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La diabolique stratégie Houellebecq pour clouer le bec des élites “bien-pensantes”
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Extension du domaine de la lutte

Avant même sa sortie, Soumission, le nouveau roman de Michel Houellebecq aura fait couler beaucoup d'encre. Une nouvelle provocation qui entraîne les polémistes de tout poil sur une pente glissante : celle du débat sur l'Islam(ophobie). Une demi-stratégie, consciente ou non, qui permet à l'auteur de se placer au-dessus du débat en dominant l'agitation mondaine.

Pierre Cormary

Pierre Cormary

Pierre Cormary est lecteur, littérateur, éditorialiste et blogueur.

Son compte Twitter : https://twitter.com/PierreCormary

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Gil  Mihaely

Gil Mihaely

Gil Mihaely est historien et journaliste. Il est actuellement éditeur et directeur de Causeur.

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Atlantico : Le journaliste Ali Baddou a déclaré que la lecture du roman Soumission "lui donnait la gerbe". Michel Houellebecq déteste les élites, qu'elles soient politiques, culturelles ou médiatiques. Il les provoque volontairement en publiant un tel roman. Houellebecq tente-t-il de piéger les polémistes en les emmenant sur le terrain glissant qu'est celui de l'Islam et de l'islamophobie ?

Pierre Cormary : D'abord, je ne crois pas que Houellebecq "joue", ni même qu'il ait une "stratégie". Sa notoriété internationale, son Goncourt, et l'engouement de son public, qui en fait la seule rock-star de la littérature française, lui ont donné une liberté immense dont aucun autre écrivain français ne peut se gargariser. Il est aujourd'hui au sommet de son art, à la fois extra-lucide et subjectif, et entre deux films et un album pop avec Jean-Louis Aubert, continue son travail romanesque commencé avec Extension du domaine de la lutte en 1994. Il a donc autre chose à faire que de provoquer les médias pour le simple plaisir de les provoquer, même si en effet ces derniers le sont. Il faut dire qu'un rien les provoque, ces pauvres choux ! (Enfin, l'on parle là des medias de gauche qui commencent à perdre la bataille culturelle et qui n'en reviennent pas !). Non, si l'on considère Houellebecq comme un grand romancier, eh bien, on dira qu'il se contente d'exposer sa vérité sur l'état de la France d'aujourd'hui, et qui est partagée par un grand nombre de gens du grand ou du petit public. C'est l'impact sur le public qui est la véritable provocation. Comme de Gaulle voulait s'adresser à la nation en passant par-dessus les partis politiques, Houellebeq parle à ses lecteurs en sautant par-dessus ceux qui voudraient régler la conscience de ces derniers. D'où les critiques qui reviennent sans arrêt sur la "responsabilité de l'écrivain" et qui sont toujours une façon de liquider la littérature par l'idéologique. En vain, heureusement.

Gil Mihaely : Il est hasardeux d’analyser la supposée stratégie de com’ de Michel Houellebecq et, a fortiori, de le psychanalyser. L’objet est devant nous et n’appartient plus à son auteur et, rappelons-le, pour qu’une provocation marche, il faut être deux : le provocateur ET le provoqué…   Houellebecq a déjà dit clairement ce qu’il pensait de l’Islam dans un entretien accordé à Lire publié le 1 er septembre 2001, donc dix jours avant le « 11 septembre». Plutôt qu’un piège pour les polémistes, cette polémique est donc du « pain béni » qui nourrit la machine médiatique. 

Les polémiques se déchaînent de façon exponentielle par rapport au contenu du livre, lequel s'avère en fait plutôt nuancé. Il ne s'agit en vérité pas d'un "brûlot de haine anti-Islam". En suscitant de grossières polémiques, Michel Houellebecq cherche-t-il à se positionner plus haut que les autres dans le débat ?

Pierre Cormary : Encore une fois, je ne crois pas qu'il cherche à se "positionner" à la manière d'un intellectuel médiatique qui cherche la posture la plus avantageuse, et qui bien souvent, dans les milieux parisiens, est celle de l'ironie facile ou de la fausse hauteur de ton qui refuse le débat par mépris du débat (du genre "moi qu'ai fait quinze ans de socio en Sorbonne, j'peux vous dire que Houelleberk est un âne !"). Tristes sires qui snobent Houellebecq en refusant de le prendre au sérieux, au fond qui l'évitent, le fuient, et ce faisant, passent à côté et de leur époque et de l'écrivain qui l'a stigmatisée le mieux. Parce que voilà, ces Précieux Ridicules, ces Trissotin et ces Vadius (et je cite Molière sciemment car il ne faut jamais oublier que Houellebecq est un prodigieux auteur comique) ne veulent pas être stigmatisés. Et le bouffon sans vergogne qu'est tout écrivain digne de ce nom, et que lui est sans conteste, oblige à leur déculturation. Car c'est cela un grand écrivain : quelqu'un qui déculturalise, c'est-à-dire qui arrache, sans anesthésie, le vernis culturel, idéologique, déontologique des uns et des autres - et d'ailleurs tous "soumis" les uns aux autres. De ce point de vue, l'insoumission houellebecquienne est formidable.

Gil Mihaely : Je ne peux pas deviner ce qui se passe dans la tête de Houellebecq et j’ignore si lui ou quelqu’un d’autre aurait diffusé des rumeurs alarmantes pour faire le « buzz » avant que la lecture du livre ne dissipe ces « malentendus ». En revanche, bien que ce roman mette avant tout en évidence la faillite de la civilisation occidentale, l’Islam n’y a pas une image très sympathique. C’est donc à la fois une critique de la culture occidentale et de l’Islam. Mais comme dans ses précédentes déclarations, Michel Houellebecq se garde bien d’attaquer les musulmans en tant qu’individus : loin de tout racisme, sa critique vise l’islam en tant que religion et civilisation. 

Soumission n'est pas un appel à la haine des musulmans. C'est plus complexe. Ainsi une partie de la gauche ne s'est pas exprimée. Houellebecq ne porte pas dans son cœur cette gauche qu'il qualifie de "bien-pensante", mais qui peut aussi le défendre en tant qu'artiste. Houellebecq veut-il aussi les mettre dans une position délicate et ambiguë de cette façon-là ?

Pierre Cormary : Soumission est en effet moins une livre sur l'islam que sur la dégénérescence de la France et d'ailleurs moins sur la France que sur la République. Le modèle républicain laïc a vécu autant que l'athéisme de masse imposé par le libéralisme depuis trois siècles. Houellebecq l'explique en ce moment un peu partout : "La seule théorie authentiquement perdante en ce moment, dit-il dans une interview publiée dans le Figaro-magazine dans quelques jours, c'est l'idéologie débutée avec le protestantisme, atteignant son apogée au siècle des Lumières et aboutissant à la Révolution, fondée sur l'autonomie de l'homme et le pouvoir de sa raison. Ça, c'est une idéologie qui est très mal partie ; je ne lui ai d'ailleurs même pas donné la parole dans mon roman.".

Vous avez raison de faire remarquer que toute la gauche ne s'est pas exprimée sur ce livre et que l'on a pas mal de raisons de penser qu'une partie de celle-ci, disons la partie "traditionnelle", orthodoxe, "intelligente" allais-je dire, celle qui était sociale avant de virer sociétale, la gauche "chevènementiste" en un mot, appréciera le livre à sa juste valeur. S'il y a dissensus, ce sera donc entre la gauche Terra Nova et gauche tendance "Laurent Bouvet" (d'ailleurs souvent traité de réac par ses "amis" de gauche). En attendant que le président Hollande donne son avis lui aussi puisque paraît-il, on va le lui lire... Lui qui, disait-on, n'était pas très littéraire, le voilà bien servi depuis quelque temps.

Gil Mihaely : Il occupe le rôle de mauvais garçon que tout le monde adore mais qui en même temps crée une véritable gêne. Contre toute logique, Michel Houellebecq était jusqu’ici le chouchou de la presse de gauche, de Libération aux Inrocks, dont les critiques littéraires ne tarissaient pas d’éloges sur ses œuvres, malgré leurs accents antimodernes, voire réactionnaires. Or, Soumission divise ses soutiens historiques, à l’image d’un Laurent Joffrin évoquant un « Le Pen du café de Flore ». Le Houellebecq « islamophobe » aura-t-il toujours ses entrées à Saint Germain ? L’avenir nous le dira.

S'il parvient à faire taire certaines critiques, est-ce pour demeurer, là encore, au-dessus des débats ? Afin de prouver qu'il a raison, s'entend.

Si certains s'étranglent ou s'étouffent dans leur "gerbe", eh bien, ce livre aura au moins servi à quelque chose... Non, plus sérieusement, il ne s'agit pas, pour un romancier, d'avoir "raison" idéologiquement contre tel ou tel, mais bien de mettre en scène les idéologies dominantes et de bien montrer les filiations paradoxales qu'il peut y avoir, et contre toute attente, entre celles-ci : ainsi, par exemple, le fait que les musulmans soient naturellement et sociétalement "de droite", et comme la Manif pour tous l'a prouvé, et cela même s'ils votent pour l'instant encore à gauche pour de simples et compréhensibles raisons d'intérêt et de survie. Mais sur le plan des valeurs profondes, identitaires, musulmans et catholiques sont d'accord, et c'est ça qui fait s'étouffer de rage la gauche morale socialo intello.

Michel Houellebecq est un provocateur certes, mais il a des idées et pense sincèrement que l'Islam menace l'occident (qu'il critique aussi). Finalement ces stratégies n'ont-elles pas pour unique but de faire passer son message ? En court-circuitant ses ennemis, par la polémique ou le silence, le message reste présent et n'est pas souillé.

Pierre Cormary : Cessons de parler de "stratégie" et de "provocation". Si Houellebecq s'est imposé comme le plus grand écrivain français, c'est parce qu'il a su saisir à a fois objectivement et subjectivement notre époque. Objectivement, parce qu'il faut être aveugle pour ne pas voir les forces en présence et les tensions qui animent la société française d'aujourd'hui et qu'il a su repérer comme pas un, quitte à "aggraver le réel", comme il dit - mais n'est-ce pas le travail du romancier, qui plus est naturaliste, de le faire ?  Subjectivement, parce que beaucoup d'entre nous, dont votre serviteur, se sont reconnus dans ses personnages depuis toujours. Le succès de Houellebecq, bien plus qu'un succès médiatique fondé sur la provocation est un succès intimiste fondée sur la consolation (et dont la "soumission" fait sans doute partie.) On aime Houellebecq non pas seulement pour le bordel qu'il provoque (et qui fait partie du plaisir, avouons-le) mais aussi et surtout par l'apaisement qu'apporte sa parole qui est une parole de vérité - car bizarrement, la vérité apaise. On l'aime pour cette écriture douce et dogmatique, subtile et imparable, apparemment neutre et ô combien personnalisée. On l'aime parce qu'il nous rend raison.

Gil Mihaely : Je n’en sais rien ! Tout ce que je sais c’est qu’il met le doigt sur des phénomènes bien réels. D’analyses assez pertinentes  – comme par exemple la double défiance qu’éprouvent les musulmans de France à l’égard de la droite (qu’ils considèrent comme hostile)  et de la gauche (dont certaines valeurs sociétales heurtent fondement les leurs) – tire-t-il des extrapolations justes ? Je ne crois pas qu’il se fixe cette ambition intellectuelle. Mais le genre qu’il a choisi, la politique-fiction, comme d’ailleurs la science-fiction, nous en dit plus de notre présent que de l’avenir.   

Fin connaisseur de l'oeuvre de Michel Houellebecq, Pierre Cormary a publié quelques textes consacrés à l'écrivain, vous pouvez les retrouver sur son blog.

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