. Il faut vouloir se confronter à une adversité pour défendre ses propres valeurs. » Je n’écrirais pas autrement ma profession de foi.

Extrait du livre de Christine Kelly, «  Libertés sans expression », publié aux éditions du Cherche Midi

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