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Les armées face au risque d’effondrement
©Reuters

Pris pour cible

Le budget de la défense n'arrête pas de diminuer. L’État joue ainsi avec la sécurité des Français, tout en leur affirmant froidement le contraire.

Vincent  Desportes

Vincent Desportes

Vincent Desportes est un général de division de l'armée de terre française. Il vient de publier "La Dernière bataille de la France" (Gallimard).

 

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Mandat après mandat, on assure que le budget de la Défense est sanctuarisé. Il l’est à ce point qu’il n’en finit pas de diminuer dans les faits et qu’on lui affecte des ressources qui ne le sont pas, voire des revenus aléatoires. L’État joue ainsi avec la sécurité des Français, tout en leur affirmant froidement le contraire.

Cette tendance – qui vaut de 2008 à 2015 – a été, il est vrai, au moins momentanément démentie par la décision présidentielle, en avril dernier, de faire cesser le pari dangereux des ressources exceptionnelles et de transformer celles qui étaient prévues par la Loi de Programmation militaire (LPM) en vraies ressources budgétaires. Actée par la loi de finance rectificative il y a quelques jours, elle permettra aussi de ralentir la diminution des budgets et des effectifs. La chute est temporairement stoppée, et ce dans un contexte budgétaire très difficile. Dont acte.

Hélas, ce sursaut ne mettra pas un coup d’arrêt à l’inlassable manœuvre des détrousseurs de Bercy consistant, par tous les moyens légaux, à rogner encore sur les ressources militaires. Et ce frémissement, pour positif qu’il soit, est très insuffisant, et loin d’être inscrit dans le marbre. Contrairement à ce que l’on cherche à faire croire, il ne s’agit que d’un ralentissement de la diminution du budget des armées, et surtout d’une manœuvre de communication.

Ce geste symbolique est en effet loin de rétablir l’outil militaire à la hauteur des menaces et ambitions de la France. S’il est vrai que l’on va recruter en 2016 et que le budget sera renforcé de 600 millions pour passer de 31,4 milliards d’euros à 32 milliards, la déflation des effectifs reste programmée et reprendra. Les hausses sérieuses de budget ne sont prévues qu’après 2017 ! Autant dire que le gouvernement fait des promesses pour un avenir que personne ne connaît.

Plus globalement, ces premières mesures ne peuvent remédier à un quart de siècle d’affaissement des moyens militaires de la France. Elles doivent être consolidées et fermement complétées, année après année, par un effort national à la mesure des périls de ce siècle. Le cap du redressement doit être maintenu dans la durée, courageusement, par un État assumant ses responsabilités devant la nation.

Un rythme sans précédent d’interventions

En quelques mois, la menace a pris une autre dimension. Le monde s’est enflammé autour de la péninsule Europe, et le cercle de feu se resserre. À l’Est avec l’Ukraine et au Sud-Est avec l’incendie qui ravage le Moyen-Orient. Mais aussi au Sud : en Libye, au Nigeria, puis au Sahel – de la Mauritanie au Tchad – en passant par le Mali et le Niger, zone dans laquelle les armées françaises sont engagées pour longtemps face à une menace islamiste qui déstabilise le Maghreb autant que l’Afrique subsaharienne.

Dans ce contexte, et contre toute logique, l’effondrement de la défense se poursuit malgré le frémissement évoqué précédemment : plus la sécurité des Français est menacée, plus la France rencontre des difficultés à défendre ses intérêts dans le monde et à y exercer ses responsabilités, et plus se concrétise l’affaissement de ses capacités militaires. Or, aussi surprenant que cela puisse paraître, à la dégradation rapide et brutale de la sécurité nationale et internationale a correspondu un rythme sans précédent d’interventions militaires de la France.

Quelle que soit l’armée considérée (Terre, Air, Marine), nous sommes engagés au-dessus des situations opérationnelles de référence. Autrement dit : chaque armée est en train d’user son capital sans avoir le temps de le régénérer. Nous avons des forces de plus en plus insuffisantes en volume. Pour compenser, tant au niveau tactique qu’au niveau stratégique, nous les faisons tourner sur un tempo trop élevé qui les use. Clairement, la France n’a plus les moyens de ce qui doit être son ambition essentielle : la sécurité des Français et la protection du territoire national en étant capable de conduire, autant que de besoin, les opérations militaires indispensables pour aller détruire à leur source, sur les théâtres extérieurs, les menaces qui l’entourent.

Le contre-exemple britannique

Aujourd’hui, un constat s’impose. Avant même l’opération Sentinelle, les contrats opérationnels du Livre blanc – définis à partir des contraintes financières et selon une logique de ressources – étaient sous-dimensionnés par rapport à la menace. Ils se sont révélés immédiatement caducs face à la réalité du monde, et d’emblée dépassés. En revanche, ces mêmes contrats sont surdimensionnés par rapport aux moyens réels dont disposent les armées. En aval, ces mêmes armées sont donc « sur-engagées » par rapport aux contrats et aux moyens. Et alors qu’elles étaient déjà en train de se détruire de l’intérieur, l’opération Sentinelle est venue rajouter une charge très lourde aux armées.

Ainsi, largement sur-employée par rapport à ses capacités, l’armée française ne peut plus se reconstituer (formation, entraînement, remise en condition…) entre deux engagements. Et risque de se retrouver dans la même situation que l’armée britannique qui, malgré un budget supérieur au nôtre (plus de 40 milliards d’euros), est aujourd’hui incapable d’aller opérer au sol sur les théâtres extérieurs.

Des militaires transformés en employés de société de gardiennage ?Serge klk/Flickr, CC BY-NC-ND

L’armée britannique a en effet été sur-engagée par rapport à sa capacité. Presque simultanément, elle a déployé jusqu’à 40.000 soldats à Bassora en Irak et jusqu’à 10.000 dans le Helmand en Afghanistan, un effort très au-delà de ses possibilités et qui l’a profondément usée. Résultat, si elle bombarde encore ici et là, il n’y a plus désormais aucun contingent britannique significatif engagé dans des opérations extérieures. L’armée britannique s’est détruite par sur-emploi et mettra a minima quatre ou cinq ans à se reconstruire.

La Tour Eiffel ou le Sahel ?

Pour tenir dans la durée, les armées américaines considèrent qu’on ne peut déployer qu’un soldat sur 7 sans épuiser le capital. En France, on applique théoriquement un ratio de 1 sur 6, aujourd’hui bien dépassé. Au rythme actuel, l’armée française s’épuise. C’est particulièrement le cas des forces terrestres. Certes, nous sommes toujours capables de réussir des opérations coup de poing comme l’opération Serval, lancée en janvier 2013 au Mali pour arrêter la percée djihadiste. Mais on ne sait plus s’engager efficacement dans la durée alors que tous les conflits auxquels nous prenons part sont des conflits longs.

Il y a des choix à faire : de la présence sous la Tour Eiffel ou de l’efficacité opérationnelle en Syrie et au Sahel ? Les 7 000 soldats français déployés dans le cadre de l’opération Sentinelle n’ont qu’une plus-value très limitée au regard des inconvénients majeurs d’un déploiement avant tout politique. Employer un soldat, dont la formation est très onéreuse, dans le rôle d’un employé de société de gardiennage est un véritable gâchis, au plan opérationnel comme au plan budgétaire. Sentinelle est en train de casser un outil qu’on regrettera très vite. Il est certes tout à fait légitime d’utiliser les soldats français pour la protection du territoire national, mais à condition de tirer le meilleur parti de leurs compétences spécifiques.

En mal de stratégie

La question des moyens qui a été ici largement évoquée est importante, pourtant elle n’est pas essentielle. Sinon, les Américains gagneraient leurs guerres et c’est l’inverse qui se passe depuis un demi-siècle. L’essentiel, c’est d’abord l’existence d’une vraie stratégie – tant il est vrai que l’empilement d’opérations est le contraire d’une stratégie – et des « manières de guerres » capables de produire des résultats tactiques (en l’espèce, l’armée américaine est excellente), mais aussi des résultats stratégiques et politiques. Et dans ce domaine nous sommes tous, nous Occidentaux, à la peine.

Aujourd’hui, en additionnant tous nos moyens engagés sur le terrain, nous sommes au niveau de « l’engagement majeur » prévu par le Livre blanc de 2013. Cela demanderait une stratégie d’ensemble, claire, convergence des multiples efforts. Or, elle est inexistante. Quant à nos manières de guerre, tant dans nos méthodes que dans nos instruments, nous avons beaucoup trop tendance à suivre le modèle américain : une gabegie de milliards de dollars pour des résultats stratégiques au mieux négligeables, généralement contre-productifs.

Vincent Desportes vient de publier « La Dernière bataille de la France » (Gallimard)

Vincent Desportes, Professeur associé , Sciences Po

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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