L’infrapolitique : ce facteur X qui explique l’intensité inattendue de la résistance des Ukrainiens face à l’invasion russe <!-- --> | Atlantico.fr
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Des citoyens ukrainiens lors d'une cérémonie le 19 février 2016 à Lviv, pour marquer l'anniversaire des manifestations antigouvernementales en 2014.
Des citoyens ukrainiens lors d'une cérémonie le 19 février 2016 à Lviv, pour marquer l'anniversaire des manifestations antigouvernementales en 2014.
©YURIY DYACHYSHYN / AFP

Sursaut démocratique et héroïque

Après la mobilisation du Maïdan et la révolution orange de 2004, la société ukrainienne était perçue comme s’étant repliée sur une forme d’apathie politique par la plupart des observateurs.

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Atlantico : Le professeur de sciences politiques américain James C. Scott a théorisé les concepts d’infrapolitique et de résistance infrapolitique comme un monde souterrain de conflits politiques qui ne sont pas partagés ouvertement sur la scène publique mais qui s’insinuent discrètement. Comment comprendre concrètement ce type de lutte composée de milliers de petits actes ?

Arnaud Benedetti : La vraie question consiste à savoir où commence le politique et où il disparaît. Il y a là une interrogation anthropologique passionnante qui ne peut disposer d’une réponse unique, universelle. Il existe autant de formes du politique que de systèmes culturels. James C. Scott explicite entre autres les conditions des rapports de domination où il théorise l’idée que le dominé peut très bien en façade consentir à sa domination mais par ailleurs le faire non pas par adhésion mais par protection tout en tenant un « texte caché » critique sur la situation de domination dont il est la victime. En d’autres termes, ce que souligne spécifiquement Scott c’est qu’il n’y aurait pas forcément « aliénation » mais résistance invisible à un processus de contrainte. Nous acceptons en surface le pouvoir mais nous y résistons en profondeur, par une dénégation de la naturalité. Un exemple : beaucoup de gens ont accepté in fine la vaccination pour disposer d’un passe-vaccinal leur permettant d’avoir accès à une vie à peu près normale tout en critiquant une mesure qui leur apparaissait disproportionnée et attentatoire à des libertés fondamentales. Cette sorte de jeu-double est une entreprise de délégitimation de la domination.

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Dans quelle mesure ces luttes discrètes expliquent, en partie, la force de résistance des Ukrainiens face à la Russie ?

Non parce que d’une part « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » pour reprendre l’adage de Clausewitz et parce qu’en conséquence d’autre part les Ukrainiens sont d’abord dans une forme classique de combat politique. Ils sont agressés et de facto opposent néanmoins une résistance explicite. Ils désignent l’ennemi, conformément au précepte schmittien d’identification de l’adversaire. La guerre est le moment dramatique et suprême de l’engagement citoyen puisqu’elle suppose l’idée d’un sacrifice total, absolu. C’est l’instant où la peau de la Nation et la peau de l’individu se confondent. On est loin de l’infrapolitique, on est dans l’hyperpolitique. Cette anthropologie primordiale remonte à la nuit des temps : cela s’appelle la défense du territoire, une figure que la mondialisation liquide et faussement« cool » avait presque fini par nous faire oublier.

Comment se manifeste ce concept dans un pays comme la France ? Y a-t-il des signaux faibles de l’infrapolitique dans notre pays ?

La politique ne se limite pas à sa dimension institutionnelle. Elle se manifeste de différentes manières, et plus encore avec les processus de désaffiliation citoyen auxquels nous assistons et dont le recul tendanciel de la participation électorale constitue l’illustration la plus spectaculaire. La «  dérépublicanisation » est le phénomène majeur de la vie politique française : il ne s’agit pas seulement d’un rejet des offres politiques même si l’impuissance et le bavardage communicant associés à celles-ci sont des facteurs aggravants ; sous les effets conjoints de la globalisation mondialiste et de l’exacerbation des individualismes, le commun qui est quand même le but du politique se dissous et ouvre la place à des tectoniques tout autant communautaristes que de repli sur la sphère privée. Albert Hirschman en son temps appréhenda la question des mobilisations sous l’angle de séquences cycliques alternant des périodicités d’actions publiques (voice) et de repli vers le bonheur domestique (exit). Mais ce retrait vers les jardins privés est tributaire d’un sentiment qui dans les démocraties libérales est également très politique, un sentiment déceptif qui génère un désinvestissement civique par rapport à la nature éminemment politique de toute organisation humaine. L’indifférence politique relève à sa manière de l’infrapolitique dans la mesure où elle signifie une prise de distance, une défiance, une entrée en résistance souterraine à l’encontre d’institutions représentatives insatisfaisantes, voire parfois même ayant engendré une captation de la souveraineté. Le mouvement des Gilets jaunes de ce point de vue constitue un indicateur de ce phénomène car nombre des premiers Gilets jaunes appartenaient à une « no zone politique et syndicale » : certains d’entre eux n’avaient jamais eu le moindre engagement, parfois n’avaient même jamais voté. D’une certaine manière l’infra-politique est toujours l’antichambre du politique...

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Par définition du concept, il est difficile de saisir l’infrapolitique dans une société notamment par le fait qu’elle se déroule à la marge du politique. Dans quelle mesure passons-nous en France, à côté, d'éléments importants pour comprendre la situation du pays ?

La sur-bureaucratisation de la société française suscite des phénomènes de rejet et de contournement qui ont une signification évidemment politique ; le Français « râleur » est le produit d’une étatisation des conduites dont le Président Macron a posé la théorisation triviale en disant en Janvier vouloir « par exempleemmerder les non-vaccinés ». À côté de ce phénomène, de cette tradition anarcho-individualiste, existe aussi des processus de dérision, de ricanement bobo-gauchisant qui sous couvert de distance ironique, d’humour traduisent des visions politiques qui participent d’une forme de soft-power des sociologies dominantes. L’infrapolitique camoufle dans ce cas le politique, il en constitue une armature souterraine qui sous couvert de divertissement «  bouffonise » en général le conservateur, voire le « réac », parfois le Français des périphéries en objet de rire, de moquerie, rompant avec la tradition bouffonne qui renversait le rapport du pouvoir au service du peuple et au détriment des grands. Les élites disent le mépris au travers de l’humour depuis des décennies, ce qui a libéré une critique décomplexée des classes populaires que l’on a pu observer lors du mouvement des Gilets jaunes entre autres. Autres illustrations de ces marges qui s’expriment et qui désormais collisionnent l’espace public dans sa dimension politique, les alternatives wokistes qui frayent avec de nombreux communautarismes, participent sans encombre en le rencontrant dans ses préoccupations de marketing le capitalisme et viennent contribuer à la « déconstruction » de l’universalisme républicaine au nom d’un prétendu indigénisme. Tout cela est passé de l’infra des sciences sociales au nom des luttes anti-coloniales à une forme de revendication suprémaciste qui ne dit pas son nom mais qui vise à déligitimer l’héritage occidental des Lumières. Le wokisme n’est pas un éveil, il est une entreprise d’éteignoir. Force est de constater que l’infra est sans doute, quelle que soit la forme qu’il prenne, le curseur de la post-modernité politique....

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