John Maynard Keynes et Joseph Schumpeter, réveillez-vous, ils sont devenus fous...<!-- --> | Atlantico.fr
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John Maynard Keynes (à gauche) et Joseph Schumpeter (à droite)
John Maynard Keynes (à gauche) et Joseph Schumpeter (à droite)
©Creative Commons

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Mais que dirait John M. Keynes s’il savait l’utilisation que l’on fait de ses concepts d’économie de la demande ? Et que dirait Joseph Schumpeter, son ami et adversaire, gérant du cercle de la raison et défenseur d’une économie de l’offre ? Leur regard sur la campagne législative délirante ne manque pas d’intérêt.

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre a été en charge de l'information économique sur TF1 et LCI jusqu'en 2010 puis sur i>TÉLÉ.

Aujourd'hui éditorialiste sur Atlantico.fr, il présente également une émission sur la chaîne BFM Business.

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Le regard croisé des légendaires inventeurs des politiques de la demande et de l’offre, qui ont dominé tout le 20e siècle, ne manque pas de piquant quand on confronte leurs concepts aux programmes économiques qui s’affrontent à l’occasion de ces élections législatives. 

Parce que la confrontation entre les programmes de relance ou de redressement de la situation économique est désormais très claire, violente et même chiffrée. 

Face à la politique de l’offre, qui a été celle définie par Emmanuel Macron en arrivant au pouvoir il y a 7 ans, on assiste aujourd’hui à un retour en force des recommandations d’une politique de la demande. 

Soyons lucides, si le débat pour ces législatives est très politique, la composante économique est incontournable, on l’a bien vu cette semaine. Tout simplement parce que la sortie de crise passe par le redressement de l’économie. Seulement, les outils et les logiciels à mettre en place pour assurer ce redressement s’inscrivent dans deux grandes logiques, deux pensées économiques qui sont capables de fonctionner dans un système d’économie de marché et de concurrence plus ou moins régulé par l’État.

Ces deux logiques ont pris la place de la lutte des classes si chère aux marxistes qui prédisaient la fin du capitalisme au profit d’organisations étatiques de type communiste. L’effondrement de l’empire soviétique a installé le système capitaliste et l’économie de marché sur toute la planète. 

À partir de ce moment-là, les économistes se sont évidemment consacrés principalement à l’étude du fonctionnement de l’économie de marché, son efficacité, sa régulation, ses moteurs et sa capacité d’adaptation aux crises, en définissant plus précisément quel pouvait être le rôle de l’État et de ses outils, notamment la monnaie. Le débat qui s’est imposé dans la campagne pour les élections législatives s’est évidemment donné comme priorité une relance de la prospérité mise à mal par les grandes crises qui ont secoué le monde depuis plus de 20 ans. Et ce débat oppose avec violence les tenants d’une relance par la demande et ceux d’une logique de fonctionnement fondée sur l’offre. 

D’un côté, mais au fond de la classe médiatique , l’ancienne majorité présidentielle se reconnaît dans cette logique d’offre qui considère que le moteur de l’activité se situe dans les entreprises. Emmanuel Macron s’etait inscrit dans cette logique en privilégiant la production de richesse avec un bouquet de réformes qui visaient à donner de la liberté aux chefs d’entreprise : moins de contraintes, moins de fiscalité, moins de normes, plus de liberté pour investir des marchés nouveaux, et inventer, etc. L’idée fondatrice est de considérer que c’est l’entreprise qui crée de la richesse, donc des emplois. La France devait être la « start up nation »   Le problème est que ces sept années n’ont rien eu d’un long fleuve tranquille. Elles ont été traversées par des crises brutales et douloureuses, des maladresses politiques, des résistances, des habitudes et des intérêts corporatistes qui ont fait boguer le logiciel d’offre. Cela dit, cette politique a donné des résultats mais le ressenti de ces résultats n’a guère été positif. La situation actuelle en atteste. 

De l’autre côté de la classe politique , les deux familles extrémistes se sont retrouvées à défendre une autre logique de redressement fondée sur la demande. LFI (La France Insoumise) et ses alliés d’occasion ont rejoint le RN de Marine Le Pen et Jordan Bardella pour proposer des redressements fondés sur une relance des pouvoirs d’achat (salaires, retraites, défiscalisation au niveau des classes les plus défavorisées, suppression de TVA, etc.) qui reviennent à booster les moteurs de la consommation en partant du principe que si les entreprises ont des clients, elles vont se mettre à produire, donc à créer de la richesse. Ce modèle a fonctionné très bien pendant les Trente Glorieuses après la Seconde Guerre mondiale. 

Dans l’état actuel d’un monde ouvert et surinformé ,  il ne peut pas fonctionner parce que les entreprises ne peuvent pas répondre à un choc de la demande. Elles ne sont pas équipées pour. Elles ont, dans la mondialisation, éclaté les chaînes de valeur pour gagner en productivité et en compétitivité. Un choc de demande entraînerait de facto un accroissement des importations et par conséquent un déficit commercial. Avec a la clef de l inflation ou des pénuries ou des ruptures d’approvisionnement comme variable d’ajustement . Rien a voir avec la prospérité promise .  La richesse serait créée mais à l’extérieur du pays consommateur. 

Ajoutons à cela que le pays n’a pas les moyens de financer le choc de demande parce que le retour sur investissement n’est pas garanti. Selon les chiffrages multiples, le coût va de 100 milliards à 300 milliards d’euros. Le financement est introuvable sur la fiscalité, ni en emprunt extérieur. 

Depuis deux semaines, la bataille entre les trois groupes qui prétendent à la majorité a mobilisé beaucoup d’économistes qui ont du mal à y voir clair et surtout à s’extraire des a priori politiques. 

Les deux blocs porteurs d’une relance par la demande (LFI et RN) offrent les mêmes promesses avec des packagings politiques évidemment très différents. LFI s’est installé dans une logique de rupture, le RN qui a l’ambition de gouverner réellement a essayé de rendre son offre compatible avec les contraintes de la réalité et du pragmatisme mais ce faisant, le RN risque de perdre de sa force électorale. 

Les porte-voix de l’ancienne majorité présidentielle restent fidèles à cette logique d’offre. D’Édouard Philippe à Bruno Le Maire, notamment en passant par Laurent Wauquiez, David Lisnard et d’autres plus à gauche peut-être, qui pourraient rallier les quelques derniers libéraux égarés sur l’échiquier politique. Alain Madelin, qui s’est exprimé dans ces colonnes, ne donne pas dans la nostalgie. Ses propos sont très actuels.

Mais, ce qui est intéressant aussi, c’est d’imaginer ce que pourraient dire et penser les auteurs de ces courants de pensée qui s’imposent et se challengent depuis un demi-siècle : John Maynard Keynes et Joseph Schumpeter. Les deux ont conseillé beaucoup de Princes qui nous ont gouvernés au siècle dernier ; mais ils se sont aussi si souvent retrouvés sur la scène internationale. Ces deux interviews ne sont pas imaginaires. Elles ont été imaginées sur la base de leurs écrits, lettres et chroniques. La situation actuelle leur semblerait ahurissante. Voici le débat à distance entre ces deux professeurs qui ont terminé leurs carrières à Boston . 

La parole est à JM Keynes. Il voulait sauver les démocraties libérales , il en a étouffé beaucoup sous la dette. Dont la France .

Si John Menard Keynes revenait aux affaires aujourd ‘hui , est ce qu’il reconnaitrait que les démocrates ont use et abuses de ses prescriptions au point de se fracasser contre le mur de la dette ! Une interview exclusive..  

Confronté à la réalite contemporaine faite de déficits et de dettes , les Théories de JM Keynes ont du mal à tenir la route. Cette interview de John Meynard Keynes est exclusive … mais imaginaire ou enfin presque parce que ses réponses sont issues de son œuvre, à la virgule près.  

« Je suis qualifié de ringard, mais mon ambition était de marier l‘Etat-providence et l’économie de marché. Je n’ai pas trop mal réussi, non ? »

John Maynard Keynes est sans doute l’économiste le plus connu dans le monde et le plus écouté, encore aujourd’hui. Il a dominé tout le XXe siècle. Il est né en 1883 à Cambridge et est mort en 1946 dans le Sussex. Sa notoriété est considérable auprès des scientifiques et du monde politique, dans la mesure où il a, non seulement, élaboré une théorie nouvelle de la macroéconomie mais élaboré aussi des outils nécessaires à la mise en place de politiques économiques qui ont été appliquées dans toutes les grandes démocraties après la deuxième guerre mondiale, et encore aujourd'hui. 

Mais cette notoriété dépasse le monde ferme des spécialistes pour toucher un très grand public. Son personnage, son style de vie, son coté dandy, très mondain, sa vie privée, hétérodoxe pour l’époque, en ont fait une véritable star mondiale entre les deux guerres. 

John Maynard Keynes, n’avez-vous pas l’impression d’être passé de mode aujourd’hui ? 

Keynes : Vous voulez dire que je suis ringard ? Mes idées sont ringardes parce que c’est ce que vous pensez, vous ! La question n’est pas d’être à la mode ou pas, la question est de savoir si les modèles d’économie keynésienne, néokeynésienne ou post keynésienne répondent toujours à la réalité ou non. Alors, je m’aperçois, d’après ce qu’on me rapporte que ce courant keynésien a moins de partisans depuis la fin du XXe siècle, depuis la mondialisation, la folie monétariste et la dérèglementation financière (quelle bêtise !) et que les libéraux ont repris du pouvoir un peu partout... Peut etre…. 

Mais je crois aussi que la crise de 2008, ainsi que les contraintes de la démocratie, ont redonné de l’intérêt à mes outils et à toutes les thèses que nous avions développées qui sont, entre nous, assez universelles parce que scientifiques. 

Alors justement, commençons par cette théorie générale de la macroéconomie keynésienne. C’est un livre abordable par le commun des mortels. La théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie a été publiée en 1936.  

Keynes : Je ne vais pas vous résumer le traité sur la monnaie ni la théorie générale. Mais c’est vrai, j’ai voulu que ce soit lisible par tout le monde parce que l’économie concerne tout le monde. Mon idée était d’expliquer que les êtres humains ont des besoins et des désirs et que le but de tous les mécanismes économiques était de les satisfaire. Produire et distribuer des biens et des services. 

Alors, ces besoins sont pour la plupart primaires, élémentaires, naturels : le besoin de manger, de se protéger, certains besoins sont plus sophistiqués, moins nécessaires mais évidents, besoins de mieux vivre, de se cultiver, de se distraire, etc.… 

L’objectif du modèle macroéconomique est de faire en sorte que cette demande soit solvable. Si elle est solvable, elle intéresse des entrepreneurs qui vont produire et vendre les produits et les services. Une entreprise a besoin d’avoir des clients qui lui passent des commandes pour se mettre à fonctionner, investir et créer des emplois.

La demande solvable crée une offre de production. Toutes les entreprises font des études de marché pour vérifier qu’il y a effectivement des clients demandeurs du produit en question. C’est le B.A-ba du marketing.

Toute la question est de solvabiliser la demande. Ça passe par le revenu disponible, c’est à dire le salaire, les dividendes distribués, les revenus sociaux et les crédits. Les crédits … nous y voila !

Cette analyse signifie donc que pour vous, un gouvernement peut intervenir sur le système économique, le ralentir si ça va trop vite, et le relancer en cas de crise...  Vous êtes contre « le laisser-faire » ? 

Keynes : Non seulement le gouvernement peut intervenir, mais il doit intervenir. Je me suis écarté des libéraux dès 1926, donc bien avant la théorie générale, quand j’ai fait à Oxford une communication « sur la fin du laisser-faire». Tout le monde a crié, mais après la crise de 1929, il a fallu se rendre à l’évidence. L‘économie ne peut pas être en pilotage automatique.

J’ai expliqué qu’une page de l'histoire anglaise et occidentale a été irrémédiablement tournée au seuil du XXe siècle ; celle qui avait consacré un consensus autour du laisser-faire comme unique moyen d'accéder à la prospérité. 

Vous dites que le laisser-faire est une invention du XIXème siècle et de Frédéric Bastiat, l’économiste français contre lequel vous entrez en guerre.

Keynes : Je pense que le libéralisme ou même l’ultralibéralismes ont été popularisés par l’école de Manchester qui a fait croire aux mentalités populaires que le laisser-faire est la conclusion pratique de l'économie orthodoxe. Mais pour moi, l'expression la plus outrée et la plus dithyrambique de cette religion de l'économie, on la trouve dans les livres de Frédéric Bastiat qui fait un parallèle entre le laisser-faire et le darwinisme. Ce qui est stupide. Frédéric Bastiat, qui n’a d’ailleurs jamais été reconnu en France, a raconté n'importe quoi. Faut être américain pour faire élever des statues en sa mémoire. Vous savez que Bastiat est célèbré a Harvard  mais pas à Paris. 

Si le laisser-faire est dépassé, quels sont les outils d’intervention ? 

Keynes : Les outils d’intervention sont nombreux : les prix, la fiscalité, les revenus distribués par l’Etat, les taux d’intérêt. 

Alors, si l‘Etat peut intervenir partout et n’importe comment, il ne faut pas qu’‘il intervienne trop. J‘ai assigné quatre responsabilités aux pouvoirs publics : le « contrôle délibéré de la monnaie et du crédit », la « collecte de données relatives à l'état des affaires et leur diffusion à grande échelle », la détermination du niveau de l'épargne et de l'investissement et une « politique réfléchie touchant la taille de la population ».

Ce qu’on a retenu principalement de mon travail est que j’étais l’architecte des politiques de relance ou de soutien par la demande. Mais c’est une évidence. 

Un gouvernement peut, soit par la dépense publique, soit par la monnaie, mettre en circulation des liquidités qui vont réamorcer la pompe et relancer la machine économique.

Si les clients ont de l’argent, ils dépenseront. S’ils dépensent, les entreprises tournent et créent des emplois. C’est tellement simple.

Nous tournons le dos à la loi des débouches de Jean-Baptiste Say qui est fausse. Les débouchés ne créent pas les débouchés, ça n‘est pas vrai. Il ne suffit pas de créer une offre pour que le système fonctionne.

Un constructeur automobile peut toujours fabriquer la plus belle voiture du monde, si le client n’a pas d’argent, la voiture ne sortira pas de l’usine.

Ces politiques de relance ont, semble-t-il, bien fonctionné après la guerre mais elles ont coûté cher... 

Keynes : Mais quoi ? Il n’y a pas de mais. On a sorti le monde occidental de la catastrophe nazie puis on a sauvé le monde de la tentation communiste par des politiques systématiques de relance. 

Un plan de relance coûte cher oui, mais il se finance a posteriori avec les résultats. 

Il fallait reconstruire l’Europe, on a donc reconstruit l‘Europe, grâce en partie au plan Marshall, or qu’est ce que le plan Marshall sinon un plan d’économie keynésienne ?

Vous auriez voulu qu’on commette cette erreur historique de punir les allemands par des prélèvements financiers comme en 1918. Ça a été catastrophique et ça a engendré la deuxième guerre mondiale. Hitler est né dans les ruines de la première guerre mondiale. 

Il y a donc eu le plan Marshall, puis les politiques généreuses de tous les Etats occidentaux. 

Les gouvernements ont lancé des grands travaux d’équipement public, ils ont pris en main les grandes entreprises, ils ont développé des politiques sociales et fiscales qui avaient toutes pour effet de créer de la demande, et ils ont libéré le crédit : crédit immobilier, crédit à la consommation. Peu importe, c’est de la liquidité dans le système. Le moteur est alimenté et quand il est suralimenté, par trop de demande, il se met à fabriquer de l’inflation. 

En fait, le keynésianisme est autonettoyant des scories du système.  Qui peut être opposé à des outils qui permettent au système de fonctionner ? Mis à part les gens trop sérieux et tristes ou très bêtes. Le keynésianisme n’est pas triste. 

Est-ce que le monde occidental n’a pas mieux marché à partir de 1945 qu’aujourd'hui. La réponse est oui ! 

Quand vous dites que ces politiques keynésiennes ont permis de résister au communisme, vous voulez dire quoi ?

Keynes : Je dis que les démocraties ont beaucoup de mal à être intelligentes en période de crise. Principalement parce qu’il n’y a pas de croissance, donc pas de moyens pour financer les promesses électorales. Je dis qu’au lendemain de la guerre mondiale, l’empire communiste s’est consolidé et a offert une solution alternative radicale au capitalisme de marché. 

Pour que le capitalisme puisse continuer de fonctionner, il fallait une politique qui évite les trop fortes inégalités sociales, qui facilite le plein emploi et il fallait surtout que le peuple profite de la croissance. 

Avec 5% de croissance par an, on peut se payer ce qu’on veut, chacun pouvait espérer sa part du gâteau. On pouvait payer à la fois la frénésie de consommation privée et tous les avantages sociaux qu’on souhaitait ou presque.

Les inégalités s’accroissent surtout en période de stagnation. Elles sont surtout plus difficiles à supporter qu’en période de croissance.  

Le laisser-faire ne garantit pas cela. Les Trente glorieuses qui ont duré, en fait, quarante ans, n'ont pas été virtuelles, elles.  Elles étaient keynésiennes. 5% de croissance annuelle pendant plus de 30 ans, mais jamais dans l’histoire de l’humanité, on n’avait connu une pareille vague de progrès. 

L’objectif était de marier un modèle social généreux et l’économie de marché pour dissuader les peuples de céder aux propositions démagogiques et populistes, mais aussi de refuser le modèle communiste et marxiste. Dans les grands haras de courses en Irlande, on dit toujours que les chevaux se battent s’ils manquent d’avoine. J’ai fait en sorte qu’il y ait de l’avoine. 

La première chose à faire aujourd'hui serait donc de relancer l’activité par le soutien de la demande, et de financer cette demande par tous les moyens. 

Vous dites financer la demande, y compris par la planche à billets, ce qu'on vous a beaucoup reproché. 

Keynes : La planche à billets, quelle vulgarité ! Parlez plutôt de création monétaire, ce qui a provoqué un peu d’inflation. Qui s’en est plaint de l’inflation, à part les rentiers ? Aujourd’hui j’ai le sentiment que tout le monde espèrerait un peu plus d’inflation plutôt que ces politiques d’austérité. 

Le hasard du calendrier fait que vous êtes né en 1883, mais que cette année-là, Marx est mort. On peut dire que Keynes a tué Marx. Vous avez tué Marx ?

Keynes : Vous pouvez dire ce que vous voulez puisque c’est virtuel. 

Virtuel mais plausible, vous êtes né la même année qu‘un de vos adversaires parmi les plus farouches, Joseph Schumpeter, c’est rigolo non ?

Keynes : Vous trouvez ça, comment dites vous, rigolo ? Ni lui, ni moi n’avions la volonté de tuer Marx. Schumpeter se faisait des idées sur la portée de sa politique d’offre. Personne ne connaissait. Je ne dis pas qu‘il n’était pas intéressant, mais il était d’un ennui terrifiant. J’ai diné une seule fois avec lui à Vienne. En fait, je n’ai fait que bailler. En plus l’anglais qu‘il pratique avec un accent allemand, c’est insupportable. Vous imaginez la cacophonie. Enfin bref !

Vous ne répondez pas sur Marx, vous l‘avez tué d‘une mort lente ou alors vous l’avez spolié de ses amis qui ont tous ou presque rejoint vos écrits ?

Keynes : J’entends bien. Alors, non, je n’ai pas tué Marx. Je l’ai beaucoup lu. Il a eu beaucoup plus de succès que moi. Il faut dire qu’il a crée un empire multinational, pour expérimenter ses concepts. L’empire soviétique, c’est quelque part sa créature. Je crois qu’il y a eu deux empires équivalents dans l’histoire du monde, l’empire communiste et le Vatican et son église catholique. Quelle multinationale, le Vatican. Ca a été le concurrent le plus sérieux du Kremlin. Beaucoup plus puissant que la CIA. Son problème est qu’il n’a pas touché de droits d’auteur. Je plaisante, mais quand même!

Cela dit on ne va pas me comparer à Marx. On ne courrait pas dans la même catégorie. Je suis convaincu que mes idées ont offert aux socio-démocrates une base théorique qu’ils n’avaient pas. Ils ont pris mes écrits comme une alternative au communisme ou au marxisme.

Les marxistes ne vous ont jamais attaqué sur le fond de la théorie, ils la trouvaient peut-être fragile scientifiquement. Par contre, les marxistes ont très bien compris l’utilité politique de vos thèses pour les combattre eux.

En France, une revue marxiste, la Nouvelle critique, a consacré à Keynes une série d'articles parus en mars, mai, juin, juillet et août 1949. La critique marxiste à cette époque est double : « Keynes a présenté une théorie qui méconnaît les vérités scientifiques définitivement établies par Marx » ; « Keynes fait partie de cette catégorie d'auteurs particulièrement dangereux pour la marche du processus révolutionnaire : les réformistes ».

Dans les années 1960, le marxiste Paul Matrick vous critique dans son ouvrage Marx et Keynes, les limites de l'économie mixte. Il considère que la critique de l'économie politique initiée par Marx est plus efficace pour comprendre les évolutions économiques que la théorie de Keynes. Matrick vous reproche lui aussi de vouloir conserver le capitalisme. 

Keynes : Je n’ai rien à ajouter, tout est vrai. J’assume. Je voulais conserver le système. Mon ambition n’était pas de réinventer le monde, il était de le réparer.

Alors pourquoi cette croissance miraculeuse qui a comblé les masses populaires et qui les a écartées du communisme, s’est-elle arrêtée ? 

Keynes : Parce que le monde a changé, il s’est mondialisé. Entre l’ouverture des transports, la suppression des frontières et les innovations technologiques, le fonctionnement du système économique a changé de dimension. Le fonctionnement politique, lui, n’a pas évolué. Il est reste très national. Regardez ce qui se passe autour de vous !

Alors, plutôt que de créer une régulation internationale, on a trouvé plus commode de démolir les régulations existantes d’où ce retour au libéralisme et au laisser faire au niveau international. 

Mais ça ne marche pas d’où cette crise de 2008. Une crise qui démarre aux Etats-Unis et qui se propage au monde entier parce que le monde est ouvert. Le monde est ouvert, sauf pour ce qui concerne la gestion politique. 

Vous voulez dire qu’on a un déficit de gouvernance mondiale ? 

Keynes : J‘ai commencé ma carrière au Trésor britannique et mon premier travail a été d’évaluer les conséquences de la guerre de 1914. Il y avait des débats d’une confusion totale, mais à la fin, j’ai combattu les termes du Traité de Versailles. Mon idée était de rechercher une alliance avec les allemands, j’ai perdu, comme vous savez. Le Traité de Versailles a mis l’Allemagne à genoux et c’est Hitler qui l’a relevée. Avec ses méthodes. Plus jamais cela.

Ce que je sais, c’est qu’entre les deux guerres, j’ai beaucoup œuvré pour que la Société des Nations puisse aussi avoir un rôle de régulateur économique. J‘ai été battu par les libéraux, mais on m’a quand même laissé préparer les accords de Bretton Wood qui ont été la première forme d’organisation du système monétaire internationale, puis après, lorsque l‘ONU a remplacé la SDN, on m’a permis d’imaginer le FMI qui aurait dû être le premier gouvernement économique de la planète. 

Pour le système monétaire comme pour le FMI, vous avez fait énormément de concession aux américains, vous l’avez regretté. 

Keynes : Tout le monde a fait des concessions importantes, c’est le jeu. Sinon on n’en sort pas. Alors oui, j’ai non seulement accepté le schéma américain mais je me suis également assez fortement engagé pour le faire adopter au prix de certaines distances  avec la réalité. 

Certains ont dit que Bretton Woods allait concentrer le pouvoir financier et monétaire à Washington, ce n’est pas faux mais malgré tout, les accords de Bretton Woods permettent de soumettre les États-Unis à un certain nombre de règles internationales. Ce système nous laissait aussi la liberté de fixer les rapports de change. C’était pour moi primordial d’avoir au niveau national une variable d’ajustement.

Aujourd'hui, vous vous seriez donc opposé à la construction européenne ?

Keynes : Non parce que c’était intelligent. Plus que le Traité de Versailles. En revanche, faire une monnaie unique, l’euro, sans constituer de gouvernement économique capable de globaliser les budgets et d’harmoniser les fiscalités, c’était aberrant. Ça ne pouvait que mal se passer. Mais je n‘étais pas là. 

D’ailleurs je crois savoir que ça se passe mal. Il faudrait urgemment créer une véritable gouvernance européenne. Il faudrait en finir avec cette politique d’ajustement budgétaire, lancer les emprunts européens, élargir des financements et faire au niveau européen une politique de relance de la demande. Aujourd’hui, on demande aux banques centrales de faire ce boulot, mais naturellement les banques centrales prêtent aux autres banques et les autres banques financent les projets les moins risqués. Donc ces liquidités reviennent dans les Etats et à la banque centrale. C’est nul comme système. Il n’y a que les marchés financiers qui en profitent et qui fabriquent des bulles. 

Je connais les bulles, j’en ai profité, j’ai fait fortune avec les bulles un peu, comme Georges Soros dans les années 2000. 

Vous n’aviez pas proposé la création d’une monnaie mondiale au moment de Bretton Woods ? 

Keynes : Exact, j’avais proposé la création d'une Union internationale de compensation et d'une monnaie supranationale, le bancor, à laquelle les monnaies auraient été rattachées.

Une des principales motivations du projet bancor était de pacifier les relations économiques entre nations en évitant des déséquilibres importants des balances extérieures.

Avec le bancor, je me suis ratatiné... Les américains n’en voulaient pas. La puissance américaine d'après-guerre était considérable et certains m’avaient dit, mais le bancor existe déjà, c’est le dollar. Quelle arrogance ! Pour que ça marche, il eut fallu créer un gouvernement économique du monde. Je pensais au FMI, mais je rêvais. Les américains n’ont rien voulu lâcher au niveau de la souveraineté. 

Donc en Grande Bretagne, vous auriez voté pour le Brexit ?

Keynes : Absolument pas. C’est un autre problème. Les anglais ont fait n’importe quoi. Ils sont tombés dans les combines politiques. La Grande Bretagne n’appartenait pas à l’euro. Elle avait tous les avantages du marché unique et aucun des inconvénients de l’euro. Les anglais sont tombés sur la tête de renoncer à de tels privilèges. Mais faites leur confiance, ils vont négocier des accords aussi avantageux que le système précédent. S’ils sortent de l'Union, ce qui n’est pas encore fait.

Vous n’aimiez pas l’Angleterre ? 

Keynes : J’ai adoré. La Grande Bretagne est le pays de la liberté. Alors, si la liberté des entreprises doit être surveillée, la liberté politique et individuelle doit être totale. `Vous savez, mon père était universitaire et ma mère écrivait des pièces de théâtre et militait pour la cause des pauvres et des femmes. C’est dire si l’ambiance à la maison était rock’n’roll. J’ai fait des études normales pour un fils de la bourgeoisie victorienne mais je dois dire que j’aimais les mathématiques et la musique. 

Comme Mozart !

Keynes : Peut-être ! je ne savais pas pour Mozart, mais cette liberté à laquelle j’étais très attaché m’a finalement amené à vivre une double vie. 

Une vie publique à l’université, au Trésor britannique ou dans les organisations internationales, ce qui m'a permis de voyager beaucoup, mais j'avais aussi une vie privée très occupée puisque j’ai appartenu très tôt au groupe de Bloomsbury. C’est un club dont les membres sont très amis et dans lequel j’ai rencontré le peintre Duncan Grant, des écrivains comme Virginia Woolf ou Foster. 

On a dit justement que vous étiez très proche du peintre Duncan Grant ? 

Keynes : C’est vrai, on a vécu ensemble. C’est de notoriété publique, je ne me cachais pas, j’étais bisexuel. Alors, à l’époque, ça n’était pas fréquent que de l’assumer. J’en conviens. Mais cette histoire ne m’a pas empêché d’épouser une charmante ballerine d’origine russe que j’avais séduite. Elle s’appelait Lydia Lopokova, elle était très jeune et danseuse étoile de la compagnie des ballets russes de Serge Diaghilev, un drôle d’artiste. Tout Londres les connaissait. 

Mon problème est que très vite mon groupe d’amis a rejeté cette chère Lydia. 

Je reconnais que ça devenait compliqué. Enfin, on voyageait beaucoup. Et j’allais à l’opéra tous les soirs, j’invitais des collègues, des amis. C’était chaud et drôle. J’ai toujours adoré l’opéra, les danseurs et danseuses, les décors, la musique. J’aurai pu être directeur de l’opéra. J’avais beaucoup d’argent mais pas assez pour me payer tout un corps de ballet. 

Votre confrère, Bernard Maris, a fait un livre très intéressant sur mon parcours où il parle de ma vie privée un peu provocante. Il doit vous manquer depuis qu’il a été assassiné à Charlie Hebdo. Vous vivez quand même dans un drôle de pays, à une drôle d’époque, avec une drôle de gouvernance.

Bernard Maris était un vrai keynésien. Le dernier. 

Merci pour cet hommage. Et chez vous, à la fin, qui l’a emporté, le groupe de Bloomsbury ou Lydia ?

Keynes : J’ai pris de la distance avec ces amis du groupe un peu dérangeants pour la bonne société qui acceptait déjà mal ma très jeune épouse. Du coup, je me suis consacré à la macroéconomie. 

Comme quoi, sans cette femme, je n’aurais peut-être jamais écrit la Théorie générale, et jamais réformé le système monétaire international.

Alain Minc qui est un intellectuel français un peu « touche à tout » a écrit sur vous. Il dit que l'homme Keynes est fascinant. Peut-être encore plus grand que l'œuvre. Ça veut dire qu’il n’adhère pas à votre logique, mais qu’il admire votre talent.

Keynes : Je suppose que c’est parce qu’il est libéral, ce Minc que je n’ai pas connu. Il n’aime pas les politiques de la demande. Il préfère les politiques de l’entrepreneur, de l’offre si vous voulez. Mais je sais pourquoi, ses gros clients doivent être des chefs de grandes entreprises. Alors il les protège.  

Pas seulement, vous êtes injuste , voilà ce qu’Alain Minc écrit très exactement: « Keynes est une permanente alchimie des contraires : l'objecteur de conscience qui sert son pays en guerre, le marginal de Bloomsbury qui s'installe au cœur de l'establishment; le grand bourgeois élitiste qui devient la coqueluche des gauches du monde entier; le dandy homosexuel qui épouse une des danseuses les plus courtisées de l'époque; l'antisémite séduit par les Juifs ; le germanophile atlantiste; le spéculateur qui se méfie des marchés; l'esthète qui se consacre aux disciplines les plus austères; l'intellectuel qui se rêve homme d'État ; le conseiller qui se veut homme d'action... Il existe autant de Keynes qui, pourtant, n'en forment qu'un seul : c'était, pour reprendre le mot qu'il emploie à l'égard de Freud, une sorte de diable. » 

Keynes : Il est brillant, ce Minc,  il est un peu complaisant, peut être non ? Bien que le diable qu‘il décrit m’ait l’air sympathique. J’aurai voulu le connaître, mais ça n’est pas moi. Enfin je ne crois pas. 



La parole à Joseph Schumpeter : « , les moteurs du progrès sont les chefs d’entreprises … 

"Les politiques qui ne comprennent pas que le moteur de la croissance c’est l’entrepreneur, sont des incompétents et des irresponsables". Joseph Schumpeter ne macherait pas ses mots. 

Dans cet entretien imaginaire mais imaginé à partir de son œuvre et des écrits de ceux qui l’ont bien connu , Joseph Schumpeter se retrouve au cœur de l’actualité . Depuis les années 2000 , et la révolution technologique , le monde a été dominé par des logiques d’offre . Son enseignement devrait donc être essentiel . Il faut donc le lire et le relire.

Joseph Schumpeter est considéré aujourd’hui comme un des trois monstres sacrés de la réflexion économique du XXe siècle avec John Maynard Keynes et Karl Marx. Mais il est beaucoup moins connu et estimé.

Alors que Karl Marx a construit une théorie générale de l’évolution historique du capitalisme fondée sur la lutte des classes, Keynes et Schumpeter se sont affrontés en proposant des théories explicatives de l’évolution de l’économie de marché et des outils propres à redresser le système, mais qui étaient diamétralement opposés. 

Keynes a impacté toute la deuxième partie du XXe siècle avec son analyse de la demande, il est encore inspirant pour une grande partie de la classe politique des démocraties sociales. Schumpeter lui a développé une analyse de la croissance fondée sur l’offre. les politiques l’ont beaucoup trop ignoré parce que l’offre donnait le vrai pouvoir aux chefs d’entreprise.

Chez le premier, le moteur du progrès, c’est le consommateur avec un État protecteur et régulateur. Chez le second, c’est l’entrepreneur qui tire le progrès par une offre et une innovation intéressante, avec un État principalement régalien. 

 Les politiques économiques qui en découlent sont très différentes. Les aspects fiscaux et sociaux, budgétaires et règlementaires qui en découlent aussi. Les outils keynésiens sont incitateurs. Les outils schumpetériens portent essentiellement sur l’écosystème de l’entrepreneur. Sa responsabilité et la liberté individuelle. 

Ce débat, né au début du XXe siècle, continue de cliver la classe politique dans la mesure où les deux logiques sont applicables, au niveau de l’explication comme au niveau des moyens. 

Ces politiques économiques sont évidemment compatibles avec les contraintes de la démocratie politique. Elles offrent donc des alternatives aux propositions plus radicales d ‘extrême gauche ou d’extrême droite. C’est pour cette raison qu‘elles sont importantes et qu’elles conduisent les chercheurs en économie et les politiques à se situer par rapport à ces deux logiques.




Joseph Schumpeter, vous êtes né en 1883 à Triesh, en Moravie dans l’empire austro-hongrois. Aujourd’hui, cette petite ville appartient à la République tchèque. Vous êtes né la même année que Keynes et coïncidence, l’année où Marx est mort. Il y a des hasards du calendrier lourds à porter, non ? 

Schumpeter : Je crois qu’il n’y a pas de hasard, Keynes et moi sommes contemporains, à une époque qui était économiquement florissante avec la révolution industrielle, des perspectives, mais politiquement douloureuse avec deux guerres mondiales, une crise économique, en 1929, qui a fracassé beaucoup de structures, et nous avons tous les deux hérité des travaux de Marx. Mais voyez-vous, les analyses marxistes ont débouché sur la construction d’un système politique totalement nouveau mais abject. Nous savions déjà qu’il était invivable et Marx devait s’en douter. Cela dit, en disant cela, nous n’étions pas audibles. Les opinions publiques n’ont pas de mémoire. 

La révolution française n’était pourtant pas si loin. La terreur a dû être enseignée pourtant. Vous avez rencontré Danton. Ça n’était pas le plus dangereux. Mais ce régime n’a pas servi de leçon.  

Le système marxiste a dérivé sur une terreur pire que celle de la révolution française. Pour tout individu normalement constitué et formé par la culture européenne, c’était inimaginable parce qu‘équivalent à la barbarie nazie.  

Keynes de son côté et moi du mien, nous avons proposé des politiques alternatives pour que l’économie de marché, qui est un outil essentiel de la liberté individuelle, soit préservée. 

Donc il n’y a pas de hasard. Il y a des nécessités qui engendrent des solutions. Il se trouve que ces solutions sont différentes.  

On vous connaît peu ou disons beaucoup moins bien que Keynes.

Schumpeter : J’avais sans doute une attachée de presse pas très bonne. A l’époque, Publicis n‘existait pas, ni Michel Calzaroni, ni Anne Méaux.  Et personne ne m’a fait de cadeau. Faut dire que je n’avais pas les ambitions de Keynes, je n’aimais pas l’opéra, je n’étais pas attiré par les jeunes ballerines russes, je ne fréquentais pas les milieux gays. Je suis né dans une ville austro-hongroise à l’époque où Sissi était impératrice à Vienne. Mais à ma connaissance, l’actrice qui a interprète Sissi, Romy Schneider a vécu principalement à Paris. Ça devait être plus fun. Le cinéma a donné de cette région une image assez légère où on s’amusait beaucoup. 

La réalité était différente. Le climat était rude et les gens austères. En bref, nous étions très allemands. Et Keynes ne s’est pas privé de le dire. Il ne nous aimait pas. Le buzz fonctionnait à cette époque. Il n’y avait pas Facebook, mais il y avait les dépêches, les journaux, les communications scientifiques et les réunions internationales.   

Vous êtes né dans une famille de militaires, d’où votre rigidité, un peu triste ?

Schumpeter : Mais c’est complètement faux. C’est un journaliste qui a dit cela un jour et je crois que ça rendait service aux amis un peu turbulents de M. Keynes, mais peu importe.

Je suis né dans une famille d’industriels dans le textile mais mon père est mort alors que j’avais 4 ans. Il nous a laissé assez d’argent pour que je puisse faire des études correctes. J’ai donc fait mon droit à Vienne où j’ai d’ailleurs connu Max Weber, puis j’ai découvert l’économie. Max Weber a été très important pour moi, mais pas au point de me lier à ses doctrines. Il m’a appris à réfléchir. 

Une fois diplômé, je suis parti à Londres où je me suis marié un peu vite, je le reconnais, avec Gladys Ricard Seaver. Vous ne le saviez pas ? on sortait assez peu c'est vrai .Ça ne vous dit rien ? Une riche héritière d‘origine écossaise qui passait son temps à s’amuser dans les palaces d’Europe. Elle ressemblait un peu à Paris Hilton. Elle s’était entichée de moi, « un intellectuel » disait-elle. Elle trouvait cela excitant. Vous imaginez que notre couple n’a pas tenu très longtemps. 

Au bout de six mois, j’ai quitté l’Angleterre après cette aventure un peu mouvementée et je suis allé au Caire parce que j’y avais trouvé du travail comme avocat au Tribunal mixte international. 

J’y suis resté un an, puis je suis revenu en Moravie pour un poste de professeur associé en économie à l’université et là, j’ai poursuivi mes recherches sur la création de valeur.  

Vous voyez que ma vie, contrairement à celle de mon collègue Keynes, ne pouvait pas intéresser la presse people. 

Mais vous avez été ministre des Finances de l’empire austro-hongrois ? 

Schumpeter : Absolument, mais pas très longtemps, un moment d’égarement. J’ai cédé à l‘amicale pression de mes amis, juste après la première guerre mondiale, dans un gouvernement de coalition qui regroupait ce qui restait de militants démocrates. Il y avait des socio-démocrates, des sociaux chrétiens et des socialistes. Ce gouvernement n’était ni de droite, ni de gauche comme dit Emmanuel Macron. Et bien, je peux vous dire que le « ni de droite, ni de gauche », c’était intenable. J’ai démissionné en 1920 pour aller diriger une banque à Vienne mais là encore, ça s’est mal passé. De toute façon, l’industrie financière était en train de déraper. La grande crise approchait. Je savais qu’il allait se passer quelque chose. Ça craquait de toute part. 

Et puisque vous m’obligez à raconter ma vie. C’est aussi à ce moment-là que j’ai divorcé de cette chère Gladys que j’ennuyais. Et qui ne me passionnait pas. En fait, c’est Keynes qu’elle aurait dû épouser. Keynes l’aurait amusée.

Il se trouve qu‘en 1925, j’ai pris un poste de professeur à l’université de Bonn, je me suis remarié mais ma vie privée a traversé une sorte de chaos. Un an plus tard, j’ai perdu ma mère, ma femme et ma fille. Il y a de quoi se flinguer.

Du coup, l’ambiance antisémite se durcissait en Allemagne, il fallait partir. J’ai postulé pour un poste de professeur à Harvard. On est en 1927. Harvard accepte ma candidature, je pars et je m’y suis marié pour la troisième fois avec une collègue économiste et cette fois-ci, c’était la bonne. Je suis resté aux USA jusqu‘à ma mort en 1950. Keynes, lui, est mort quatre ans avant moi. Ma femme est morte en 1953 juste après avoir réussi à faire éditer L’Histoire de l’analyse économique et l’essence de la monnaie. Elle a été formidable de terminer ces deux ouvrages sur lesquels je travaillais depuis dix ans. 

Votre enseignement et vos recherches ont très vite débouché sur une théorie générale du fonctionnement du système capitaliste et particulièrement de la croissance. Le livre qui vous a valu une notoriété internationale, c’est Capitalisme, socialisme et démocratie. Tout Schumpeter est dans ce livre que vous sortez en 1942, 4 ans avant la théorie générale de Keynes. 

Schumpeter : Ne me comparez pas toujours à Keynes. Les économistes qui m’ont impressionné sont ailleurs : Léon Walras, fondateur de l’école néo-classique, héritier de Ricardo mais dont les thèses vont bien au-delà du fonctionnement de la société libérale. 

Il y a eu Max Weber que j’ai connu alors que j‘étais très jeune, et surtout Karl Marx dont la puissance d’analyse a été exceptionnelle même si mes analyses étaient très éloignées de celles de Marx. Le matérialisme historique expliqué par Marx est d’une importance considérable pour comprendre l’évolution des sociétés modernes. Là où je ne pouvais pas le suivre, c’était sur le fait qu’il considère que le moteur de l’évolution et du progrès passe par la lutte des classes. 

Pour vous, le moteur de l’évolution et du progrès, c’est quoi ? 

Schumpeter : C’est très simple. Le fondement, le moteur de la dynamique de l’économie, c’est l’innovation et le progrès technique. Toute l’histoire du capitalisme est une mutation permanente liée aux inventions techniques. La technologie évolue et transforme des pans entiers de l’activité économique. 

Vous avez eu la révolution agricole qui a permis un accroissement des rendements, ça a commencé par la jachère, puis il y a eu la mécanisation et l’utilisation des engrais et semences. Vous avez eu l’invention de la machine à vapeur, puis la découverte de l‘électricité, puis plus tard vous allez considérer que le digital a entrainé une autre révolution. Ce sont bien des révolutions dans la mesure où, à chaque fois, le monde a changé complètement. Et tout le monde en profite. 

Ces grandes révolutions donnent aussi naissance à de multiples innovations qui, elles aussi, changent la vie. Le chemin de fer, le moteur à explosion, les équipements collectifs, les routes, les autoroutes, la construction, l’aérien, la mécanisation. Dans tous les secteurs, on a assisté à des innovations permanentes qui sont à l’origine de la croissance et du progrès. 

Contrairement à ce que pensent les adeptes de l’économie de la demande, les consommateurs ne peuvent pas acheter ce qu’ils ne connaissent pas. Ils achètent ce que le producteur leur offre, si ça leur plait et si ça correspond à un désir ou ça révèle un besoin. 

Vous avez expliqué qu’il y avait des grappes d’innovations, c’est quoi ? 

Schumpeter : Je viens de vous en donner quelques exemples. Le progrès technique est au cœur de l'économie et apparait en grappes ou essaims : après une innovation majeure, souvent une innovation de rupture due à un progrès technique, voire scientifique, par exemple : la vapeur, les circuits intégrés, l’internet ... d'autres innovations sont portées par ces découvertes.

On constate alors des cycles industriels où, après une innovation majeure, l'économie entre dans une phase de croissance, est créatrice d'emplois. S’en suit une phase de dépression, où les innovations chassent les entreprises "dépassées" et provoquent une destruction d'emplois.



Vous avez parlé de destruction créatrice et là vous avez été attaqué.

Schumpeter : Absolument j’ai décrit ce qui se passe. Les transformations du textile et l'introduction de la machine à vapeur ont produit le développement des années 1798-1815 à la fin du XVIIIe siècle, début du XIXe ou alors le chemin de fer et la métallurgie pour l'expansion de la période 1848-1873. Mais on pourrait dire la même chose pour l’électricité.

En conséquence, la croissance est un processus permanent de création, de destruction et de restructuration des activités économiques. La « destruction créatrice » est donc la caractéristique du système capitaliste qui résulte du caractère discontinu des innovations.

Alors, il y a bien au centre de ce processus créatif, l’entrepreneur, le chef d’entreprise, c’est bien cela ? 

Schumpeter : Sans l’entrepreneur, rien n’est possible. L’entrepreneur a une idée, il marie du capital et du travail pour créer de la valeur. L’entrepreneur incarne le pari de l’innovation, son dynamisme assure la réussite de celle-ci. L'entrepreneur, qu'il ne faut pas confondre avec le chef d'entreprise simple administrateur gestionnaire ou avec le rentier-capitaliste propriétaire des moyens de production, est pour moi un véritable aventurier qui n'hésite pas à sortir des sentiers battus pour innover et entraîner les autres hommes à envisager autrement ce que la raison, la crainte ou l'habitude, leur dictent de faire. Il doit vaincre les résistances qui s'opposent à toute nouveauté, risquant de remettre en cause le conformisme ambiant.

Toute l’histoire économique a été faite par des entrepreneurs, Henri Ford pour l’automobile, Alfred Krupp pour la fabrication de l’acier, Thomas Edison pour l’électricité. J‘imagine qu’on parle désormais de Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon ou de Bill Gates qui appartiennent à la même catégorie. Ou même de Elon Musk , le fondateur de Tesla , une véritable rock star . et ça n’est que justice. 



Alors ce qui est intéressant, c’est que vous considérez que l’entrepreneur est mu par des facteurs très particuliers et certainement pas ceux expliqués par les libéraux ou par les marxistes. 

Schumpeter : Je crois que l'entrepreneur est certes motivé par la réalisation de bénéfices mais ces bénéfices correspondent aux risques pris. En clair, l'entrepreneur crée de la valeur, tout comme le salarié, mais il est également motivé par un ensemble de mobiles irrationnels dont les principaux sont la volonté de puissance, le goût sportif de la victoire et de l'aventure, ou la joie simple de créer et de donner vie à des conceptions et des idées originales. Le profit est la sanction du risque. 

Cette conception est contraire aux économistes classiques qui faisaient du profit la contrepartie des efforts productifs de l'entrepreneur. 

Cette conception est également contraire à celle de Karl Marx, qui place l'origine du profit dans la confiscation de la plus-value, c'est-à-dire l'appropriation d'une partie du fruit du travail des salariés par le rentier-capitaliste. Chez Marx, le profit est le résultat d’un rapport de force entre les propriétaires de l’outil de travail et ceux qui travaillent. La fonction de producteur entretient la lutte des classes. C’est débile ! 

Le profit est d'autant plus important et immédiat que l'entrepreneur est capable d'éliminer en partie la concurrence, puisque l'innovation lui permet de détenir une position favorable dans sa branche, une sorte de monopole. Je pense que les monopoles nés de l'innovation sont nécessaires à la bonne marche du capitalisme. En situation de monopole, l'entrepreneur est libre de fixer un prix de vente. En situation de concurrence pure et parfaite, le rêve pour les classiques, l'entrepreneur ne peut plus augmenter ses prix, donc ses marges. Au contraire. Donc, il s’étiole. 

Si je simplifie à la limite de la caricature, je dis qu’un régime de concurrence pure et parfaite est très favorable au consommateur, mais qu’à terme, le chef d’entreprise s’épuise et ne peut plus investir et innover puisque ses prix sont trop bas. Une analyse marxiste fondée sur la lutte des classes inhérente à la propriété des moyens de production est plus favorable au salarié. Une analyse fondée sur l’offre est plus bénéfique au chef d’entreprise. 

Schumpeter : C’est très simplifié, parce que dans la logique d’une politique de l’offre, le chef d’entreprise ne peut pas vivre très longtemps sur son avance technologique. Il doit innover encore et toujours, donc le consommateur en profite. 

Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, vous rejoignez les conclusions de Marx sur l'inévitabilité de l'effondrement du capitalisme. Puisque vous expliquez que la logique d’offre entraine le développement de très grandes entreprises qui risquent de s’asphyxier entre elles. C’est un peu ce qui se passe aujourd'hui : les grandes entreprises du digital, les Google, Apple ou Microsoft ont un tel pouvoir qu’elles vont submerger les Etats. 

Schumpeter : On peut penser cela. Je reste néanmoins convaincu des bienfaits du capitalisme et je regrette cette fin inévitable. Si un médecin prévoit que son patient va mourir, ça ne veut pas dire qu'il le souhaite.

Je reconnais rejoindre la conclusion de Marx. En revanche, je rejette les conclusions de Keynes. Comme avec Marx, il est possible d’admirer Keynes tout en considérant néanmoins que sa vision sociale est fausse et que chacune de ses propositions est fallacieuse. 

En revanche, je pense, comme Marx, que le succès du capitalisme conduit inévitablement à la concentration du capital, c'est-à-dire à la création de grandes entreprises, gérées par des chefs d'entreprises, administrateurs liés à des rentiers-capitalistes, véritables propriétaires des entreprises. Donc, c’est le commencement de la fin. 

Cette concentration aboutit à l'avènement d'un sentiment d'hostilité générale contre le capitalisme. Ceci dit, je ne pense pas que ce soit une révolution dirigée par un hypothétique prolétariat ouvrier qui mettra fin au capitalisme. 

L'hostilité envers le capitalisme ne peut s'exprimer et se traduire qu'avec l'appui d'une large frange de la classe des intellectuels.

Or, le capitalisme entraîne le développement de l'appareil éducatif, ce qui, tout à la fois concourt à la formation d'une opinion publique large et à une surproduction des intellectuels par rapport aux besoins des professions libérales. Du coup, les intellectuels déconsidérés et peu rémunérés ont tout intérêt à se liguer contre le capitalisme et à abreuver l'opinion publique de discours contre l'argent et l’esprit d’entreprise.

C’est un peu ce qui se passe en France. Ils catalysent et font précipiter l'hostilité générale contre le capitalisme. 

Comment jugez-vous la situation en Europe et particulièrement en France ? 

Schumpeter : Je la juge très simplement catastrophique. Hélas. Le capitalisme se sclérose de l'intérieur, pour des raisons sociales et politiques, au fur et à mesure que des majorités démocratiquement élues choisissent de mettre en place une économie administrée accompagnée d'un système d’État-providence et de restriction des entrepreneurs. 

Le climat intellectuel et social nécessaire à l’esprit d’entreprise et à l’innovation décline et finit par être remplacé par une forme ou une autre de socialisme encore plus sclérosant. Les gouvernements ont alors notamment tendance, pour être populaires, à développer l’État fiscal et à transférer le revenu des producteurs vers les non-producteurs, décourageant l'épargne et l'investissement au profit de la consommation. M. Keynes doit être ravi, ses amis socio-démocrates aussi. D’autant que les consommateurs-électeurs sont plus nombreux que les chefs d’entreprise.  Dans toutes décisions, les gouvernements démocratiquement élus ont alors tendance, pour garantir leur réélection, à privilégier le court terme au détriment du long terme. Privilégier leurs clients. Regardez en détail ce qui se passe en France depuis quinze ans. 

Vous êtes pessimiste ? 

Schumpeter : A mon âge, je n’ai plus grand chose à perdre. Je suis pessimiste oui, mais la crise rend intelligent. Donc je suis optimiste par obligation et rationalité . J‘espère par exemple qu’on va se rendre compte que la surfiscalité sur les entreprises et sur les salariés va tuer le système, j’espère qu’on va avoir le courage de supprimer le principe de précaution qui tue toute prise de risque et par conséquent tout progrès. Avec le principe de précaution, je peux vous dire que Christophe Colomb n'aurait jamais découvert l’Amérique. Christophe Colomb , vous l’avez rencontré aussi. J’ai lu l’entretien qu il vous a accordé . Quelle puissance d’analyse et quel innovateur .  Avec le principe de précaution, on revient en arrière. Savez-vous que c’est Jacques Chirac qui a, un beau matin, eu cette idée calamiteuse de sortir le principe de précaution de sa poche. Tout cela pour acheter les voix des écologistes. Bravo. Jacques Chirac est corrézien : n’est-ce pas ? Il faut vraiment se méfier des corréziens quand ils deviennent président de la République. 

Pour aller plus loin : 

Ces entretiens ont été réalisés d’après les entretiens imaginaires de Jean-Marc Sylvestre publies aux éditions saint Simon .

A lire aussi : Capitalisme, socialisme et démocratie, Joseph Schumpeter, Payot 

Le capitalisme peut-il survivre ? Joseph Schumpeter, Payot 

Keynes ou l’économiste citoyen, Bernard Maris, Presse de Sciences Po

Une sorte de diable, les vies de John Maynard Keynes, Alain Minc, Grasset

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