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Le crépuscule des dieux néolibéraux: entraîneront-ils leurs peuples dans leur chute?
©DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXè siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 
Le 13 janvier 2019 
Grande-Bretagne: conspiration contre la démocratie au nom de la souveraineté du Parlement
Mon cher ami, 
L’atmosphère est devenue très pesante à Westminster. Et l’image qui me vient à l’esprit est celle du crépuscule des dieux. En effet, il y a un petit groupe de députés, conservateurs, libéraux ou travaillistes, de hauts fonctionnaires travaillant à Downing Street, au Trésor ou ailleurs, de journalistes et d’éditorialistes qui se croient au-dessus de la pesanteur démocratique, qui jettent un défi à toutes les lois de la gravité institutionnelle et qui sont prêts à faire plonger avec eux tout un pays plutôt que d’accepter le Brexit. Comme toujours, les coups les plus terribles viennent de l’intérieur du parti du Premier ministre. Mardi dernier, Dominic Grieve, député conservateur hostile au Brexit a contacté le Speaker de la Chambre des Communes, John Bercow, pour lui demander de faire passer un amendement exigeant de Theresa May, si son texte d’accord sur le Brexit ne passait pas mardi 15, qu’elle réduise de 3 semaines à 3 jours le délai pour proposer aux Communes un nouveau plan de sortie de l’Union Européenne. Autant dire que les députés qui ont fait voter cela veulent retirer au Premier ministre non seulement la maîtrise de l’ordre du jour des débats du Parlement mais le droit d’avancer sur le sujet existentiel qui divise actuellement la Grande-Bretagne. Un petit groupe de députés a l’intention de proposer un amendement au texte actuel d’accord avec Bruxelles, qui rende impossible un Brexit sans accord avec Bruxelles. Autant dire que l’on tend une perche à Bruxelles pour que le Brexit soit indéfiniment repoussé. 
Mon cher ami, vous rappelez-vous comme je vous ai raconté avoir conseillé à tous mes amis Brexiteers de voter le texte de Theresa May? Je savais qu’ils n’étaient pas assez forts ni nombreux pour l’emporter sur une ligne dure. Ils ont pris le risque de laisser les Remainers de tous les partis se réunir: il est beaucoup plus facile pour eux de s’unir par-delà les clivages partisans que pour nous autres vrais conservateurs de travailler avec la gauche du Labour - quand bien même la cause de l’indépendance nationale nous rapproche.Nous voilà donc, parce que mes amis Brexiteers ont surestimé leurs forces, face à une véritable conspiration contre la démocratie, au nom de la souveraineté du Parlement. Je ne sais pas si les preuves assez visibles d’un véritable complot parlementaire amèneront suffisamment de députés de notre parti à changer d’avis pour éviter à Theresa May une défaite cuisante de son texte. On est actuellement à une estimation de 100 votes de différence en sa défaveur. Imaginons que l’on passe en-dessous de 50: elle aurait créé une dynamique, qui lui permettrait de se relancer, d’obtenir des concessions de Bruxelles. 
Je voudrais tant que mes amis Brexiteers comprennent à quel point l’Union Européenne est vacillante et donc, ne doute pas de la capacité de notre gouvernement à mettre en place un bon accord de libre-échange au terme de la période de transition. L’élément d’alternative, c’est le renversement de Theresa, l’éclatement de notre parti, éventuellement de nouvelles élections. Je voudrais que mes amis comprennent que les députés en train de conspirer contre 10 Downing Street se comportent comme s’ils voulaient entraîner le parti conservateur, le Parlement, la Grande-Bretagne, dans leur chute. Nous avons plus à perdre qu’à gagner à continuer sur une ligne radicale. La politique ne consiste pas à vouloir avoir raison contre le réel. 

Etats-Unis: les démocrates préfèrent la fermeture des services publics à un compromis avec le Président

Aux Etats-Unis, la nouvelle majorité démocrate de la Chambre des Représentants ne se comporte pas différemment des députés Remainers britanniques. Elle a décidé de refuser à Donald Trump les crédits pour la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique. La chance qu’a le président américain par rapport à Theresa May, c’est d’être dans un affrontement droite/gauche avec un parti républicain qui lui est progressivement devenu loyal. Mais il faut bien se rendre compte que le parti démocrate, depuis son élection, est complètement sorti du jeu habituel d’une démocratie parlementaire et d’un régime fondé sur la séparation des pouvoirs. Les démocrates n’ont eu de cesse de vouloir renverser Donald Trump. Ils n’ont pas arrêté d’en appeler à son impeachement, contestant la légitimité de celui qui avait été choisi par le suffrage populaire. Essayons de comprendre ce qui se passe dans la tête des membres du Congrès mais aussi des juges, des hauts fonctionnaires et des journalistes, là encore, qui alimentent un Russiagate sans substance, qui font en sorte de retarder les nominations au gouvernement, qui sont prêts, contre toute la tradition démocrate, à empêcher l’Etat de fonctionner plutôt que de passer un compromis avec Donald Trump. 
Cela s’appelle la politique du pire. Imaginons que Trump soit effectivement renversé avant la fin de son mandat: cela déclencherait une crise politique sans précédent; eh bien, c’est précisément ce que souhaitent les démocrates. Ils ne se rendent pas compte qu’ils seraient engloutis, eux aussi, dans une crise de régime; ou s’ils s’en rendent compte, ils sont prêts à l’assumer pourvu qu’ils entraînent leurs adversaires politiques et le peuple américain dans leur chute. De même, les Remainers sont prêts à nier le vote populaire, sans se rendre compte que c’est tout le système politique britannique qui sera balayé, eux compris. Le crépuscule des dieux ! Les néolibéraux de tous les pays préfèrent la catastrophe au compromis avec l’évolution du monde ! La mémoire de l’humanité peut nous servir d’avertissement, soit que la mythologie germanique nous rappelle la disposition des puissants à vouloir entraîner le monde entier dans le néant avec eux; soit que Platon ou la Bible nous éclaire sur les racines de leur hubris: ils croient, tels le Sophiste, que « chaque homme est la mesure de toute chose » et même ils ont cédé à la suggestion qu’ils seraient « comme des dieux connaissant le bien et le mal ».  L’individu  de la démocratie libérale avancée ne pense qu’à lui-même, aux avantages - quelquefois immenses - qu’il peut procurer à sa petite personne aux dépens de toutes les autres. Mais il est convaincu qu’il peut juger de tout, qu’il peut définir qui a raison et qui a tort, qui agit bien et qui agit mal. 

Quand Emmanuel Macron joue avec les allumettes 

Vous autres Français êtes dans la situation opposée à celle des Américains ou des Britanniques: vous avez encore un président et un gouvernement néolibéral. Mais vous remarquerez que cela ne change rien à la situation de fond: au contraire, cela la rend peut-être encore plus visible. Chez vous, les dieux ont encore les leviers du pouvoir. Vous avez même la chance d’être guidé par le plus grand dieu du Panthéon gréco-romain: Jupiter. Pourtant, ces jours-ci, Jupiter a fort à faire pour maintenir son statut. Les Français semblent être dans une phase d’agnosticisme, sinon d’athéisme poussé. Voilà neuf samedis que le mouvement des Gilets Jaunes envahit le pavé des principales villes de France tout en s’installant sur les ronds points à travers tout le pays. Votre gouvernement essaie de minimiser, par des chiffres officiels, l’ampleur de la mobilisation mais elle est réelle. Hier, votre Ministère de l’Intérieur parlait de 84 000 personnes. J’ai tendance, pour ma part, à estimer qu’il n’y avait pas loin du double, à recouper les informations disponibles, en particulier venant de vos médias de province. C’est d’autant plus remarquable que la mobilisation, après avoir connu un creux entre les fêtes, connaît un triplement en trois semaines. 
J’ai du mal, par conséquent, à comprendre comment votre président peut, comme il le fait, jouer avec le feu. Vendredi, parlant devant des apprentis-boulangers, il a tout fait pour que l’on pense que les Gilets Jaunes faisaient partie de ces Français qui n’ont pas « le sens de l’effort » qu’il critiquait. Dans la Lettre aux Français qu’il vient de rendre publique, ce soir 13 janvier, il ne prononce pas une seule fois les mots « Gilets Jaunes », comme s’il s’obstinait absolument à reconnaître quelque légitimité que ce soit au mouvement. Déjà, lors de son message de Nouvel An, il avait semblé réduire le soulèvement de cette France des « sédentaires » (les Somewheres dont parle David Goodhart) à une « foule haineuse ». Il est d’autant plus remarquable que les affrontements, hier, lors d’un neuvième samedi de mobilisation soient restés limités. Mais est-ce vraiment ce que le gouvernement avait souhaité? Le lundi soir, au journal télévisé, votre Premier ministre Edouard Philippe avait tenu un discours d’ordre digne d’Adolphe Thiers. Vendredi soir, le Ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, avait averti que les manifestants se rendraient complice des casseurs. Avec l’intelligence collective qui les caractérise depuis le début du mouvement, les Gilets Jaunes ont largement déjoué le calcul gouvernemental - sans doute avec la complicité de vos forces de l’ordre, qui ne souhaitent pas une escalade immaîtrisée. Mais cela pourra-t-il tenir encore longtemps? Que se passera-t-il si le grand débat national ne donne rien - ou bien si, au contraire, il propose le début d’une autre politique ? Les dieux néolibéraux qui vous gouvernent semblent plutôt préférer leur Fiat justicia et pereat mundus ! que d’entrer dans un compromis. 

Faust n°3 

Il nous faudrait la vision d’un Goethe pour représenter le moment actuel de l’Occident, qui relève d’une tragédie à l’échelle du monde. Les dieux néolibéraux ont vu soudain leur puissance contestée; ils avaient pourtant tellement fabriqué de signes monétaires qu’ils croyaient avoir échappé à la vieille malédiction des crises - ce que nos aïeux appelaient les caprices de la Fortune. Nous imaginons bien ce qu’en aurait fait le Goethe du Second Faust, qui a traité de tous les sujets qui nous occupent: l’inflation de papier-monnaie, l’écrasement des petites nations, la bonne conscience des puissants, la colonisation de la planète entière par la technique occidentale. Je lui imagine un successeur, dramaturge ou romancier, qui saurait représenter notre monde: d’abord le sentiment de « fin de l’histoire », une sorte d’Olympe mondialisé, dont les dieux sont cette « superclasse » si bien décrite par David Rothkopf. Puis le drame du 11 septembre, avec la terrible riposte des dieux agressés. Puis l’effondrement financier de 2008 et la capacité des dieux libéraux à recommencer comme auparavant, comme si la situation n’avait eu rien d’inquiétant ni de tragique; au contraire, Méphisto ne s’est-il pas rendu en Californie pour prononcer une grande conférence dans laquelle il a conforté tous les transhumanistes dans leur espoir d’immortalité? Nous en sommes au quatrième acte: les peuples longtemps ignorés et tenus loin des domaines des dieux, menacent d’incursion. Surtout, il surgit des guerriers inconnus qui veulent déloger les dieux en prétendant avoir des titres de propriété antérieurs. 
Faust est toujours le même. Nous le voyons successivement: en patron d’ONG vivant, dans les années 1990, des catastrophes provoquées par l’ingérence militaire occidentale; puis, ayant réveillé ses capacités scientifiques, en mathématicien poussant, au milieu des années 2000, les délires de la finance toujours plus loin; ensuite, il y aune décennie environ, en agent secret spécialisé dans la technique de mise en oeuvre des « révolutions de couleur »; enfin, plus récemment, en start-upeur de la Silicon Valley. Au moment où nous en sommes de l’histoire, il a enfin trouvé à qui donner son coeur après Marguerite et Hélène de Troie: Méphisto lui a fait rencontrer la plus fascinante des activistes de Méditerranée, qui rêve de faire définitivement de l’Europe le laboratoire du brassage des peuples. Mais, comme Faust n’a pas changé, il ne veut s’arrêter nulle part. Il est sauvé de l’arrogance des dieux néo-libéraux et des ruses un peu grossières de Méphisto par le sentiment qui l’habite de l’instabilité de toute construction humaine. Nous ne savons pas encore comment, mais il ne sera plus sur l’Olympe, quand celui-ci sera englouti dans l’abîme à l’acte V. 

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