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L’affaire Laetitia Avia ou la preuve que les 1001 tensions de la société française rendent sa loi encore plus dangereuse
©BERTRAND GUAY / AFP

Loi liberticide ?

Que la députée LREM puisse être un employeur détestable comme le suggère une enquête de Mediapart suffit-il pour conclure que ses propos privés sont racistes ou haineux ? Et c’est précisément parce qu’ils sont ambigus que sa loi est profondément liberticide et dangereuse.

Régis de Castelnau

Régis de Castelnau

Avocat depuis 1972, Régis de Castelnau a fondé son cabinet, en se spécialisant en droit social et économie sociale.

Membre fondateur du Syndicat des Avocats de France, il a développé une importante activité au plan international. Président de l’ONG « France Amérique latine », Il a également occupé le poste de Secrétaire Général Adjoint de l’Association Internationale des Juristes Démocrates, organisation ayant statut consultatif auprès de l’ONU.

Régis de Castelnau est président de l’Institut Droit et Gestion Locale organisme de réflexion, de recherche et de formation dédié aux rapports entre l’Action Publique et le Droit.

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Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel) ou L'islam devant la démocratie (Gallimard, 2013).

 

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

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Anne-Sophie Chazaud

Anne-Sophie Chazaud

Anne-Sophie Chazaud est essayiste et chroniqueuse. Auteur de Liberté d'inexpression, des formes contemporaines de la censure, aux éditions de l'Artilleur, parution le 23 septembre 2020. 

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Atlantico.fr : La loi Avia intervient dans un contexte où les débats d’opinion  semblent de plus en plus tendus, antagonistes, violents, avec notamment une génération rompue aux échanges vifs sur les réseaux sociaux. Pourquoi cependant cette loi n’est-elle pas adaptée au contexte actuel ?

Anne-Sophie Chazaud : S’il est vrai que les réseaux sociaux sont un lieu où s’échangent parfois des propos agressifs voire violents et s’il semble exister un relatif consensus pour dénoncer ces excès, la volonté de mettre cet espace de libre parole en coupe réglée et sous contrôle inquisitorial ne fait absolument pas l’unanimité.

Les grandes plateformes internet peuvent effectivement servir de déversoir sans filtre aux propos les plus débridés. Chacun de nous en a fait l’expérience : il n’est qu’à lire parfois certains commentaires que peuvent laisser des internautes sous les articles publiés en ligne, sur les publications Youtube, ou encore les noms d’oiseaux qui peuvent s’échanger sur Twitter ou Facebook, avec parfois l’onction de l’anonymat et l’active agitation des trolls (où la Macronie n’est pas en reste), pour admettre qu’on peut à l’occasion avoir le sentiment de visiter des égouts peu ragoutants où s’épand l’absence de capacité à argumenter selon les règles du respect, de la courtoisie, de l’humanisme et du débat contradictoire.

Pourtant, résumer les réseaux sociaux à cette vision caricaturale (dont, du reste, il est facile de se protéger soit en ne les lisant pas, soit en pratiquant des blocages, soit enfin en portant en justice les cas caractérisés de cyber-harcèlement) est une manière bien pratique pour le pouvoir et la pensée dominante de jeter le bébé de la liberté d’expression avec le bain de ses inévitables excès.

Rappelons que les réseaux sociaux sont aussi ce lieu merveilleux de liberté, unique, grâce auquel la pensée non consensuelle peut circuler en dehors des vérités officielles et se confronter au dissensus. Ils sont une véritable agora contemporaine où s’exerce le débat public. Cette liberté a démontré son impérieuse utilité en matière démocratique par exemple lors de l’affaire Benalla, lors de la répression violente des mouvements de Gilets Jaunes, permettant de mettre en lumière sans conteste de nombreuses violences policières dont le peuple français a été l’objet ou encore lors des manifestations hostiles à la réforme des retraites. Sans les réseaux sociaux, la fausse information officielle et propagandiste de la fausse attaque de l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, opportunément exploitée par le gouvernement, n’aurait pas pu être démontrée, étant entendu que de nombreux médias mainstream étaient prompts à relayer sans scrupules le discours officiel. Sans les réseaux sociaux, les manigances et l’impéritie des pouvoirs publics français concernant la gestion calamiteuse de la crise sanitaire du Covid-19 n’auraient pas pu être mises en lumière. Songeons notamment à la tragi-comédie des masques, de l’absence de tests, des manipulations d’opinion autour de la question des traitements. Sans les réseaux sociaux, les innombrables scandales de verbalisations zélées lors du confinement n’auraient pas pu éclater au grand jour, comme l’affaire honteuse de cette femme mise à l’amende pour avoir communiqué avec son mari, résident en Ehpad, au travers d’une vitre à l’aide de quelques mots griffonnés tendrement sur une ardoise, ou encore cet homme empêché par la gendarmerie de se rendre au chevet de son père mourant. Les exemples furent innombrables.

Les réseaux sociaux sont à l’heure actuelle un véritable contre-pouvoir et c’est bien ce qui dérange. Prendre le prétexte des excès qui s’y déroulent est donc le moyen commode d’un pouvoir liberticide et autoritaire pour mettre le couvercle sur cette libre agora au moment même où la société française, au bord de l’implosion, en a le plus besoin. Mettre le couvercle sur une marmite n’a jamais fait ses preuves en matière de thermodynamique, non plus qu’au plan de l’intelligence politique. Il est arrivé que cela se termine à la Bastille…

Régis de Castelnau : Une première observation s’impose, la conflictualité est inhérente au politique et elle s’exprime et se résout dans l’espace public. Le propre d’un cadre normatif dans un système démocratique est justement de permettre le débat et l’affrontement des opinions, le juge de paix étant l’élection. De ce point de vue, il ne faut pas se tromper, les débats et les échanges de la période actuelle sont plutôt moins violents que par le passé. J’invite sur ce point à la lecture des débats parlementaires ou de la presse pendant la première guerre mondiale pourtant époque « d’union sacrée », c’est assez impressionnant. Le problème que pourrait poser l’exercice de la liberté d’expression aujourd’hui est celui de l’existence des réseaux numériques réalisant une véritable révolution en donnant une parole en temps réel au plus grand nombre ce qui est quand même qu’on le veuille ou non un progrès démocratique. Cette parole charrie comme toujours le pire et le meilleur, et il est quand même inquiétant que le pouvoir d’État réagisse comme il le fait avec cette succession de lois liberticides. Le texte « proposé » par Madame Avia n’étant qu’un avatar d’une entreprise d’encadrement mise en œuvre depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir et visant à limiter drastiquement la liberté d’expression avec deux objectifs : contrôler l’information, et empêcher la parole dissidente. Il est quand même curieux d’être contraint de rappeler que la démocratie est fondée sur l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. Et que l’accès à l’expression et au débat du plus grand nombre ne devrait pas être considéré comme un danger. Lorsque la IIIe République fut suffisamment solide, et afin de garantir le respect de la déclaration de l’Homme et du citoyen fut adoptée une loi de protection de la liberté d’expression. Parmi ses principes figurait celui que cette liberté fondamentale pouvait être limitée si nécessaire par la loi, mais dès lors que les restrictions étaient strictement proportionnées à l’objectif d’intérêt général poursuivi et que le contrôle de ce nécessaire équilibre n’appartenait qu’au Juge. La loi sur la presse de 1881 fonctionne depuis presque 140 ans et jusqu’à présent on pouvait considérer que la liberté d’expression existait dans notre pays. Malheureusement, depuis le mandat de François Hollande et maintenant d’Emmanuel Macron, la France a dégringolé dans les classements internationaux de la liberté de la presse, « la patrie des droits de l’homme » se trouvant aujourd’hui à la 34e place sur 180 pays… l’inadaptation de la loi Avia au « contexte actuel » est d’abord due à son caractère liberticide.

La société dans laquelle sort la loi se tend avec des conflits de plus en plus présents et sur le terrain individuel elle rappelle des dérives connues par le passé avec le MacCartysme. Pourquoi la loi n’est-elle pas adaptée au contexte actuel et surtout dans les entreprises ? 

Philippe d’Iribarne : La loi Avia met simultanément en avant deux questions bien différentes. D’un côté l’anonymat que permettent les réseaux sociaux favorise l’expression, tous azimuts, d’actions malveillantes, messages de dérision ou de haine, menaces, campagnes de diffamation, diffusion de propos compromettants, de photos ou de vidéos intimes. Les relations d’hostilité les plus diverses sont concernées, depuis l’expression de différends politique jusqu’à des règlements de compte entre jeunes, des vengeances d’amoureux éconduits ou des persécutions d’un souffre-douleur par une bande de copains.  Internet, affirme le préambule du texte de loi « peut devenir un véritable enfer pour ceux qui deviennent la cible de ‘haters’ ou harceleurs cachés derrière des écrans et pseudonymes. » Dans cette perspective, il revient au législateur « de prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer de la protection de chacun et du respect d’un certain civisme sur Internet comme en tous lieux. » Simultanément une perspective beaucoup plus spécifique est évoquée. Toujours selon le préambule, « dans un contexte de dégradation de la cohésion sociale, le rejet, puis l’attaque d’autrui pour ce qu’il est, en raison de ses origines, de sa religion, de son sexe ou de son orientation sexuelle, connaît des relents rappelant les heures les plus sombres de notre histoire. » En fait, les manifestations de haine tous azimuts sur Internet sont seulement mentionnées dans le préambule. Les articles de loi concernent exclusivement la lutte contre les contenus « comportant une incitation à la haine ou une injure à raison de la race, de la religion, de l’ethnie, du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap. » 

Dans ce fait de réserver sa protection contre la haine en ligne à des catégories particulières de la population, la loi a un caractère discriminatoire qui ne paraît pas avoir été relevé par ceux qui l’ont votée. Elle est indifférente au sort de l’écolier, garçon blanc, chrétien ou athée et non gay, persécuté par ses camarades au point d’en arriver parfois à se suicider. Comme la loi Pleven de 1972, punissant la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence visant certaines personnes ou groupes de personnes « à raison de leur origine ou leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », elle vise seulement à protéger les « minorités ».  Quels vont en être les effets réels ? On peut augurer que les plateformes en ligne, prudentes, vont évaluer les risques associés aux divers contenus qu’elles sont susceptibles de diffuser et agir en conséquence. Tout va dépendre, en la matière, de la tendance plus ou moins forte des divers groupes protégés par la loi à s’appuyer sur elle pour attaquer en justice ceux qui tiennent des propos qui leur déplaisent, même si en fait ces propos ne relèvent nullement d’incitation à la haine et s’il y a peu de doutes au départ que les procès ainsi intentés seront perdus. Il s’agit seulement, pour ceux qui les intentent, d’intimider et de dissuader. A en juge par l’utilisation qui est faite de la loi Pleven les divers groupes concernés sont loin d’agir de manière identique en ce sens. Ainsi ceux qui plaident au nom des handicapés sont très loin d’avoir l’activité de ceux qui le font au nom des musulmans. De ce fait, on va avoir affaire, avec la loi, à une manière très sélective de porter atteinte à la liberté d’expression.

Comment comprendre qu’une loi aussi problématique, et qui a suscité tant de résistances, ait été considérée comme suffisamment urgente pour être la première ne concernant pas le Covid-19 à être votée depuis le début de l’épidémie ? La raison en est sans doute son rôle stratégique dans le traitement des tensions, à l’occasion de cette épidémie, entre le gouvernement et l’aile gauche de la République en Marche. Pour cette aile gauche, la défense des « minorités » est une pierre de touche d’une attitude « de gauche ». Au moment où, pour tenter de maîtriser l’épidémie, le gouvernement tend à mettre en œuvre des mesures « liberticides », donc « de droite », la loi Avia fournit une compensation « de gauche ». On peut douter qu’elle contribue à rendre la société française moins conflictuelle. Mais ce n’est son objet ni pour ses promoteurs ni pour le gouvernement. 

Laetitia Avia se retrouve elle-même accusée d’avoir tenu des propos discriminatoires à l’encontre de certains de ses anciens collaborateurs, propos qui pourraient parfaitement correspondre à l’appellation de « contenus haineux » que sa loi souhaite interdire. Comment une loi pourrait-elle appréhender le flou de ces notions ? Est-ce souhaitable ?

Anne-Sophie Chazaud : Les propos reprochés à Laetitia Avia, comme le rapporte Mediapart, qu’elle aurait tenus envers nombre de ses ex-collaborateurs, empreints de connotations racistes, méprisantes, de l’esprit de discrimination, de sexisme, mais aussi les pratiques de travail peu respectueuses qu’elle aurait fait régner, démontrent à l’évidence l’éternelle tartufferie des moralistes. Car la loi Avia cherche à réfréner la liberté d’expression sous les motifs les plus vertueux et au prétexte des luttes sociétales minoritaristes et victimaires. Se retrouver mis en accusation, du côté des bourreaux, pris la main dans le pot de confiture, lorsqu’on s’époumone dans de curieuses diatribes à vouloir contrôler la saine morale et la parole d’autrui (songeons à sa grotesque harangue à la tribune de l’Assemblée contre les « trolls, les haters et les têtes d’œuf » (sic)), est toujours assez savoureux.

Selon le principe de l’arroseur arrosé, Laetitia Avia fait par ailleurs l’expérience de l’inanité des dispositifs liberticides visant à interdire les « contenus haineux ». Car, en l’occurrence, et au-delà de l’absence de savoir-vivre, d’éducation et de respect d’autrui, les propos qui lui sont reprochés correspondent à des expressions « vulgaires » certes mais qui appartiennent parfois au langage courant. Si l’on ne peut qu’en regretter la bêtise, vouloir à tout prix légiférer sur ce champ relève de l’ineptie intrusive. Invoquer l’aspect privé de ces commentaires peu amènes est du reste impossible puisque, dans sa grande passion liberticide, le pouvoir macronien s’est empressé en août 2017 de prendre un décret permettant la pénalisation de propos discriminatoires et d’injures tenus dans un cadre non public. L’extension du domaine de la pénalisation de l’expression se retourne donc contre son créateur, ce qui en la circonstance est plutôt amusant.

La propension du macronisme à vouloir régenter la parole, y compris la parole « vulgaire » est assez caractéristique de ce côté « maîtresse d’école » typique de la pensée post-socialiste, puritaine, vertueuse et elle-même dénuée de scrupules. On se souvient de la mascarade de la ministre des sports Roxana Maracineanu tentant de faire interdire les chansons paillardes dans les stades de football au motif de leur prétendue homophobie (laquelle ministre moralisatrice était restée bien silencieuse lorsqu’il se serait agi de dénoncer le traitement réservé aux homosexuels en terre islamiste du Qatar lors des préparatifs de le Coupe du monde de football… Mais il semblerait que là où il y a de vrais enjeux et de vrais risques, il y ait subitement moins de passion inquisitoriale et moins de courage anti-haine)…

Le fait que le Parti Socialiste ait soutenu, avec les zélateurs de l’extrême-centre –lequel fonctionne comme un trou noir antidémocratique en ce qu’il cherche à abolir la conflictualité propre au politique-, le vote de cette loi scélérate Avia souligne la continuité naturelle existant entre le gauchisme culturel moribond, profondément liberticide et anti-libéral (au sens moral du terme) et le macronisme qui n’en est que le dernier avatar, l’ultime rejeton de l’ancien monde et qui est, rappelons-le, majoritairement issu de ses rangs.

La réaction saine des autres partis d’opposition, de la France Insoumise au Rassemblement national en passant par Les Républicains, toutes tendances confondues, au secours de la liberté d’expression, est toutefois rassurante quant à l’avenir de cette loi qui sera portée devant le Conseil constitutionnel et qui ne manquera pas de rencontrer de nombreuses oppositions lorsqu’il s’agira de la faire appliquer.

Lorsque l’on sort des propos de leur contexte, il est très difficile de comprendre leur nature et l’ambiguïté est de mise. Dans l’article de Mediapart, au sujet du comportement inopportun de Laetitia Avia avec ses collaborateurs, il n’y a pas assez d’éléments pour se faire une idée exacte des propos de la députée. Pourquoi l’ambiguïté de certains propos rend l’utilisation de la loi problématique ? 

Régis de Castelnau : La séquence « arroseur arrosée » qui frappe Laetitia Avia au-delà de son côté savoureux, pose très exactement le problème de l’application du texte qu’elle a fait adopter. Des propos prononcés dans un cadre semble-t-il familier, sur l’ambiance duquel on ne dispose d’aucune information, sont présentés comme autant de « dérapages » homophobes et racistes. Il est impossible de savoir si ce qu’elle a dit ou écrit était du premier ou du second degré. Et les témoignages de son entourage sur son caractère et ces comportements ne peuvent pas nous renseigner, permettant seulement de savoir ce qui était déjà une évidence que ladite personne était un modèle de brutalité et d’arrogance. Quant à son discours à la tribune de l’Assemblée, avec sa petite litanie d’insultes elles-même haineuses démontrent à quel point cette soi-disant « lutte contre la haine » n’est qu’un prétexte. Alors ce ne sont pas l’ambiguïté de certains propos qui rend l’application de la loi problématique, c’est le fait que cette loi soit radicalement inconstitutionnelle.

Le texte de 1881 posait un certain nombre de principes et en particulier l’intervention du juge impartial pour définir les limites légales de la liberté d’expression. Celle-ci est totale et ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire qu’a posteriori. C’est la raison pour laquelle par exemple l’interdiction a priori des spectacles de l’humoriste Dieudonné n’est pas possible. Le fait qu’il ait déjà été condamné ne permet pas de l’empêcher de parler par anticipation. 140 ans de jurisprudence ont permis utilement au juge d’adapter l’application du texte aux évolutions des modes de communication. La révolution numérique a été parfaitement intégrée et l’ordre juridique n’avait nul besoin d’être bouleversé. 

Le texte adopté hier comporte un certain nombre d’horreurs et la première d’entre elles est celle relative au fait que c’est l’autorité administrative qui désormais décide de ce que l’on peut dire ou ne pas dire sur les réseaux. La police peut sommer n’importe quel site, quelle que soit sa taille, de supprimer dans les 24 heures des textes qu’elle juge contraire à la loi. La défaillance dans la suppression peut être sanctionnée, non pas par un juge mais par le CSA qui est une « Haute autorité administrative indépendante », c’est-à-dire une officine complètement contrôlée par le pouvoir exécutif. Le montant des amendes peut être vertigineux et dépasser le million d’euros ! Il est clair que les grandes plates-formes comme Facebook et Twitter, non seulement vont poursuivre leur censure a priori qui existe déjà, mais par précaution déférer à toutes les demandes de suppression émanant du pouvoir d’État. Le système d’intimidation ainsi adopté n’est pas destiné à « lutter contre la haine » mais bien à réprimer la liberté d’expression sur les réseaux. Et ce d’autant, que le pouvoir actuel nous a fait une très jolie démonstration à propos de l’expression de la haine dans la fameuse affaire « Mila ». On se rappelle cette jeune fille de 16 ans victime d’une agression raciste sexiste sur les réseaux et répondant vivement en critiquant vertement une religion, ce qui est une liberté fondamentale. Pour faire l’objet ensuite d’un incroyable déferlement d’insultes et de menaces de mort qui se sont comptés par dizaines de milliers. Le premier réflexe du parquet mandaté par Madame Belloubet fut de lancer une enquête préliminaire contre la jeune fille ! Piteuse reculade devant le tollé, mais depuis il ne s’est absolument rien passé sur le plan judiciaire. Les dizaines de milliers d’infractions n’ont eu aucune réponse. Pas une mise en cause, pas une garde à vue, pas de mise en examen et bien sûr pas de condamnation.

Et ce n’est pas l’annonce de la création d’un parquet spécialisé ainsi que d’une juridiction également spécialisée qui vont changer quoi que ce soit en réintroduisant le juge dans le processus. La précédente création du Parquet National Financier a été une belle démonstration de l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques dont l’actuel pouvoir est un pratiquant assidu.

L’accusation de haine contenue dans cette loi peut-elle servir à éliminer, sous un prétexte facile, les adversaires ? En quoi ce dispositif de censure partagé entre les pouvoirs publics et les grandes plateformes d’internet est-il dangereux ?

Anne-Sophe Chazaud : L’argument de la « haine », utilisé ad nauseam par les moralistes contemporains, vise à psychiatriser la parole non consensuelle, à la disqualifier et, in fine, à la criminaliser. Il correspond à cette obsession victimaire décrite avec drôlerie par Philippe Muray comme étant une « cage aux phobes » propre à la post-modernité gémissante, prompte à dénicher de l’offense à tous les coins de rue et sous tous les travers de langage.

Cet outil à la fois rhétorique et juridique, visant à étouffer la conflictualité, la dialectique, le contradictoire, tout en décrétant une censure a priori, exempte de toute décision judiciaire, laquelle était de toutes façons déjà préjudiciable à la liberté d’expression, ne fait que souligner un peu plus l’obsession liberticide de cet exécutif.

Une ribambelle de dispositifs se sont succédé, dans un pays déjà sujet à l’inflation législative, visant à museler l’expression ; la loi présentée comme anti fake-news, permettant l’intervention du juge des référés en matière politique représente une véritable abomination antidémocratique. Elle n’a pourtant pas trouvé beaucoup d’opposants sur les bancs de l’Hémicycle. L’esprit propagandiste qui dirigeait l’esprit de cette loi a pourtant été mis en lumière lors des récentes manipulations d’opinion et d’intrusion dans la liberté d’information auxquelles s’est prêté l’exécutif avec sa tentative de déploiement d’un site de « Desinfox » afin de contrôler la bonne parole sur la gestion de la crise sanitaire.  La loi présentée comme « anti-casseurs » et qui avait surtout pour objectif de casser la liberté d’expression propre au droit de manifester, en tentant de justifier l’injustifiable arrestation arbitraire et préventive des opposants sociaux et politiques par le pouvoir, n’a pareillement pas suscité beaucoup de réactions hostiles, proposée même par Les Républicains. La loi Avia ne fait que compléter ce système répressif antidémocratique, lequel démontre la nature autoritaire et illibérale du pouvoir macronien. Rappelons également que si chacun semble considérer comme acquis les bienfaits de la fin de l’anonymat sur les réseaux sociaux, celui-là permet pourtant à de nombreux lanceurs d’alerte de diffuser certaines informations. Mais protéger les lanceurs d’alerte n’est pas non plus une grande priorité de cet exécutif qui s’est empressé avec un zèle remarquable de faire appliquer en droit national la directive européenne sur le secret des affaires en mode « procédure-bâillon ».

L’entente entre les pouvoirs publics et les géants d’internet, sociétés privées étrangères auxquelles on va donc confier le soin de régenter la liberté d’expression des citoyens français, sera parfaite, puisqu’il existe une véritable porosité idéologique entre ces différents pouvoirs qui défendent la même vision du monde et les mêmes intérêts.

La censure portera par exemple sur les contenus « religieux », ce qui ne facilitera évidemment pas la lutte contre l’islam politique, que l’on sait très actif par le biais victimaire sur les réseaux sociaux. Le concept fumeux d’islamophobie avait d’ailleurs été employé par Laetitia Avia lors de l’exposé des motifs de cette loi, alors même que la critique voire la détestation d’une religion (distincte de la haine publique énoncée contre des individus) constitue une liberté fondamentale. La nomination cette semaine au nouveau Conseil de surveillance (en vérité conseil de l’Inquisition) de Facebook (et instagram) d’une yéménite fréro-salafiste ou encore d’une membre de la fondation de Georges Soros, particulièrement actif dans l’encouragement de la crise migratoire et la destabilisation subséquente des Etats européens, laisse à penser que la censure permettra un verrouillage supplémentaire de l’opinion publique sur ces questions qui, pourtant, appartiennent au peuple et sur lequel seul lui devrait avoir à trancher. Le modèle communautariste, multiculturaliste qui fonde l’idéologie post-socialiste macroniste est commun à l’exécutif actuel et aux géants d’Internet. Il est vraisemblable que c’est donc peu à peu ailleurs, sur d’autres canaux (retour du fanzine papier ?) ou par d’autres biais numériques (plateformes cryptées et moins visibles ?) que les citoyens français pourront exercer de nouveau leur pleine liberté d’expression, ce qui s’apparente à la mise en place d’une forme de dissidence en régime autoritaire.

Notons enfin que la notion de « haine » permet de condamner la critique de nature politique et sociale. On se souvient d’Emmanuel Macron fustigeant, lors du mouvement des Gilets Jaunes, la « foule haineuse ». Cette sémantique appliquée au champ politique n’est pas anodine et permet d’entrevoir un verrouillage de l’opposition politique et sociale par un pouvoir aux abois. 

On en comprend donc tous les dangers multifactoriels.

L’accusation peut devenir une arme pour se débarrasser de son adversaire d’un jour, comme lors d’un divorce. N'est-ce pas le signe qu'une telle loi est de mauvaise facture ? 

Régis de Castelnau : Répétons que « la lutte contre la haine » n’est que le prétexte pour mettre les réseaux au pas. Et n’oublions pas que le pouvoir d’Emmanuel Macron est dès le départ un pouvoir minoritaire. Cette minorité est parfaitement assumée, mais a pour conséquence nécessaire pour se maintenir d’une dérive autoritaire qui a pris des proportions plus qu’inquiétantes. L’usage de la police et de la justice contre les gilets jaunes et les autres mouvements sociaux, les grands médias complètement enrégimentés et la destruction méthodique de la liberté d’expression sont les armes utilisées par Emmanuel Macron pour mettre en œuvre sa feuille de route. L’affaire Mila et l’attitude personnelle révélée de Laetitia Avia démontrent la totale hypocrisie de cette séquence.

Il est indispensable de s’opposer, par toutes les voies de droit possible, à cette mise en cause de la liberté fondamentale d’expression. À l’Assemblée, la droite républicaine s’est ressaisie, la France insoumise a fait son devoir, et on notera la « glorieuse » et guère surprenante abstention du groupe socialiste… Il faudra s’en souvenir.

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