Insécurité : Comment réussir concrètement la reconquête des territoires perdus de la République ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un véhicule calciné lors d'émeutes à Dijon en juin 2020.
Un véhicule calciné lors d'émeutes à Dijon en juin 2020.
©PHILIPPE DESMAZES / AFP

Bonnes feuilles

Eric Delbecque publie « L'insécurité permanente. Les causes de l'impuissance française » aux éditions du Cerf. Manque de moyens, excès d'idéologie, errance des politiques : le verdict est brutal. Résultat, aujourd'hui, les Français ne sont pas en sécurité sur le territoire de la République. Entre le déni face à l'insécurité permanente, grandissante, et le refus d'une adaptation pragmatique, la tenaille se resserre. Extrait 2/2.

Eric Delbecque

Eric Delbecque

Eric Delbecque a occupé des fonctions au sein du secteur public et privé dans le domaine de la sécurité nationale. Il travaille sur l'analyse du phénomène terroriste et l'adaptation des réponses opérationnelles des entreprises et des organisations en général. Il est l'auteur de nombreux livres.

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Que signifie concrètement reconquérir les territoires perdus de la République ? Cet objectif conduit mécaniquement à élaborer une stratégie en trois phases, destinées à atteindre un état final recherché (le projet politique posé, l'ambition à réaliser), à savoir la reprise de contrôle de l'État sur ces zones de non-droit, ou plutôt régies par un « autre » droit, c'est-à-dire la loi du plus fort et les caprices ou impératifs des criminels.

Ces trois phases sont chronologiquement les suivantes : la restauration de l'État de droit, sa stabilisation puis sa consolidation.

La première phase, la restauration, se définit comme un quadrillage offensif soutenu du terrain à regagner. Il s'agit de démonter ou de dissuader l'installation de réseaux de délinquance sur la zone considérée, de perturber leur fonctionnement puis de les éliminer, tout en judiciarisant et en interpellant ceux qui doivent l'être. Le but est bien évidemment de bousculer l'adversaire, de le désorienter profondément pour l'empêcher de « travailler » et de nuire.

C'est dans cette phase que les FSI doivent parallèlement renouer le contact avec la population et retisser une confiance réciproque, en lien avec les polices municipales concernées. Durant cette ouverture de la manoeuvre, l'action judiciaire doit être extrêmement dynamique, c'est une véritable police judiciaire «de l'avant» qui aura à se mettre en place, apportant une réponse pénale adaptée et dissuasive, afin d'obtenir une attrition, une usure et une fragilisation décisive des tissus criminels locaux.

Un système renforcé de vidéosurveillance s'affirmera un outil cardinal pour la réussite de ce quadrillage offensif, couplé à l'usage intelligent et chirurgical de drones, joint à d'importants moyens de brouillage des télécommunications. Une surveillance simultanée du Darknet s'imposera, pour éviter que ne se reconstituent dans l'univers virtuel les trafics que l'on cherchera à annihiler dans le monde physique.

Il va de soi qu'un contrôle durci du monde carcéral sera nécessaire, dans le but de couper les délinquants de leurs bases arrière en prison, de ceux qui continuent à donner des ordres et à « manager » leur business depuis leurs cellules.

Lorsque cette étape aura porté ses fruits, débutera la deuxième phase, celle de la « stabilisation », ancrée dans le concept de «continuum de sécurité », c'est-à-dire d'une logique partenariale entre des acteurs publics et privés, en vue de la sécurisation des territoires et de leurs citoyens, des biens et des personnes. Les polices municipales en constitueront les acteurs clefs. Elles prendront le relais des forces nationales dans un rôle de vigilance générale, d'alerte et de sécurisation des immeubles (par la supervision de sociétés de sécurité privée agissant en garde statique, employées à cet effet, par les villes et les bailleurs). Les agents privés de prévention et de sécurité, tout comme les policiers municipaux, fonctionneront également en patrouilles extrêmement mobiles, déployant un maximum d'agilité et de réactivité dans cette fonction de veille et d'alerte, ainsi que de rassurance psychologique de la population.

Alors qu'elles occupaient le premier rang en première phase (en présence et en quadrillage du terrain, en plus de l'action d'intervention, d'interpellation et de maintien de l'ordre), cette configuration permettra aux FSI de se replier essentiellement dans un rôle d'intervention ponctuelle et ciblée en cas de besoin et de montée des tensions — sur le volet judiciaire ou de réduction de troubles à l'ordre public. Ce qui supposera bien sûr quelques aménagements techniques et géographiques pour que les forces puissent se rendre sur zone et agir dans des délais réduits.

Cette deuxième étape s'accompagnera d'une montée en puissance dynamique des associations vouées au soutien psycho-social et à l'insertion, greffée progressivement (dans un dessein d'amplification d'effets) à une révision de l'architecture urbaine débarrassant les quartiers et zones urbaines sensibles de l'habitat insalubre (cette ré-urbanisation doit d'ailleurs être entamée, méditée en phase 1). Ce qui sera à la fois salutaire pour l'épanouissement des habitants et facilitera l'intervention des forces de sécurité en cas de besoin (c'est la base de la prévention situationnelle, visant à réduire la commission d'actes délictueux et à apaiser la sensation d'insécurité des citoyens ).

Dans le même mouvement, l'État et l'ensemble des collectivités territoriales devront favoriser massivement la réimplantation d'agents publics et de commerces, fondement de la réinscription de ces espaces au sein de la République.

Ce deuxième niveau, dit de «stabilisation », de la reconquête exigera de vigoureux conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), aux pouvoirs vraisemblablement élargis, capables d'activer tout le potentiel possible des CSU — Centre de supervision urbain — existants (salle équipée d'écrans affichant en direct les images filmées par des caméras de vidéosurveillance, lesquelles peuvent éventuellement être manipulées à distance), de les améliorer autant que faire se peut et de les multiplier dans le plus gland nombre de villes possibles. Pour mémoire, les CLSPD furent institués par le décret n° 2002-999 du 17 juillet 2002 relatif aux dispositifs territoriaux de sécurité et de coopération pour la prévention et la lutte contre la délinquance, en remplacement des conseils communaux de la prévention de la délinquance (CCPD), mis sur pied en 1983. On rendit leur création obligatoire dans les communes de plus de 10 000 habitants, ainsi que dans celles comprenant un quartier prioritaire de la politique de la ville (par la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance). Le titre VI de la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés comprend d'ailleurs plusieurs dispositions ayant pour but de renforcer ces dispositifs. En fin de cette phase deux, des dispositifs comme «Voisins vigilants» pourront commencer à renter dans cette boucle du continuum de sécurité.

Si l'on souhaite récapituler les bonnes idées — liées au « continuum » — à faire prospérer, un document sert de synthèse fort pertinente (la loi « sécurité globale» puise d'ailleurs dans le même esprit). Le 28 janvier 2021, les sénateurs Rémy Pointereau (LR) et Corine Féret (PS) présentèrent leur rapport d'information concernant « l'ancrage territorial de la sécurité intérieure». Il fut réalisé dans le cadre de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, présidée par Françoise Gatel (UC). Le rapport s'est fondé sur des auditions réalisées en décembre 2020 en collaboration avec la Commission des lois.

Il fit écho à l'ouverture du « Beauvau de la sécurité» le 1er février 2021. Ces discussions eurent pour objectif d'aboutir à huit propositions, en vue d'une «grande loi» d'orientation de programmation de la sécurité intérieure avant l'élection présidentielle de 2022. L'un des buts principaux de ces discussions est de renforcer le lien police-population. Le rapport s'inscrit également dans le contexte de la proposition de loi (aujourd'hui adoptée) sur la sécurité globale, mais qui ne concerne que les élus locaux. Il entendait replacer ceux-ci, en particulier le maire, au centre de la politique de sécurité, donner corps à la notion de «continuum de sécurité» et formulait des recommandations dans cette optique.

La première consiste à accepter, avec vigilance, les nouvelles compétences judiciaires de la police municipale (PM). Comme prévu à l'article premier de la proposition de loi relative à la sécurité globale, certains policiers municipaux pourront être dotés, dans des cas spécifiques de compétences de police judiciaire (saisie d'objets ayant servi à la commission d'infractions, constatation de délits et contraventions par procès-verbaux).

Deuxièmement, une exhortation est lancée à améliorer la qualité des polices municipales (PM), en enrichissant les formations initiales et continues et en créant une école nationale de formation de la police municipale.

Troisièmement, la nécessité est parallèlement posée d'améliorer le contrôle desdites PM. Le rapport note une insuffisance du contrôle externe de ces dernières par le ministère de l'Intérieur. Il envisage la création d'une mission permanente au sein de l'Inspection générale de l'administration (IGA), dotée d'un collège consultatif composé d'élus expérimentés.

Quatrièmement, le rapport encourage les citoyens à devenir des acteurs à part entière de la sécurité, par la mise en place de la démarche dite de «participation citoyenne », consistant à sensibiliser et associer les riverains à la protection de leur espace de vie. Ce qui va, concrètement, de la promotion d'initiative comme « Voisins vigilants et solidaires » au recrutement de 30 000 réservistes pour la gendarmerie et 6 000 pour la police nationale.

Il s'agit ensuite, cinquièmement, de renforcer les liens entre police municipale et forces régaliennes de sécurité, notamment par la mise en place de conventions de coordination entre police municipale et forces de sécurité nationales, obligatoires à partir de trois policiers municipaux et possibles à la demande du maire.

Sixièmement, l'association étroite des acteurs territoriaux à la nouvelle répartition police/gendarmerie, s'avère primordiale, afin de raisonner de manière pragmatique et efficace — donc eu associant l'ensemble des responsables concernés — selon des «bassins de délinquance» (réorganisation supervisée par le préfet, en étroite concertation avec les élus locaux).

Ce qui va de pair, septièmement, avec la question de la compétence de la gendarmerie dans les zones urbaines sensibles. La proximité, la disponibilité et la polyvalence de la gendarmerie sont des « atouts », pouvant justifier l'extension de sa compétence aux zones périurbaines enregistrant un fort taux de délinquance.

Huitièmement, des «synergies d'information» avec tous les acteurs locaux de sécurité se révèlent indispensables. Il faut donc travailler au renforcement du couple maire-préfet. Concernant les relations maires-parquet, la Conférence nationale des Procureurs de la République (CNPR) réfléchit à s'ouvrir aux maires. Il est aussi recommandé de désigner un coordonnateur territorial dans chaque Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD).

Tout cela devrait s'articuler intelligemment et sur un mode « agile », avec les Contrats de sécurité intégré (CSI).

La troisième phase, de «consolidation », reprendra les fondamentaux de la deuxième (de stabilisation), mais les FSI basculeront sur un autre quartier de reconquête (tout en prévoyant de pouvoir de nouveau faire intervenir certaines unités en cas de forte nécessité). Il faudra alors continuer à étoffer les CSU, en créer de nouveau pour tirer tout le potentiel possible de la vidéoprotection (dans un strict respect du cadre légal, bien entendu), développer les initiatives « Voisins vigilants» (des réseaux d'alerte citoyens, non de délation...), et mobiliser des sociétés privées — triées sur le volet — pour la surveillance du Darknet. D'une manière ou d'une autre, il sera également indispensable de muscler le renseignement criminel.

Il va de soi que cette vaste opération de reprise de contrôle de ces fameux «quartiers de reconquête républicaine» (QRR), qu'il vaudrait mieux qualifier de projet de reconquête républicaine des territoires perdus, imposera une phase zéro d'élaboration stratégique approfondie, de préparation tactique, de planification opérationnelle poussée, reposant sur un point de situation de sécurité intérieure comme jamais aucun autre gouvernement n'en aura effectué.

Un constat exhaustif sur l'insécurité devra être finalisé avant toute réflexion d'anticipation de manoeuvre, c'est-à-dire que des spécialistes d'horizons variés auront à formaliser une cartographie extrêmement détaillée des zones criminalisées et de leurs « leaders», maillons forts et individus les plus dangereux. Ce qui mènera à construire des dossiers d'objectifs ultrasophistiqués sur les pivots de ces écosystèmes criminels (autrement dit, les cibles clefs) — avec un «tracking high tech» autorisant le suivi et la poursuite desdits objectifs.

De là découlera une liste priorisée — selon des critères fins — des espaces à reconquérir; sachant qu'il y a plus de 60 QRR, on voit bien l'ampleur du travail à accomplir. Néanmoins, un point doit porter à l'optimisme: la pression que feront peser l'ensemble des acteurs du continuum de sécurité (FSI en tête) sur les acteurs criminels, haussera rapidement la légalité au rang de choix rationnel et rassurant.

En une dizaine d'années, le problème pourrait être traité, il faut « simplement » une volonté politique n'hésitant pas à rassembler les moyens financiers et humains nécessaires (une augmentation des effectifs serait certes inévitable : au minimum équivalent à ceux perdus au cours de ces dernières années chez les gendarmes mobiles et les CRS, donc au moins 4 000 en tout). Certes, une décennie ce n'est pas une paille, mais pour pacifier des zones devenues hautement anxiogènes et hostiles aux citoyens paisibles, on ne peut que trouver ce délai raisonnable.

Rappelons-nous que quarante ans d'inaction, de lâcheté et de complaisance se sont sédimentés en couches successives. N'éludons pas au passage qu'il s'avérera cardinal de s'assurer d'un contrôle aux frontières crédible afin d'éviter qu'une immigration clandestine parfaitement incontrôlée ne vienne perturber les efforts des phases de stabilisation et de consolidation dans les quartiers sensibles.

A lire aussi : Insécurité permanente ? : Les grandes tendances en matière de sécurité en France

Extrait du livre d’Eric Delbecque, « L'insécurité permanente. Les causes de l'impuissance française », publié aux éditions du Cerf

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