Non, la liberté d'expression n'est pas le fondement de la démocratie<!-- --> | Atlantico.fr
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"La liberté d'expression à sa place parmi les valeurs démocratiques mais on voit mal comment on pourrait en faire leur fondement commun"...
"La liberté d'expression à sa place parmi les valeurs démocratiques mais on voit mal comment on pourrait en faire leur fondement commun"...
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« Il est interdit d’interdire » ?

Certes, la liberté d'expression est une valeur démocratique mais n’est-il pas légitime de débattre publiquement de l’impact possible d’un livre ou d’une image sur l’esprit de ses lecteurs ou de ses spectateurs ? Extraits des "Ennemis intimes de la démocratie" de Tzvetan Todorov (2/2).

Tzvetan Todorov

Tzvetan Todorov

Critique, historien et philosophe, universitaire mondialement reconnu, ayant enseigné dans les plus grandes universités en France et aux États-Unis, Tzvetan Todorov est directeur de recherches au CNRS.

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La liberté d’expression est parfois présentée non comme une valeur parmi d’autres, mais comme le fondement même de toute démocratie. A l’occasion d’une affaire qui a fait beaucoup parler d’elle, d’abord au Danemark, ensuite dans le monde entier, celle des caricatures du prophète Mohammed, on a pu lire à propos de la liberté d’expression qu’il s’agissait de la « première valeur danoise ». Doit-on, dans ce cas, refuser toute limitation ?

Que la liberté d’expression soit une nécessité apparaît clairement lorsque nous pensons au citoyen isolé, malmené par l’administration, devant qui se ferment toutes les portes et à qui ne reste qu’un seul recours : rendre publique l’injustice dont il est victime, en la portant, par exemple, à la connaissance des lecteurs d’un journal. Mais, ce faisant, nous nous simplifions trop la tâche. Imaginons plutôt que la parole aspirant à la liberté d’expression soit celle de l’antisémite Drumont, ou qu’elle s’apparente à une propagande haineuse, ou qu’elle consiste à diffuser des informations trompeuses. Pensons aussi non à l’individu isolé mais au groupe de médias possédant chaînes de télévision, stations de radio, journaux, qui peut leur faire dire ce qu’il souhaite. Qu’ils échappent au contrôle gouvernemental est sans doute une bonne chose ; que leur action soit entièrement bénéfique paraît plus douteux.

La liberté d’expression a certes sa place parmi les valeurs démocratiques, mais on voit mal comment on pourrait en faire leur fondement commun. Elle représente une exigence de tolérance intégrale (rien de ce qu’on dit ne peut être déclaré intolérable), donc un relativisme généralisé de toutes les valeurs : « Je réclame le droit de défendre publiquement n’importe quelle opinion, comme de dénigrer n’importe quel idéal. » Or chaque société a besoin d’un socle de valeurs partagées ; les remplacer par « j’ai le droit de dire tout ce que je veux » ne suffit pas pour fonder une vie commune... De toute évidence, le droit de se soustraire à certaines règles ne peut être l’unique règle organisant la vie d’une collectivité ! « Il est interdit d’interdire » est une jolie formule, mais aucune société ne peut s’y conformer.

A côté de la liberté de choix qu’il ménage à ses citoyens, l’Etat a (ou devrait avoir) d’autres objectifs : protéger leur vie, leur intégrité physique et leurs biens, combattre les discriminations, œuvrer en vue de la justice, de la paix et du bien-être communs, défendre la dignité de tous les citoyens. A ce titre, comme Burke le savait déjà bien, la parole ou les autres formes d’expression subissent des restrictions, imposées en raison des autres valeurs auxquelles adhère la société.

Si l’on prend au sérieux ces réserves sur le caractère absolu de la liberté d’expression, est-on obligé d’aller à l’autre extrême et exiger que la loi, ou la puissance publique, contrôle tout ? Est-on condamné à choisir entre chaos libertaire et ordre dogmatique ? Je ne le crois pas. Il s’agit plutôt d’affirmer que la liberté d’expression doit toujours être relative – aux circonstances, à la manière de s’exprimer, à l’identité de celui qui s’exprime et de celui que décrit son propos. L’exigence de liberté ne prend son sens qu’en contexte – or les contextes varient énormément.

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Extraits deLes ennemis intimes de la démocratie, Robert Laffont (19 janvier 2012)

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