L’attentat d’Istanbul, un drame instrumentalisé par Erdogan <!-- --> | Atlantico.fr
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Le président Recep Tayyip Erdogan s'exprime lors d'un discours.
Le président Recep Tayyip Erdogan s'exprime lors d'un discours.
©ADEM ALTAN / AFP

Turquie

L'attentat de l'avenue Istiqlal du 13 novembre a fait six morts et quatre-vingt-un blessés.

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani est avocat et essayiste, spécialiste du Moyen-Orient. Il tient par ailleurs un blog www.amir-aslani.com, et alimente régulièrement son compte Twitter: @a_amir_aslani.

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Dimanche 13 novembre, Istanbul a de nouveau été frappée en plein coeur par un attentat à la bombe qui a fait six morts et 81 blessés. Le lieu n’a pas été choisi par hasard. L’avenue Istiklal est en effet l’une des artères piétonnes les plus fréquentées de la mégalopole, l’épicentre du tourisme international en Turquie. Avec un tel point de départ, l’onde de choc de l’attentat a donc été profondément ressentie à travers tout le pays.  

L’extrême rapidité avec laquelle les autorités ont organisé la riposte laisse songeur. Dans la  ligne de Recep Tayyip Erdogan, le ministre turc de l’Intérieur, Süleyman Soylu, représentant de la frange la plus nationaliste de l’AKP, a immédiatement évoqué la responsabilité du PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan. L’accusation semblait justifiée par les déclarations de la principale suspecte arrêtée avec 21 autres personnes. Cette femme d’origine syrienne et arrivée illégalement en Turquie, aurait ainsi placé la bombe sur un banc, suivant là des ordres reçus de Kobané, célèbre bastion kurde du nord-est syrien.

Depuis sa fondation en 1977, le PKK est la bête noire de la Turquie qui l’a classé comme organisation terroriste, à l’instar de l’Union européenne et des Etats-Unis. Pourtant, le mouvement indépendantiste kurde a réfuté tout lien avec l’attentat de dimanche dernier, qui n’a d’ailleurs pas été revendiqué.  

Mais face à un président turc obsédé par la « question kurde », autant prêcher dans le désert. Les autorités ont immédiatement organisé le black-out de l’information, limité la liberté de la presse et la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, afin que seul le discours officiel soit abondamment relayé auprès de la population. Ce discours à dimensions multiples n’épargne personne : le PKK bien sûr, mais aussi par extension le parti d’opposition pro-kurde HDP, sans oublier les « ennemis de l’extérieur », les Etats-Unis – alliés des Kurdes en Syrie, qui ont vu leurs condoléances violemment rejetées par Ankara – Israël – qui entretient aussi des liens ambivalents avec les Kurdes – enfin la Grèce, objet constant de l’agressivité turque.  

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Dans un contexte de crise économique majeure et de pré-campagne électorale, l’attentat d’Istanbul survient à point nommé pour le pouvoir turc. Il est d’ailleurs quasiment impossible de ne pas dresser un parallèle avec la situation pré-électorale de novembre 2015. Ulcéré d’avoir perdu la majorité au Parlement à cause du très bon score du HDP pro-kurde (plus de 10 % des voix) aux législatives de juin 2015, Erdogan contesta les résultats et exigea la tenue d’un nouveau scrutin en novembre de la même année. Le score du HDP révélait en effet une formation politique kurde populaire, capable de fédérer la gauche turque et de mettre son parti véritablement en danger. De juillet à novembre 2015, le président turc et l’AKP s’adonnèrent donc à une surenchère nationaliste qui leur permit de regagner la majorité, au prix d’une hystérisation du débat politique et surtout de la rupture des négociations entamées avec le PKK depuis 2012 pour obtenir la fin de la lutte armée. 

A six mois des élections présidentielles et législatives de juin 2023, Erdogan n’est pas donné favori des sondages. L’opposition vise à organiser une large coalition contre lui, dans laquelle les voix de l’électorat kurde seront essentielles. L’attentat d’Istanbul lui fournit donc un excellent prétexte pour susciter un fort sentiment d’union nationale et radicaliser son discours, d’autant plus que l’évènement cristallise deux questions centrales actuellement en Turquie : la question kurde, et la question migratoire. 

L’attentat intervient en effet dans un contexte de réticences américaines et russes face à une intervention militaire turque dans le nord de la Syrie, dont Erdogan parle régulièrement depuis l'été pour frapper les Unités de protection du peuple alliées au PKK. Jusqu’ici, il n’a pas osé la mettre en œuvre en raison de l’opposition de ses deux alliés. L’évènement pourrait donc lui donner plus de poids dans le rapport de force, et fournir la justification qui lui manquait.  

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De plus, dans l’optique de rassembler un maximum d’électeurs autour de sa candidature, le président turc a tout intérêt à décrédibiliser les indépendantistes kurdes pour séduire cette frange des Kurdes de Turquie qui, loin d’adhérer à l’idéologie marxiste du PKK, est très conservatrice et religieuse, et constitue potentiellement une réserve de voix pour l’AKP. 

Enfin, en mettant en cause une femme d’origine syrienne parvenue illégalement en Turquie via Afrin (zone pourtant contrôlée par l’armée turque), l’attentat ravive fort à propos la question migratoire. La présence des 3,6 millions de réfugiés syriens est en effet devenue une préoccupation majeure des Turcs, dans un contexte économique de plus en plus difficile qui complexifie encore leur intégration, et peut susciter des tensions interethniques et interconfessionnelles. Le nouveau parti d’extrême-droite d’Ümit Ozädg, un ancien du MHP allié à l’AKP, a fait de cette « invasion silencieuse » le coeur de son discours, où plane également l’ombre du complotisme puisque selon lui, ces populations ont été placées délibérément en Turquie pour la « déstabiliser », sans doute par ces fameux « ennemis de l’extérieur »... 

Pour un pouvoir mis en cause pour son inefficacité politique et son irresponsabilité, l’attentat d’Istanbul permet de confirmer la Turquie dans une position de citadelle assiégée que seuls Erdogan et l’AKP pourraient défendre. Entretenir un climat d’insécurité et trouver d’utiles boucs émissaires demeure un stratagème certes usé, mais toujours efficace pour masquer les réalités d’une crise économique dans laquelle, en l’espèce, ni les Kurdes ni les réfugiés syriens n’ont la moindre responsabilité.

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