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Harcèlement moral : les étranges méthodes d’un des plus grands distributeurs d’eau français
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Trop c'est trop...

Harcelé en permanence, humilié, un cadre de l’entreprise d’eaux minérales Roxane (Rozana, Cristaline) a fait une tentative de suicide il y a deux ans. Il a dû être amputé des deux jambes. Aujourd’hui, il met en cause son patron, Pierre Papillaud. Lequel nie farouchement toutes les accusations de son ancien collaborateur. Enquête sur un harcèlement moral. A la fois ordinaire et terrifiant.

Gilles Gaetner

Gilles Gaetner

Journaliste à l’Express pendant 25 ans, après être passé par Les Echos et Le Point, Gilles Gaetner est un spécialiste des affaires politico-financières. Il a consacré un ouvrage remarqué au président de la République, Les 100 jours de Macron (Fauves –Editions). Il est également l’auteur d’une quinzaine de livres parmi lesquels L’Argent facile, dictionnaire de la corruption en France (Stock), Le roman d’un séducteur, les secrets de Roland Dumas (Jean-Claude Lattès), La République des imposteurs (L’Archipel), Pilleurs d’Afrique (Editions du Cerf).

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  • En octobre 2012, Alain Vidal, proche collaborateur de Pierre Papillaud, patron des Eaux minérales Rozana et Cristaline, fait une tentative de suicide. Il est amputé des deux jambes
  • Il met en cause Papillaud, qu’il juge responsable de son geste en raison d’un harcèlement moral permanent
  • L’avocat de Vidal, Me Rodolphe Bosselut, s’apprête à déposer une plainte pénale contre Pierre Papillaud
  • Papillaud, contacté par Atlantico, dément farouchement  ces accusations  de harcèlement moral

Tous les deux ont été, sinon amis, tout du moins ont entretenu des relations cordiales pendant des années. L’un était le patron de l’autre. Le premier s’appelle Pierre Papilllaud.  Agé de 80 ans, il  est le président de la société des Eaux minérales Roxane (marques : Rozana, Cristaline) installée à la Ferrière-Bochard dans l’Orne. Vous voyez qui est Papillaud ? C’est le Monsieur massif, look provincial, accent chantant, qui vante à la télévision les mérites de l’eau Rozana.  C’est la 71 ème fortune de France. Le second est son ancien collaborateur, responsable du centre de  gestion de l’entreprise. Il s’appelle Alain Vidal. Agé aujourd’hui de 58 ans, ancien de l’Ecole navale, il  est entré chez Roxane en 2003. Il a vite compris que Pierre Papillaud pratiquait un management d’une autre époque alternant attentions paternalistes et humiliations. Avec une nette préférence pour rudoyer ses collaborateurs. Pendant plusieurs années, Alain Vidal a supporté les coups de gueule, les remarques désobligeantes… Du genre "Tu es nul" ou "tu n’es qu’un con". Jusqu’à ce qu’à partir de 2011, la situation devienne insupportable, conduisant Vidal à faire une tentative de suicide. D’emblée, Pierre Papillaud balaie d’un revers de main ces accusations. "S’il  m’en voulait tant, souffrait tant, pourquoi en mai 2012 m’a-t-il  invité à visiter le porte-avion Charles de Gaulle ? Pourquoi quelque temps après, sommes-nous partis tous les deux en voyage à Hawaï ?"  Moi, je vous le dis : "J’avais une véritable amitié pour lui et voilà maintenant que je suis un type infect, un assassin." Le décor est planté. Retour sur  un drame qui a fait de sacrés dégâts.

C’est donc en  2011 que les rapports entre  Alain Vidal et Pierre Papillaud se sont très nettement dégradés, le premier devenant le souffre-douleur du second. Des employés  en ont été les témoins. S’en est suivie une terrible descente aux enfers qui a débouché, on l’a vu, sur la tentative de suicide d’Alain Vidal. Il s’en est tiré. Mais à quel prix : il a dû être amputé des  deux jambes… Aujourd’hui, il réclame, via son avocat, Me Rodolphe Bosselut, le droit d’être considéré comme victime d’un accident du travail. Pour l’heure, la Caisse primaire d’assurance maladie a rejeté la demande au motif que la tentative de suicide n’était pas intervenue sur le lieu de travail. Me Bosselut, nous confie : La CPAM a botté en touche, confrontée à un dossier hors norme et s’est livrée à une interprétation restrictive. Nous avons formé un recours et envisageons de déposer une plainte pénale."

Nous sommes le 12 octobre 2012. Comme chaque soir, Alain Vidal rentre vers 20 heures à son domicile. Il dîne avec sa femme et ses deux enfants. Il tient des propos incohérents. Fatigué, il leur annonce qu’il va se coucher. Quelques instants plus tard, il absorbe  50 comprimés de Celiprolol, 30  comprimés d’Amlor et 20 comprimés de Candesartan… Avant de rentrer chez lui, il a ingurgité un cocktail médicamenteux à base de liquide  de refroidissement. Quelques minutes plus tard, sa femme le trouve allongé, inconscient dans leur chambre. Le   SAMU est alerté. La suite, c’est le transport à l’hôpital Lariboisière. Puis à Bichat, où il est amputé des deux jambes le 19 octobre. Trois semaines, plus tard, sa santé s’améliore puisqu’il sort du coma. S’en suit une longue période de rééducation qui démarre le 30 août 2013 à l’hôpital de jour des Invalides… Inutile de le dire, l’état psychique et  physique d’Alain Vidal n’est pas au mieux. C’est le moins qu’on puisse dire. Chez Roxane, le personnel a été  traumatisé par ce drame. Dont le responsable est pointé du doigt : Pierre Papilllaud… Témoin, ce mail désespéré, envoyé à 20 heures 39, de son Ipad ce funeste 12 octobre 2012, à Luc Baeyens, le directeur général de Roxane : "Luc, tout a une fin, je n’en peux plus. Merci pour tout. Alain"… Quelques minutes plus tard, Alain Vidal envoie un autre message à sa famille : "(…) Tout ça, c’est à cause  de la pression insupportable de Papillaud. Nous ne sommes pas des merdes. Adieu à tous, je vous jure que je vous aime. Les numéros de téléphone sont dans  mon tél. Code : 4496."  Deux messages poignants qui en disent long sur la désespérance dans  laquelle se trouvait Alain Vidal. Une désespérance qui s’est accrue au cours des années. Dès 2004, peu de temps après son arrivée dans l’entreprise,  il subit déjà les caprices du patron. "Je me souviens qu’à l’époque, raconte-t-il, j’avais effectué un stage ouvrier au Mans. J’avais beaucoup travaillé. Pierre Papillaud n’avait que cette phrase : "Tu fous rien."  Il n’était pas le seul. Lors des réunions, il ne se privait pas de dire à tel ou tel : "Vous me faites chier" ou "J’en ai rien à foutre"… Vidal supporte mal. On le comprend. Il doit prendre des bétabloquants en raison d’une tension artérielle consécutive à un stress inquiétant. Quelque temps plus tard,  il doit se rendre à l’hôpital de Cergy -Pontoise pour une migraine ophtalmique due au stress. Encore.

Si la grossièreté semble faire partie de son lot quotidien, Pierre Papillaud se livre aussi à de drôles de pratiques. Un jour, par exemple, lors d’un déjeuner organisé avec l’un des patrons de Tetrapack, fournisseur important du groupe Roxane, Pierre Papillaud enlève sa chaussure, la fait sentir au fournisseur en lui demandant si elle ne puait pas. Bis repetita lors d’un autre repas où Papillaud exigera du même fournisseur qu’il boive du Tavel dans sa chaussure !  Plus de deux ans après la tentative de suicide d’Alain Vidal, les langues se délient. Les témoignages deviennent précis. Qui en disent long sur l’atmosphère qui règne chez Roxane et le calvaire qu’ont eu à subir certains collaborateurs… Voici ce qu’écrit un ancien salarié (1999-2013) : "Le comportement de M. Papillaud durant ces réunions était presque toujours dans la violence, l’insulte,  et la volonté de dominer totalement. M .Papillaud me prenait régulièrement comme défouloir." Et  de préciser : "J’ai souvenir de réunions où il souhaitait que je dise en public que j’étais un con. ( …)  L’ex -salarié termine : "Je pense que M. Papillaud, par son comportement envers les autres rend beaucoup de personnes malheureuses et les fait souffrir."  En "situation de stress et sur la défensive", il finira par démissionner. Une autre collaboratrice  se souvient d’un jour pénible de 2011 : «"Ce jour-là, M. Papillaud s’est tellement acharné  sur Alain Vidal que celui-ci a quitté la séance en pleurant. Le soir, après la réunion, je l’ai croisé sur le parking. Il m’a alors indiqué  qu’il souhaitait démissionner pour ne plus subir une telle pression." Alain Vidal que nous avons eu longuement au téléphone, nous a confirmé cet incident qui l’avait gravement affecté. "Ne vous trompez -pas, je n’étais pas le seul à être humilié, nous confie-t-il encore. Je n’ai pas oublié ce jour où Pierre Papillaud a humilié publiquement le directeur général, Luc Baeyens traité de sale con de belge." Et de préciser : "Dans l’entreprise, nous n’avons qu’un objectif : ne pas être la cible du patron."  En juin 2012, la pression est montée d’un cran, avec le rachat du groupe  d’eaux minérales Saint-Amand.  Papillaud voulait que soit mise en place, le plus rapidement possible, la comptabilité analytique.  C’est Vidal qui en était chargé. Un boulot dément, soulignent plusieurs témoins. Alain devait  soit, rester sur place, soit partir très tôt de chez lui pour rentrer très tard dans la soirée… C’est à ce moment-là, qu’il commence  à "craquer". Une proche de la famille Vidal confirme : "Quinze jours avant son geste, lors d’un dîner, Alain nous a annoncé que tout allait changer, que c’était terminé. C’est après que j’ai compris ce que signifiait 'ça va se terminer'.  Le sacrifice de sa vie  était pour Alain la seule issue possible à son immense détresse." Ce sacrifice est venu un soir d’octobre 2012.  Alain Vidal était au bout du rouleau. Pierre Papillaud que nous avons également longuement interrogé, nous livre une version diamétralement opposée: "Personne ne comprend pourquoi il a fait ce geste. Ça l’arrange sans doute de me mettre en cause. Mais pour quelles raisons ? Je ne comprends pas. S’il a voulu se suicider, c’est son problème, pas le mien. Il était mal payé ? Qu’il le dise ! Il avait un problème d’ordre privé ? Je n’y suis pour rien."   Il persiste : "Il a perdu ses deux jambes. Mais en quoi suis-je responsable ? Je constate qu’il n’est pas mort. Moi, Monsieur,  ma femme est clouée sur un fauteuil roulant depuis 1981  à cause d’une sclérose en plaques." Et de lancer un appel en direction d’Alain Vidal : "Il peut revenir travailler chez nous quand il veut. Je l’attends." Il termine : "Ce que je ne comprends pas encore, c’est que quatre jours avant sa tentative de suicide, il rigolait avec moi au téléphone. Ça, c’est la vérité."  Entretien terminé. Sans compassion.  Non sans que le bouillant patron de Roxane nous ait lancé : "Je n’en ai rien à foutre de ce que vous allez écrire."

Aujourd’hui, deux ans après la tentative de suicide d’Alain Vidal, les faits sont là : son taux d’invalidité s’élève à plus de 80% ; il doit sans cesse être accompagné par une tierce personne. Comment penser que son acte désespéré ne serait pas la conséquence d’un mal-être au travail ? Comment pourrait-on nier l’existence d’un  lien direct entre les conditions de travail infligées et le geste terrible commis par Alain Vidal il y a plus de deux ans ?  D’ailleurs, au cours d’une réunion  organisée avec la famille de son ancien collaborateur, Pierre Papillaud évoquera "des erreurs  maladroites  de communication et de management"… Allant jusqu’ à parler de "sa possible" responsabilité dans l’acte de son salarié. Voilà qui résonne  comme un aveu...

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