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La santé ou l’économie ? Petites réflexions philosophiques sur un vrai dilemme
©KAZUHIRO NOGI / AFP

Alternative

Doit-on sauver des vies ou sacrifier l'économie? Face à l'épidémie de coronavirus cette question revient souvent. Damien Le Guay et Bertrand Vergely nous propose une petite réflexions philosophiques.

Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

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Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico: Alors que la crise sanitaire semble partie pour durer et qu’un retour à la normale totale pourrait être une affaire de mois, une question surgit, notamment aux Etats-Unis : sauver des vies ou sauver l’économie ? L’humanisme semble dicter une réponse simple et pourtant la réponse est en fait loin d’être évidente. Pourquoi ?

Damien Le Guay: Le choix est tout sauf évident – même s’il s’impose d’une façon majoritaire en faveur d’un confinement. Un choix est fait, dont nous ne mesurons pas toutes les conséquences : étouffer l’économie, la mettre sous cloche, faire porter sur les générations futures la santé des contemporains, plutôt que de laisser la pandémie se dérouler comme toutes les pandémies en protégeant les individus. D’une certaine manière nous nous donnons le choix, nous croyons avoir le choix, pour être des économies riches et pour faire porter par la solidarité collective une grosse partie du coût de cet étouffement économique. Et, dans des économies plus libérales que les nôtres, comme les pays anglo-saxons, ce choix, quand il est fait en faveur du confinement, pèse plus lourdement sur les individus eux-mêmes. Certains économistes vont même jusqu’à considérer que dans le monde cette crise va provoquer 25 millions de chômeurs.

Je note que la Japon, par exemple, pour être plus prévoyant, pour avoir plus de masques, pour avoir une discipline sociale plus grande, ne pratique pas (du moins jusqu’à présent) ce confinement massif. De toute évidence, dans sa culture, comme dans celles de beaucoup de pays asiatique, le souci du collectif prend le pas sur le souci individuel. Et le sens du sacrifice semble être accepté plus facilement.

Dès lors, quatre facteurs semblent entrer en ligne de compte pour opter, ou non, pour une mise en quarantaine sur plusieurs semaines, des travailleurs et de l’activité économique : un niveau de protection social plus ou moins important pour prendre en charge le coût économique de cet arrêt d’activité ; un sens plus ou moins fort du collectif au détriment de l’individuel ; une discipline sociale plus ou moins naturelle qui fait que la population accepte plus aisément les « gestes-barrières » édictés par les autorités ; une anticipation (ou non) des Etats de ce genre de risques avec toute la panoplie des outils nécessaires pour y faire face.

De toute évidence, en France, ces quatre facteurs nous ont conduits à choisir, sans hésiter pour le confinement et la mise à l’arrêt de l’économie. Nous misons sur l’Etat-Providence ; l’individu est privilégié ; nous manquons de discipline collective ; l’incurie de l’Etat est flagrante en matière de prévoyance d’un risque sanitaire pandémique.

Bertrand Vergely: Lorsqu’une question se pose, il faut toujours avoir la prudence de  considérer attentivement la question qui est posée et le contexte dans lequel elle est posée. Très souvent, c’est là que se trouve la réponse.

On s’interroge il est vrai à propos de la question de savoir ce qu’il faut sauver en priorité : l’économie ou les vies humaines ? Cette question appelle quatre remarques.

- En premier lieu, formulée telle quelle, cette  question date. Donald Trump aux États Unis et Boris Johnson en Angleterre se la sont posée il y a plus d’une semaine déjà en clamant haut et fort qu’il fallait penser avant tout à sauver l’économie. La réalité s’est chargée d’apporter elle même la réponse. Face à l’afflux des malades dans les hôpitaux, face à l’inquiétude des populations, face au fait pour Boris Johnson d’avoir été testé comme étant positif au virus du Covid 19, que ce soit Donald Trump ou bien encore Boris Johnson, tous deux ont fait machine arrière  en décidant 1). de s’occuper des vies humaines en mettant les moyens pour cela, 2). de sauver l’économie autrement, par une intervention de l’État allant contre le dogme libéral de sa non intervention dans l’économie.

- Par ailleurs, il importe de ne pas oublier le contexte. Qui pose la question de savoir ce qu’il faut sauver ? Les plus grands dirigeants de la planète à savoir le Président des Etats-Unis et le Premier Ministre de Grande Bretagne. Quand ils se posent cette question, comment le font ils ? Sous la forme d’une grande annonce extrêmement médiatisée. Pour qui ? Pour rassurer les milieux financiers. Sur le moment, ce coup d’éclat a l’effet de communication escompté. Il crée un choc psychologique qui rassure les milieux économiques avant de paniquer l’opinion publique. Moralité : la question de savoir s’il faut sauver les vies humaines ou l’économie est un coup politique qui commence sur le ton grandiloquent d’une tragédie cornélienne avant de s’effondrer lamentablement.  On veut nous faire croire que certaines questions sont essentielles. Vu ceux qui la posent et le ridicule des réponses qui lui sont apportées qu’il soit permis d’en douter

- Dans la façon dont la question et posée, quelque chose ne va pas. On oublie le temps. Lorsque l’épidémie du Corona virus a commencé, désireux de ne pas freiner l’économie, les autorités françaises ont reculé le plus possible la décision du confinement avant de ne pas pouvoir faire autrement. La nécessité économique a alors précédé l’urgence sanitaire. Aujourd’hui, l’urgence sanitaire est devenue première et l’urgence économique a été placée en second. Jusqu’au pic de l’épidémie cela va être le cas. Le temps sanitaire va l’emporter sur le temps économique. Dès que la décrue épidémiologique commencera, le temps économique va reprendre ses droits. En conséquence de quoi, qui décide de ce qui doit se faire ou pas ? Ce n’est pas l’économie ni la vie, mais l’opportunité et, derrière elle, c’est l’être humain capable de juger et d’avoir de la sagesse.

- On oublie enfin les hommes. Dans le Cid de Corneille, Rodrigue le héros, se demande s’il doit choisir son amour contre l’honneur de sa famille ou l’honneur de sa famille contre son amour. Au théâtre, cette alternative est admirable. Elle crée le spectacle. Avec l’épreuve que l’humanité endure, on fera du bien à tout le monde en évitant de basculer dans le théâtre. Si on ne s’occupe pas des vies humaines, il y aura des morts et avec eux une inquiétude collective ainsi qu’un drame social qui pèsera sur l’économie. Si on ne s’occupe pas d’économie, il y aura des morts et un drame économique  qui pèsera sur les vivants. Si on choisit l’économie contre la santé, il y aura des morts. Si on choisit la santé contre l’économie, il y aura des morts. De toute façon quoi que l’on choisisse et que l’on sacrifie, ne croyons pas qu’il n’y aura pas de morts. Il y en aura. Il est possible toutefois de limiter la casse. Entre la richesse et la mort, on oublie quelque chose d’énorme qui est plus riche que la richesse et plus vivant que la mort : il s’agit de nous. Il s’agit des hommes. Il s’agit des vivants. Si nous avons la volonté chevillée au corps de nous en sortir et si nous sommes solidaires, nous serons capables de surmonter cette crise. Nous devons être humains et forts comme jamais nous ne l’avons été. Nous avons la possibilité de l’être. La solidarité avec le personnel soignant tous les soirs à 20h montre que nous sommes capables de solidarité. L’humour qui circule montre que nous sommes capables de créativité. En ces temps de distanciation sociale, nous sommes en train de fabriquer des proximités inédites, totalement nouvelles et créatrices. Notre instinct de vie a parfaitement compris le message qui est lancé par ce qui se passe : soyez proches autrement. Là se trouve la richesse et la vie qui permettront de relever le défi économique et sanitaire qui est lancé.

Sacrifier l’économie, ça n’est pas seulement sacrifier des dividendes mais aussi beaucoup «d’humain». Savons-nous le mesurer ?  

Damien Le Guay: Mourir d’une épidémie et les situations de détresse sociale qui peuvent pousser certains individus au désespoir, ne sont pas du même ordre. Ne confondons pas tout. Par contre, il est vrai que ce qui est fait d’un côté, avec des mesures d’urgence, pour tenter de gérer une épidémie, au point d’appuyer sur le frein de l’économie, avec l’espoir qu’une fois la crise passée, l’économie pourra repartir d’une bonne allure, aura, indéniablement, des conséquences lourdes, durables sur l’Economie – avec des conséquences catastrophiques sur bien des secteurs. Lesquels ? Affaiblissement de la santé des entreprises. Crise de trésorerie. Paupérisation des travailleurs. Augmentation du chômage. Diminution des revenus d’un grand nombre de salariés. Et tout cela aura pour conséquence, dans l’année 2020 et aussi dans les années à venir, d’exclure certains travailleurs, de les marginaliser, de les contraindre à une misère sociale accrue. La France des « gilets jaunes », des zones périphériques, des précaires, des auto-entrepreneurs, des indépendants, va trinquer plus que celle des grands groupes ou de la fonction publique.

Si nous étions cyniques (ou d’une lucidité froide), (mais nos sociétés ne le sont plus), nous aurions pu, collectivement, examiner le « coût » de deux stratégies : le confinement avec une décroissance massive et des conséquences négatives en chaîne sur les années à venir ; le maintien au ralenti de l’économie avec des mesures de protection individuelle massive.

Une question n’est jamais posée, quand on compare la stratégie du Japon et celle de l’Europe : les choix faits l’ont-ils été par souci des populations et de la pandémie (avec un virus que nous ne connaissons pas et qui évolue d’une manière plus incontrôlée que ce que nous pouvions penser au début) ou pour suppléer à l’incurie des politiques de santé publiques qui n’ont pas prévu ce genre de situation et n’ont rien fait pour nous donner les moyens d’y faire face.

Nous sommes ravis que la médecine, en France, puisse apparaître excellente quand il faut faire des opérations extraordinaires comme, dernièrement, séparer deux sœurs siamoises ou faire des reconstructions faciales ou même dépenser beaucoup d’argent pour des recherches sur des maladies rares qui touchent peu de monde. Ces technologies médicales de haute précision sont superbes. Mais, en même temps, n’a-t-on pas oublié de faire provision d’outils simples qui nous auraient permis, aujourd’hui, d’envisager autrement cette pandémie : des centaines de millions de masques de protection, de tests de dépistages, de gels hydro-alcooliques, des équipements de protection, des respirateurs artificiels…. N’a-t-on pas oublié d’anticiper et d’établir, par avance, des « plans orsec » contre les pandémies ? N’a-t-on pas, en voulant faire des économies de bout de chandelle sur les stocks sanitaires, mis en danger des soignants et autres intervenants de première ligne ? …

Bertrand Vergely: Il y a deux façons de mesurer. La première se fait par le calcul et les mathématiques en appliquant des chiffres et des courbes à la réalité. La seconde se fait par l’émotion, la sensation, la sensibilité. Quand quelque chose plaît, je n’ai pas besoin de chiffres et de courbes pour savoir que cela plaît. Quand cela déplaît également. Lorsque Donald Trump a compris qu’il fallait s’occuper de la question sanitaire aux États-Unis et pas simplement d’économie, il n’a pas eu cette révélation à la suite d’un sondage. Il n’a pas utilisé les compétences  d’instituts spécialisés. La réaction ne se faisant pas attendre, il a été plus rapide que les chiffres, les courbes et les sondages en changeant immédiatement son discours. Il a été découvert récemment que l’intelligence  émotionnelle est infiniment plus rapide que l’intelligence mathématiques, abstraite et calculatrice. On peut sur le papier démontrer que l’humain coûte trop cher. Lorsque dans la réalité concrète on ne s’en occupe pas assez et mal,  on a immédiatement la réponse. Donald Trump s’en est très vite aperçu.

Faire un choix entre économie et urgence sanitaire, c’est aussi choisir entre les morts, la nature des décès, les classes d’âges ou les catégories sociales. Comment réaliser un tel choix dans la mesure où les inconnues sont nombreuses ? 

Bertrand Vergely: On veut des règles pour répondre à la question de savoir comment décider qui doit vivre ou pas et qui doit mourir ou pas. Les règles en la matière sont au nombre de deux : la première qui fonde toute notre civilisation consiste à dire que, par principe, on soigne tout le monde et on sauve tout le monde. Pour éviter la folie monstrueuse des régimes qui décident que telle classe de la population a le droit de vivre et pas telle autre, on n’a pas trouvé autre chose. La seconde règle est empirique. Tout médecin vous dira qu’en matière de vie et de mort aucun médecin ne sait. Ce qu’il faut faire est dicté par chaque malade, jour après jour. A priori, un médecin sauve tout le monde et soigne tout le monde, jusqu’au moment où, basculant du soin et du sauvetage dans l’acharnement et de l’acharnement dans l’absurde, il décide d’arrêter de soigner et de sauver. Ainsi, un médecin aujourd’hui soigne une vielle dame de quatre-vingt cinq ans grabataire et atteinte d’Alzheimer. Maintenant si dans une situation d’extrême urgence il faut choisir entre un jeune de vingt ans et cette vieille dame, le médecin choisira le jeune en plaçant la vie qui commence avant celle qui se termine. Il fera comme les médecins faisaient au XIXème siècle quand il s’agissait de savoir si, lors d’un accouchement qui se passe mal, il faut choisir la mère ou l’enfant. Il choisira l’enfant.  Choix déchirant, tragique, insupportable, n’ayant aucune valeur de règle, la responsabilité face à la vie étant la règle. Et ce, parce qu’il ne faut jamais l’oublier : on choisit toujours la vie deux fois : la première contre la mort et la seconde contre la folie. D’où la complexité du choix, choisir la vie contre la folie n’allant jamais de soi.

Relever la complexité de ce choix est risqué. On l'a par exemple vu sur tweeter, où de tels commentaires ont déchaîné la colère des internautes. Pourtant si la population grogne lorsqu'elle voit la courbe du chômage monter et les premières conséquences d'une économie au ralenti se concrétiser, n'est-ce pas également parce qu'elle est consciente que équation est impossible ? 

Damien Le Guay: Oui, l’équation est impossible. Les choix tragiques. Qui pourrait dire qu’il « accepte » des morts aujourd’hui pour éviter du chômage demain ? Qui pourrait assumer de mettre la santé de l’Economie avant celle des Français ? Qui pourrait ne pas prendre les mesures adaptées aujourd’hui pour préserver les entreprises ? Qui ? Personne. Surtout dans nos démocraties compassionnelles. Surtout quand on croit que tout est possible et que « la santé n’a pas de prix » - pour reprendre les mots du président de la République. Surtout quand on croit que la générosité de l’État (et donc de la France de demain qui devra payer les dettes d’aujourd’hui) est sans limite, sans fond, sans contrainte. L’Etat se croit généreux pour les Français d’aujourd’hui en multipliant les amortisseurs sociaux, les prises en charge collectives, en creusant les déficits alors qu’il ne fait qu’arbitrer, sans le dire, entre la France d’aujourd’hui (qui se protège) et la France de demain qui devra payer, en remboursant la dette, les protections d’aujourd’hui.

Si l’équation est impossible, n’est-elle pas, cependant, au cœur du politique et des choix à faire – qui, comme il se doit, ont de multiples composantes. Souvent, le « en même temps » est impossible pour, à terme, n’être gagnant sur aucun des deux tableaux. S’agit-il de déclarer une impossible guerre à un ennemi invisible que nous portons tous sans le savoir, ou d’arbitrer entre deux choix impossibles. Dura lex, sed lex. Dure est la loi politique, mais telle est la loi du politique : faire des choix tragiques, tous plus improbables, loin des évidences, pour le salut d’une nation.

Si les responsables politiques se posent la question comme Donald Trump l’a mis en évidence et comme le gouvernement français l’exprime avec plus de subtilité, les citoyens seront probablement de moins en moins au clair sur leurs propres sentiments au fur et à mesure que les effets sociaux se feront sentir. Et que nous enseigne l’expérience des crises précédentes ?

Bertrand Vergely: L’expérience ne se transmet pas. Pour une raison très simple : c’est en ne se transmettant pas qu’elle transmet le message le plus essentiel qui soit afin de surmonter les crises : aucune crise ne ressemble à une autre. Chaque crise étant singulière, chaque crise a un mode de résolution qui lui est propre et qu’elle doit inventer. Quand une crise est résolue, cela vient de ce que ceux qui la traversent ont su inventer la solution qu’il faut pour cette crise précise. Le message des crises est de ce fait clair. Il convient de les étudier afin de comprendre l’originalité qui a été déployée pour sortir de la crise afin de cultiver sa propre originalité. Pour sortir de la crise que nous endurons, nous allons inventer une solution inédite et c’est cette invention qui nous permettra de sortir de cette crise.

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Que nous dit la théorie économique ou les économistes sur cette question si l’on raisonne du point de vue de la définition d’un choix optimal  minimisant les inconvénients ?

Bertrand Vergely: Ce principe nous dit quelque chose qui est vrai sur le papier et inapplicable tel quel dans la réalité. Quand on a affaire aux êtres humains, rien ne se règle uniquement par un choix rationnel. La raison en est simple. Quand on fait un choix optimal, on sacrifie forcément un certain nombre de choses. Quand ce sont des hommes que l’on sacrifie pour faire exister ce choix optimal, les sacrifiés tôt ou tard vont réagir Et, réagissant, ils peuvent pourrir la vie. L’histoire a sacrifié beaucoup de monde. Aujourd’hui encore, les sacrifiés et la descendance de ces sacrifiés continue de crier sa  colère et sa souffrance. On parle d’économie et de choix optimal. C’est bien. Il faut être rationnel. Mais il ne faut jamais oublier que l’on parle d’économie et de choix optimal dans un cadre humain et pour les hommes. Si on n’en tient pas compte, on est sûr à un moment ou à un autre de se retrouver avec une adition salée. C’est la raison pour laquelle l’économie est toujours associée à la politique.

Que nous disent la philosophie ou la théologie sur le dilemme auquel nous sommes confrontés ? 

Bertrand Vergely: La philosophie nous apprend la prudence. Les Grecs l’appelaient du nom de sophrosune. La prudence n’est pas la frilosité de la pensée et de l’action mais son acuité, c’est-à-dire son sens du détail. Quand il s’agit d’évaluer une situation, il convient de tenir compte de tout.  Ainsi, dans les choix qui nous sont proposés, il importe de penser avec l’urgence sanitaire, avec l’économie, mais aussi avec le temps et avec les hommes ainsi que leurs ressources qui sont immenses. Quant à la théologie, elle nous enseigne à aller au plus profond en ne perdant jamais de vue que l’humanité est reliée à un plan céleste qui ne nous abandonne jamais, malgré les apparences qui peuvent laisser croire le contraire. Il y a eu par le passé une théologie accusatrice qui pensait d’abord à culpabiliser les hommes à propos de ce qui leur arrive. La véritable théologie pense non pas à accuser mais à dire et à redire en permanence que le monde peut être sauvé. Beaucoup de personnes aujourd’hui rentrent en elles-mêmes à l’occasion du confinement en faisant la découverte de ressources d’une force incroyable. Puisqu’il est demandé d’aller vers l’intérieur, elles vont vers l’intérieur et là où il y avait désespoir et colère montent force, confiance, solidarité. Cela va bientôt être Pâques pour les chrétiens, Pâques pour les juifs et le ramadan pour les musulmans. Pâques est la fête de la victoire de la vie sur l’enfer. Aujourd’hui, sans le savoir, toute l’humanité est en train de vivre une formidable marche vers la victoire de la vie sur les enfers. Aussi n’y a t-t-il qu’une seule chose qu’il importe de se dire et de dire parce qu’elle est la plus sage et la plus spirituelle qui soit : plus que jamais restons forts et unis.

En ce sens, comment choisir ? Comment choisi-t-on de préférer une mort à une autre ? Comment justifier un tel choix auprès d'une population bouleversée par la crise sanitaire qu'elle traverse ? 

Damien Le Guay: Si l’art de gouverner est impossible, la critique est facile – et pourtant elle est nécessaire et ne doit en rien être étouffée sous une « union nationale » un peu trop martiale. Il est sûr que fermer les frontières de l’Europe en mars, en pleine crise sanitaire, semble risible, quand il eut été plus efficace de prendre cette même mesure mi-janvier. Il est sûr qu’envoyer dix-sept tonnes, prélevées sur les stocks français de masques, gel et autres matériels de protection (et plus de cinquante en Europe) mi-février pour la Chine, avec l’espoir, avéré faux, de « contenir » le Corona là-bas, semble une décision presque criminelle, quand on constate que depuis lors des médecins de premières ligne sont morts faute de protection et que nombreux sont les fonctionnaires ou les membres des équipes médicales qui n’arrivent toujours pas à se protéger autant qu’ils le devraient. Il est sûr que les atermoiements du discours gouvernemental, que les informations contradictoires de certains, que les promesses non-tenues, depuis des semaines, sur l’arrivée de masques de protection qui « arrivent » qui «seront-là à disposition », qui « vont être livrés », ne font rien pour renforcer l’autorité de la parole politique. Il est sûr que les déclarations de Madame Buzyn indiquant, après coup, qu’elle avait prévenu le Premier ministre, fin janvier, que la crise allait être gravissime, et qu’il fallait donc différer les élections municipales de Mars, donnent l’impression d’un amateurisme au plus haut niveau de l’État.

Alors, aujourd’hui, s’il fallait tenir un autre discours, mettant l’accent sur l’économie et la santé des entreprises, personne ne comprendrait pourquoi maintenant. Et donc malheureusement, nous aurons et la crise sanitaire et la crise économique – sans parler de la crise de l’épargne que nous avons déjà subie. Il n’est plus possible de faire machine arrière. Nous allons payer tout cela pendant des années – avec une reprise poussive, des déficits massifs, un chômage de masse, une épargne amputée durablement et le risque d’un retour de l’inflation.

Y-a-t-il seulement un chois juste ? N'est-il pas envisageable de trouver un juste milieu ?

Damien Le Guay: Le problème (et nous le découvrons brutalement avec cette crise sanitaire) est que nous payons aujourd’hui une double défaillance : une défaillance stratégique de nos politiques publiques qui ont, en Europe, favorisé la mondialisation au détriment des intérêts stratégiques nationaux, sans définir des secteurs à protéger et sans mettre en place, au niveau des pays ou de l’Europe, des coordinations en cas de risques sanitaires ; une défaillance des entreprises pharmaceutiques et de santé publique qui ont cru qu’elles pouvaient se délester de secteurs entiers jugés « peu rentables », comme les systèmes de protections, la fabrication des médicaments génériques, les masques. La Chine, « usine du monde », détient ces marchés et ne peuvent répondre quand le monde entier passe d’énorme commande. La mondialisation se retourne contre les Nations en cas de crise. Elle se grippe avec une pandémie mondiale. Et les individus nationaux paient le prix de cette mondialisation défaillante.

Pour toutes ces raisons, nous n’avons plus la possibilité d’avoir le choix. Nos défaillances collectives nous font faire des choix malgré nous. L’Etat imprévoyant, l’Europe tatillonne pour les détails et aveugle sur les grands défis de santé publique et, pour finir, les entreprises médicales inconséquentes, soucieuses d’augmenter leurs profits, ont décidé à notre place. Ils nous ont privés du choix d’avoir le choix. Alea jacta est.

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