Les arrêts maladie de complaisance : une maladie française<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Social
Les arrêts maladie de complaisance : une maladie française
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Effet collatéral

Selon la rédaction du Parisien, le nombre d'arrêts maladie chez les conducteurs de la RATP a augmenté entre 200% et plus de 300% lors de la première quinzaine de décembre 2019 par rapport à la même période l'an dernier, en 2018. Le nombre d’agents de la RATP malades aurait été multiplié par trois pendant la grève.

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet

Stéphane Gayet est médecin des hôpitaux au CHU (Hôpitaux universitaires) de Strasbourg, chargé d'enseignement à l'Université de Strasbourg et conférencier.

 

Voir la bio »
Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

Voir la bio »
Denis Monneuse

Denis Monneuse

Denis Monneuse est sociologue, directeur du cabinet Poil à gratter et chercheur à l’UQAM (l’Université du Québec à Montréal). 

Voir la bio »

Atlantico.fr : Selon la rédaction du Parisien, une hausse de 300% des arrêts maladie a été constatée à la RATP en marge de la grève contre la réforme des retraites. Comparé à la même période l'année dernière, le nombre d'arrêts a notamment triplé chez les conducteurs de métro, selon des informations du Parisien confirmées par la RATP.

Cette situation est-elle liée à des arrêts de complaisance ? Qu’est-ce que cela révèle sur le mouvement social actuellement en cours ?

Eric Verhaeghe : Il est évidemment difficile de répondre de façon assertive à cette question. Pour en être sûr, il faudrait que la direction de la RATP ordonne un contrôle de la sécurité sociale sur chaque arrêt de travail et qu'on collecte ainsi les résultats pour savoir de façon plus objective quels sont les arrêts de complaisance. Mais, bien entendu, tout laisse à penser qu'une très forte proportion de ces arrêts sont délivrés avec des médecins complices qui "couvrent" la grève et le détournement de son droit. Dans le cas d'une grève longue, transformer tout ou partie de ses jours de grève en arrêt maladie permet d'éviter les pertes financières. Les jours chômés du fait de maladie sont en effet payés en partie par la sécurité sociale, et en partie par l'assureur de l'employeur, qui garantit le remplacement total du salaire. C'est le principe de la prévoyance, rendue obligatoire par la loi de mensualisation. On mesure ici l'absence de scrupule des grévistes. D'une part, ils se battent pour conserver un système de protection sociale qui leur est réservé et qui est bien plus favorable que la sécurité sociale, mais qui est financé par les ressortissants de la sécurité sociale, d'autre part, ils sollicitent les cotisations de ces ressortissants ordinaires pour financer le maintien de leur régime dérogatoire. 

L'argent n'a pas d'odeur pourraient dire les grévistes. Quant à leurs dénonciations de la capitalisation et des assurances privées, ils ne semblent pas gêner d'en profiter pour bénéficier du maintien de leur salaire. Car c'est grâce aux assurances privées que leur salaire est maintenu à 100% pendant leur arrêt maladie. Mais ce petit bénéfice-là, qui illustre les bienfaits de la privatisations et surtout de la concurrence dans la protection sociale, les grévistes oublient de le mentionner. 

Denis Monneuse : La hausse de l’absentéisme est un phénomène que l’on observe à chaque mouvement de grève. Les chiffres que nous avons aujourd’hui sont des chiffres record. Il s’agit là de quelque chose de classique d’observer une hausse de l’absentéisme en parallèle de la grève. L’absentéisme est un moyen de protester à faible coût au sens où si je fais grève normalement je ne suis pas payé alors que si je suis malade, je vais toucher ma rémunération tout en embêtant ma direction parce que les trains ne peuvent pas rouler ou le travail ne peut pas être fait en mon absence. C’est un moyen de protester sans perdre de l’argent.

Stéphane Gayet : Une telle augmentation relative est hautement significative sur le plan statistique. En d'autres termes, il n'est pas possible de lui trouver une autre explication que le mouvement de grève. En particulier, elle ne peut pas avoir une cause épidémique, ne serait-ce que parce qu'il n'existe pas aujourd'hui de pic épidémique d'infections respiratoires virales, ni de gastroentérites aiguës virales, ni de phénomène épidémique morbide d'une autre nature.

L'arrêt de travail dit « de complaisance » : un cliché qui masque une situation très nuancée

La notion d'arrêt de travail dit « de complaisance » est un cliché commun. En réalité, la démarche d'une personne qui vient consulter son médecin généraliste dans un état de mal-être au sens très général et la façon dont ce médecin généraliste va appréhender la situation de son patient telle qu'il la perçoit est complexe et bien difficile à codifier. Certes, il y a des abus et nous en sommes tous convaincus, déjà pour avoir entendu la phrase menaçante de la part d'une personne salariée, face à son employeur ou son cadre : « S'il en est ainsi, je me mets en arrêt de maladie ». Cette phrase est une réalité indéniable. Elle énonce clairement que ladite personne sait pertinemment qu'elle pourra à coup sûr obtenir de la part de son médecin un arrêt de maladie, car elle sait comment s'y prendre. Mais attention à ne pas juger automatiquement que le médecin qui va prescrire cet arrêt de maladie est complice de son patient et fait du clientélisme : c'est un cas de figure qui existe, on ne peut en douter, mais il ne résume pas toutes les situations et loin de là, pour des raisons détaillées ci-après.

Premièrement, l'être humain est capable de simuler beaucoup de troubles pathologiques et de souffrances, tant physiques que psychiques, cela dans le but d'obtenir un avantage quelconque ; il suffit pour y parvenir de s'imprégner suffisamment des symptômes et signes grâce à des lectures, puis de s'y entraîner ; une telle simulation peut très bien fonctionner, ce qui ne signifie pas que le médecin qui s'y trouve confronté ne soit pas conscient du stratagème déployé par son patient.

Deuxièmement, la démarche du patient qui vient consulter son médecin peut être sincère, au sens où il est réellement en état de mal-être professionnel avec une exacerbation de sa souffrance, quitte à grossir un peu le trait lors de son exposé des faits à son médecin. Il ne s'agit plus dans ce cas de simulation, mais d'une démarche de demande d'aide médicale avec bien sûr la tentation fréquente d'exagérer un peu de façon à être mieux pris en considération. Dans ce deuxième cas de figure, le patient ne vient pas exactement « chercher » un arrêt de maladie, mais il y pense tout de même, plus ou moins fortement.

Troisièmement, c'est parfois une situation inverse qui se produit : un patient peut venir consulter son médecin parce qu'il est trop fatigué et stressé, qu'il n'a plus beaucoup d'appétit et qu'il dort mal, dans le but d'obtenir un traitement qui va le remettre sur pieds ; et c'est le médecin qui suggère un arrêt de travail, alors que le patient n'y songeait pas vraiment.
Cela dit, il n'en demeure pas moins vrai que certains patients viennent ouvertement consulter leur médecin en lui disant qu'ils veulent un arrêt de maladie, et que certains médecins ne discutent pas et accèdent à leur demande, tout en se disant intérieurement qu'ils ont ainsi bien agi pour le bien de ce patient.

Cette situation est-elle liée à des arrêts de complaisance ?

Il y en a incontestablement. Mais, compte tenu de ce que nous avons vu ci-dessus, cette appréciation doit être largement nuancée, car l'arrêt de maladie n'est jamais un acte médical simple. Il peut correspondre à des situations très différentes.

Cela dit, il est évident qu'un grand nombre d'arrêts de maladie dans la situation de cette grève actuelle doivent être tout à fait contestables, ce qui reste cependant très difficile à affirmer, d'où la difficulté à catégoriser les situations.

Quoiqu'il en soit, il est notoire que certains médecins sont plus « compréhensifs » que d'autres vis-à-vis des sollicitations pour arrêt de maladie et il paraît même que des listes circulent sous le manteau ; ce qui revient à dire qu'en cas de besoin, on peut toujours trouver un prescripteur complaisant ; l'Assurance maladie, malgré tous ses efforts pour traquer les abus et les abuseurs, a beaucoup de mal à y mettre de l'ordre, pour toutes les raisons que l'on a vues ; et les visites surprises qui sont effectuées à domicile consomment tout de même beaucoup de ressources.

Qu’est-ce que cela révèle sur le mouvement social actuellement en cours ?

En France, les organisations syndicales ont constamment la nécessité de prouver leur puissance et leur efficacité. Il faut que l'on parle d'elles, qu'elles mènent pour cela des actions retentissantes. On notera qu'en Allemagne, c'est tout de même assez différent : leur puissance et leur efficacité sont admises, donc les démonstrations sont moins indispensables.

Toujours est-il qu'en France, pour qu'une grève porte ses fruits, il faut qu'elle exerce une pression insupportable sur les pouvoirs publics, avec la volonté de les faire céder : c'est le principe de la confrontation musclée, de l'épreuve de force.

Or, l'objectif actuel de plusieurs organisations syndicales est d'obtenir le retrait du projet de loi sur la réforme des retraites. Pour y parvenir, la stratégie mise en œuvre est de faire le maximum pour paralyser l'économie d'une façon intenable.

Tout un chacun sait pertinemment que la Régie autonome des transports parisiens (RATP) -qui est un établissement public à caractère industriel et commercial- est une partie majeure et même vitale de l'appareil circulatoire de la ville de Paris et de sa banlieue. Bloquer le fonctionnement de la RATP, c'est largement paralyser le centre de l'Île-de-France ; c'est un levier de premier ordre pour faire plier le gouvernement. Pour y parvenir, il faut qu'un maximum de conducteurs de métro et de bus ne travaille plus : les moyens en sont la grève et l'arrêt de maladie ; ceux qui sont en grève ont un manque à gagner qui peut être énorme, ceux qui sont en arrêt de maladie beaucoup moins ; mais le résultat sur la paralysie est le même.

Comment se fait la répartition entre vrais grévistes et prétendus malades ? On peut imaginer bien des stratégies, tant sur le plan collectif qu'individuel. Il faut souligner que l'arrêt de maladie est une façon agile de se tirer d'affaire, car sans avoir à se déclarer gréviste ni à perdre beaucoup d'argent.

Toujours est-il que le mouvement social en cours est farouchement déterminé à obtenir gain de cause ; encore une fois, il y va de la crédibilité des syndicats qui sont des parties prenantes de cet énorme dossier sensible.

Que se passe-t-il vraiment en France sur le plan de la santé au travail ? Constate-t-on une souffrance grandissante et une réelle évolution ?

Eric Verhaeghe : La santé au travail est, en réalité, une terra incognita en France. Par exemple, la sécurité sociale indemnise très mal les accidents du travail, bien plus mal que la justice judiciaire. Ainsi, si vous perdez vos deux jambes dans un accident de la route, vous serez moins bien indemnisé si l'accident est considéré comme un accident du travail que s'il est considéré comme un accident relevant de la vie privée. Cette situation explique que la France batte des records en matière de décès sur le lieu de travail. On compte près de 600 morts chaque année en France, plus qu'en Allemagne ou dans la très ultra-libérale Grande-Bretagne. Parallèlement, l'espérance de vie en bonne santé est moins élevée en France (à moins de 65 ans) qu'en Allemagne (à près de 68 ans), où n'existe pas de dispositif de lutte contre la pénibilité, et où l'industrie est pourtant beaucoup plus active qu'en France. On relèvera aussi la montée des indemnités journalières et de l'absentéisme dans les entreprises. Là encore, derrière tous les délires sur le bien-être au travail, sur la qualité de vie au travail, la réalité française est largement masquée par les idéologues de la sécurité sociale qui veulent masquer le naufrage du monopole public en matière de santé au travail. 

Ainsi, les syndicats, et une partie de la gauche, adorent se focaliser sur le burn-out, le stress au travail, le harcèlement, et tous ces éléments psychologiques qui concernent essentiellement les services tertiaires et ne s'occupent pas de la condition ouvrière. En réalité, le cœur de la souffrance au travail est méconnu, et n'est jamais traité, parce que les idéologues de la sécurité sociale préfèrent ne pas examiner les chiffres. Ils risqueraient de conclure que la mise en concurrence de la sécurité sociale serait très profitable aux salariés.

Denis Monneuse : Si l’on a une hausse aussi forte de l’absentéisme au moment des jours de grève c’est qu’il peut y avoir de la complaisance de la part des médecins. Les médecins peuvent faire une sorte de grève par procuration. Eux ne se mettent pas en grève, mais ils vont permettre à des gens qui ne sont pas réellement malades de s’arrêter sans perdre de l’argent. Il s’agit là d’une façon pour les médecins de soutenir le mouvement de grève en délivrant des arrêts de travail qui ne sont pas justifiés. Cela peut être une sorte de grève par procuration de la part des médecins, une forme de soutien au mouvement, sans y participer directement.

Stéphane Gayet : C'est là un très vaste chapitre. C'est un lieu commun que de dire que le travail salarié se déshumanise progressivement. Il existe aujourd'hui une fracture entre les salariés exécutants et les salariés décideurs, c'est-à-dire manageurs. Mais peu à peu, un certain nombre de cadres de proximité deviennent eux-mêmes des simples exécutants.

Le fait d'être un salarié exécutant n'a rien de péjoratif en soi, car on peut théoriquement faire preuve d'art, de créativité et d'inventivité dans certaines tâches d'exécution ; toutefois, on devrait dire « on pouvait » au lieu de « on peut ». Car c'est en réalité de moins en moins possible. Pourquoi ? Parce que le management des tâches d'exécution -et donc des exécuteurs de ces tâches- est aujourd'hui constamment obsédé par le rendement, dans une course perpétuelle au profit. Actuellement, il n'est pas exagéré de dire que l'individu salarié exécutant est assimilé à une unité de production. Il en résulte que l'homme dans ses tâches d'exécution est constamment comparé -et assimilé- à une machine : on compare le travail d'une secrétaire au service rendu par un traitement de texte couplé à un logiciel de reconnaissance vocale, auxquels l'on rajoute une plate-forme numérique de gestion d'appels téléphoniques et prise de rendez-vous ; on compare le travail d'une hôtesse de caisse dans un supermarché au service rendu par un automate de lecture et d'enregistrement automatiques des articles, etc. Et dans chacune de ces situations, le travail humain d'exécution de tâche est comparé à l'activité d'une machine, avec chaque fois la même conclusion : la machine est nettement plus rentable que l'individu exécutant ; faut-il ajouter que la machine ne fait pas grève, ne tombe pas malade -il y a bien sûr des dysfonctionnements et des pannes, mais sans commune mesure avec un arrêt de maladie-, ne prend pas de congés ni de repos, n'a pas d'humeur et ne fait pas d'histoires ?

Avant de comparer le travail humain à celui d'une machine, on avait commencé par comparer le travail de l'animal à celui d'une machine : c'était le principe du cheval-vapeur, expression faisant référence à la force déployée par un cheval dans le cadre du travail agricole ou forestier ; un cheval-vapeur (CV) est une unité de puissance équivalant à une force de 75 kilos exercée par mètre et par seconde (d'où les noms des voitures historiques du XXe siècle : 2 CV, 3 CV, 4 CV…).

Sachant que la personne salariée exécutante est assimilée à une unité de production gérée par ordinateur -c'est pour ainsi dire pratiquement le cas- et que le système capitaliste pousse tout le monde à augmenter les rendements pour augmenter les profits, les personnels exécutants souffrent inéluctablement au travail. La physiologie humaine n'est plus assez prise en compte de façon automatique : il faut réclamer et se battre pour obtenir qu'elle le soit (des repos compensateurs et des pauses, la reconnaissance de la pénibilité). Parallèlement, il existe un déplorable manque de considération pour beaucoup de personnes affectées à des tâches d'exécution, de la part des manageurs (qui eux-mêmes souffrent du fait de la pression de leurs directeurs qui eux-mêmes souffrent d'un stress chronique lié à la crainte de voir survenir une baisse d'activité et de rendement de l'entreprise…).

D'où les troubles musculosquelettiques (TMS) chez les exécutants physiques et les troubles psychosociaux (TPS) chez les exécutants comme chez les manageurs. En vérité, notre système économique, contrairement à ce que l'on était en droit d'espérer, conduit à une augmentation générale du stress chronique et même des souffrances, au moins psychiques, et souvent de surcroît physiques pour les salariés les plus en bas de l'échelle.
Quels sont les indicateurs de cette tendance inquiétante ? : les services de santé au travail (médecine du travail), du moins quand ils peuvent faire leur travail librement et honnêtement (car ils subissent très souvent la pression des directions, ce qui les conduit à minimiser leurs constatations).

On peut constater, hélas, que cette tendance ne va pas en diminuant : dépressions, burn-out (ou syndrome d'épuisement professionnel, ce qui n'a rien à voir avec une dépression), agressions verbales, arrêts de maladies, démissions, suicides…

Or, il faudra toujours des êtres humains pour accomplir des tâches d'exécution : les machines ne pourront pas remplacer tous les exécutants ; quand bien même elles y seraient parvenues, ça signifierait que les cadres seraient alors eux-mêmes devenus des exécutants : c'est une évolution sans fin, conséquence de la course perpétuelle au rendement et au profit. En fin de compte, le progrès technologique nous aide beaucoup, mais nous asservit tout autant.

La preuve de cette tendance inquiétante est la multiplication des travaux en faveur de l'amélioration de la « qualité de vie au travail ». L'engouement pour cette dimension du travail signifie bel et bien que le compte n'y est pas : dans beaucoup de secteurs d'activité, il existe un sentiment de mal-être au travail, de non-qualité de vie au travail. Et ça ne concerne pas que les personnels exécutants, mais aussi les cadres et certains manageurs.

Quand vous ajoutez à cela l'énorme différence de rémunération entre les exécutants et les directeurs, vous comprenez que les organisations syndicales se battent bec et ongles quand elles ont l'impression qu'on veut supprimer certains avantages de pension de retraite à certains corps professionnels, pourtant pas vraiment favorisés.

Comment peut-on justifier cet absentéisme grandissant ? La période d'insécurité liée à la crise économique peut-elle avoir un rôle ? En quoi les récents mouvements sociaux comme les Gilets jaunes ou la mobilisation contre la réforme des retraites ont un impact sur l'absentéisme au travail ?

Eric Verhaeghe : Comme je le disais, les vrais problèmes de la santé au travail sont largement occultés en France. Globalement, les baromètres variés qui fleurissent sur le marché indiquent que les Français souffrent d'un mal fondamental : leur manque d'autonomie au travail, et singulièrement leur manque de reconnaissance par leur hiérarchie. C'est une façon pudique de flétrir le management à la française où le salarié n'est pas responsabilisé et où la fonction de conception est concentrée entre quelques mains, ou disons quelques cerveaux, au sein de l'entreprise. On y verra le décalque de la mentalité propre aux grandes écoles qui forment les managers français, et selon laquelle il existe deux mondes ou deux peuples. L'un, fait d'élus ou d'oints du seigneur, comme dit Charles Gave, qui monopolisent les fonctions de conception. L'autre, fait de "Gaulois réfractaires", de "sans-dents", qui sont cantonnés aux tâches d'exécution. Cette division du monde en deux camps produit des résultats cataclysmiques en termes de motivation au travail. On y trouvera largement la cause d'un absentéisme grandissant chez les salariés, qui traduit une culture du désengagement dans l'entreprise.

Denis Monneuse : De manière générale, l’absentéisme est plutôt en hausse en France si l’on prend l’ensemble des travailleurs. Cette hausse on l’explique en grande partie par l’usure professionnelle et par le recul progressif de l’âge de la retraite. Parmi les gens qui ont des arrêts maladie de longue durée, on va trouver en grande partie des seniors qui ont des problèmes de santé lourds et qui demandent des arrêts de travail pour maladie de longue durée. Là, ce n’est pas propre à la SNCF ou à la RATP. C’est plus un mouvement de fond. 

Cette progression est réelle mais elle est lente. C’est un mouvement de fond qui progresse chaque année mais pas sur des propensions comme on peut le voir pendant les grèves. 

Il y a l’absentéisme de protestation pendant la grève et puis il y a de l’absentéisme lié aux conditions de travail, lié à la fatigue, l’usure qui est là l’absentéisme qui augmente progressivement en France ces dernières années.  

Stéphane Gayet : Tout ce que nous avons vu précédemment s'ajoute au climat de morosité prévalent en France. Les personnels exécutants se plaignent de conditions de travail difficiles et de plus en plus exigeantes, d'un manque de considération pour ce qu'ils sont et ce qu'ils font, d'un management volontiers cynique et toxique, en plus d'une rémunération qu'ils considèrent comme en profond et injuste décalage avec leur réelle utilité dans l'entreprise et la rémunération des dirigeants et autres manageurs.

C'est essentiellement un sentiment d'injustice qui gagne les classes moyennes inférieures, celles qui ont de l'instruction et qui estiment qu'elles méritent mieux que la réalité de leur sort.

D'où une tendance largement constatée à profiter au maximum du système français d'arrêt de maladie. Mais il faut noter que l'abus d'arrêts de maladie aggrave encore la situation : pénurie de personnel, d'où un surcroît de pression et pénibilité pour ceux qui sont au travail, d'où une mauvaise ambiance et ainsi de suite…

Ce dossier des retraites est en effet révélateur du climat d'insécurité qui gagne du terrain, en France comme ailleurs. Cette insécurité est financière, sanitaire, écologique et climatique. L'insécurité sanitaire concerne les risques de cancers et de maladies dites dégénératives ou émergentes ; l'insécurité écologique a trait à la pollution de plus en plus difficile à juguler, bien que de plus en plus réglementée ; l'insécurité climatique concerne bien sûr les dérèglements qui sont de plus en plus manifestes et inquiétants (aujourd'hui, beaucoup d'entre nous sont en chemisette fin décembre).

C'est surtout l'insécurité financière qui mobilise les contestataires : quand vous ajoutez la perspective d'une diminution des pensions de retraite à une augmentation du coût de la vie (biens de consommation, carburant…), il se produit un effet de sommation explosif. Le tout est encore exacerbé par les informations révélées, concernant les revenus mirifiques de certains hauts fonctionnaires ou chefs de grande entreprise.

Qu’est-ce que cette situation révèle du rapport de notre société au travail ?

Eric Verhaeghe : Incontestablement, l'absentéisme est devenu une arme de protestation (et la situation à la RATP le montre) et même de grève. Il montre la rupture d'adhésion qui se généralise dans les entreprises. Globalement, et l'institution a validé cette rupture avec les 35 heures, le travail est devenu une parenthèse dans la vie, voire une simple occupation dépourvue de sens, purement alimentaire, une contrainte obligée. Ce n'est évidemment pas le cas pour tout le monde. Mais tous les discours sur la réduction du temps de travail, sur l'urgence de partir tôt à la retraite, montrent bien que, pour une élite dominante, le travail est une pure subordination à un employeur dont il faut se débarrasser le plus vite possible, car la vie serait ailleurs. Dans ce contexte culturel négatif, on ne s'étonnera pas de voir que les salariés épousent de moins en moins la cause de leur entreprise, sachant que l'élitisme managérial, le manque d'autonomie sont autant d'arguments qui justifient un "après moi le déluge" dans les ateliers et les bureaux. Rien n'est fait en France pour développer le sentiment que le travail peut être un moyen de se réaliser. Au contraire, tout pousse à considérer que le travail est une contrainte scandaleuse, et que l'employeur est forcément un bourreau. 

Denis Monneuse : Cette situation alerte sur les pratiques qui consistent à s’autoriser à détourner un système fait pour protéger les personnes en mauvaise santé et le détourner pour des fins personnelles. C’est finalement une sorte d’individualisme. En se mettant en arrêt au lieu de faire grève, à titre individuel on est gagnant parce que l’on ne va pas perdre de l’argent, en revanche, on fait perdre de l’argent à la collectivité parce que derrière les arrêts maladie, c’est la collectivité qui paye. C’est donc une façon de penser à son intérêt individuel sans se soucier du coût que cela peut représenter pour la collectivité. 

On pourrait imaginer que les employeurs fassent des contrôles. Des médecins pourraient être envoyés afin de contrôler que les gens qui sont en arrêt maladie soient réellement malades, c’est ce que certaines entreprises peuvent faire. 

Là, peut être vu le nombre de personnes que cela représente et vu le climat social, j’imagine que la RATP, la SNCF ont d’autres choses à penser. Si elles faisaient des contrôles maladies cela risquerait d’aggraver le climat social dans ces entreprises. Je pense que ces entreprises ont plutôt tendance à fermer les yeux sur ce phénomène plutôt que de le mettre sur la table.    

Ces recours abusifs aux arrêts de travail renforcent le sentiment de défiance entre collègues. Cela alimente le doute : la prochaine fois qu'un collège sera en arrêt maladie, ses collègues vont se demander s'il est réellement malade ou s'il est un tire-au-flanc.

Stéphane Gayet :  Il est frappant de constater à quel point la notion d'amour du travail, de passion pour son travail, de goût pour le travail dit « bien fait » se perd complètement. On raisonne à présent presque exclusivement en termes de revenu et de conditions de travail. C'est un peu comme si l'objectif prévalent était « d'en faire le moins possible pour être payé le mieux possible ». Si c'est vraiment la tendance générale, cela va devenir infernal, invivable. Parce que la qualité du travail réalisé va forcément devenir de plus en plus incertaine avec la nécessité de multiplier les contrôles et les enregistrements, parce que l'ambiance au travail va également avoir tendance à se détériorer encore plus et cela pour des raisons multiples (la généralisation de ce qu'il faut bien appeler une hypocrisie systémique, le développement de l'esprit de compétition malsain et possiblement pervers, la multiplication des délations, etc.).

Naturellement, beaucoup de salariés exécutants se considérant comme des « exploités » sont et seront tentés par le fait de créer leur autoentreprise. Mais bon nombre d'entre eux passent d'un état de salarié exploité à un état d'autoentrepreneur précaire et en proie à de grandes difficultés existentielles. Et pendant ce temps, les indemnités ont tendance à diminuer ; c'est un peu la même chose pour les subventions aux associations, lesquelles ont longtemps été des structures salvatrices pour faire vivre les plus démunis.

En tout état de cause, le constat unanime et pas uniquement français est que les inégalités se creusent. Mais nous sommes en 2019 et bientôt en 2020 : nous ne sommes plus en 1960 ou 1970, les classes moyennes inférieures sont instruites et tout à fait lucides de bien des injustices. Le tissu social est sous tension, c'est indéniable. Certaines erreurs politiques risquent de mettre le feu aux poudres, c'est tout à fait clair. Alors, attention aux maladresses de communication, car elles peuvent coûter parfois très cher.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !