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Guerres du futur : la France mise sur l’anticipation de conflits militaires conventionnels, le Royaume-Uni sur la technologie, qui a raison ?
Guerres du futur : la France mise sur l’anticipation de conflits militaires conventionnels, le Royaume-Uni sur la technologie, qui a raison ?
©STEPHANE MAHE / POOL / AFP

Stratégie

Selon The Economist, la France continue d'anticiper des conflits et des engagements militaires de grande intensité comme lors de l'exercice "Orion". Nos voisins britanniques ont adopté une stratégie alternative avec une réduction du nombre de troupes mais avec des investissements dans le domaine de la technologie et de l'innovation pour préparer les conflits de demain. Quelle approche est la plus appropriée au regard du contexte géopolitique actuel ?

Jean-Dominique Merchet

Jean-Dominique Merchet

Jean-Dominique Merchet est journaliste à L'Opinion. Il a travaillé pendant vingt ans sur les questions militaires.

Auteur du blog Secret Défense, il a récemment publié Une histoire des forces spéciales (Jacob-Duvernet / 2010) et de La mort de Ben Laden (Jacob-Duvernet / 2012).

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Vincent  Desportes

Vincent Desportes

Vincent Desportes est un général de division de l'armée de terre française. Il vient de publier "La Dernière bataille de la France" (Gallimard).

 

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Atlantico : The Economist rapporte la tenue prochaine en Champagne-Ardenne d’un exercice militaire de très grande ampleur, « Orion » engageant jusqu’à 10 000 soldats et l’armée de l’air visant à préparer l’hypothèse d’un engagement majeur (HEM) de l’armée française dans un conflit de grande intensité, pouvant selon le chef d’état major de l’Armée de Terre Thierry Burkhard engager jusqu’à une division armée (25 000 soldats). Si l’on relie ces hypothèses à la revitalisation conséquente du budget des Armées, atteignant aujourd’hui 50 mds par an, et le renouvellement important de son matériel depuis 2010, peut-on dire qu’un conflit de grande intensité impliquant la France n’est plus un lointain spectre mais une hypothèse envisagée très concrètement dans un futur proche par l’armée ?

Vincent Desportes : Il est clair que le monde va vers plus en plus de violences et de conflits armés. Les guerres que nous pensions impossibles comme les guerres de conquête de territoire redeviennent possible, comme nous l’a montré l’été dernier la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. On voit par ailleurs un conflit qui monte à l’horizon de manière trop nette, hélas, qui est celui qui viendra de l’affrontement entre les Etats-Unis d'Amérique et la Chine et personne ne sait si la montée en puissance de la Chine qui deviendra la première puissance mondiale pourra se faire sans un affrontement ouvert avec les Etats-Unis d'Amérique. Quant à la Russie, évidemment, on ne connaît pas exactement ses intentions. On voit par ailleurs des démarches d’empire ; celles de la Turquie, celles de la Russie, l’Iran est un acteur que l’on maîtrise mal… Il ne faut pas penser que les guerres de l’avenir seront les guerres que nous conduisons aujourd’hui qui pourront être conduites par des corps expéditionnaires de petit volume à l’extérieur du territoire national. Ce serait faire injure à l’histoire, et ne pas se rappeler par exemple que si nous avons perdu la guerre de 1870, c’est parce que nous nous étions habitués à de petites guerres à l’extérieur (au Cochinchine, à Madagascar, en Afrique…) et que nous n’imaginions pas la venue de la guerre qui en fait était probable.

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Je crois qu’aujourd’hui il serait déraisonnable de ne pas imaginer une guerre beaucoup plus vaste et beaucoup plus violente, engageant beaucoup plus de moyens que les conflits que nous conduisons depuis la fin de la Guerre Froide. Ne pas s’y préparer serait se condamner à les subir. Il est clair qu’il vaut mieux prévenir que guérir, ou ne pas guérir. Entre 1940 et 1945, il est clair qu’on a eu du mal à guérir, donc il vaut mieux prévenir. Or, la meilleure façon d’éviter qu’un conflit n’éclate c’est de le préparer comme le dit le vieil adage. Les guerres de demain ne seront pas les guerres du terrorisme, c’est une parenthèse qui va se refermer et les guerres de demain seront probablement des guerres interétatiques qui pourront être extrêmement violentes, même si probablement pas très longues ; il faut donc que l’armée française s’y prépare. Pour l’instant c’est une armée avec un modèle très simple : l’arme atomique et un très petit corps expéditionnaire capable du meilleur mais dans un temps très court et sur de très petits espaces : il faut que l’armée française retrouve des capacités d’engagement beaucoup plus massif. Aujourd’hui l’armée française serait incapable d’engager une division -pas un corps d’armée- capable de manœuvrer, et c’est pour ça que cet exercice (Orion, ndlr) vise à redonner à l’armée française l’habitude à engager et commander des moyens sur de vastes espaces et des durées longues et cette évolution paraît particulièrement raisonnable, en particulier si on veut que ce genre de guerre ne se déclenche. 

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Jean-Dominique Merchet : Dans la doctrine officielle c’est en effet envisagé. La question est : contre qui ? En réalité personne n’est capable d’y répondre. Pourrions-nous être opposé aux Russes, aux Chinois ? Cela semble assez difficilement probable dans la mesure où ce sont des puissances nucléaires. Un conflit de haute intensité est peu probable à mon avis.

En revanche, j’observe que c’est un formidable moyen de maintenir à un haut niveau les crédits de défense et les budgets d’armement. Nous avons connu cela à maintes reprises durant la guerre froide. Toutes les institutions ne songent qu’à se développer et avoir plus de moyens. Pour ce faire, les armées et les industries de défense ont tout intérêt à dire que l’on va vers des conflits de haute intensité, mais de là à nous expliquer qui, quand, quoi, comment, personne n’en a la moindre idée !

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Avec les tensions entre les États-Unis et la Chine en mer de Chine méridionale, il pourrait y avoir la tentation de constituer une force expéditionnaire capable d’être projetée. Manifestement, cela s’avère totalement hors de proportion de nos moyens et, plus important, la France y a-t-elle intérêt ?

Nous sortons d’une longue génération militaire de 25 ans qui a vu des conflits de rétablissement et/ou  maintien de la paix puis de contre-terrorisme et de contre insurrection. On sent que les puissances occidentales ne sont plus à même de mener ce type d’opération. Les États-Unis sortent d’Afghanistan, n’ont pas réussi en Irak ; une page est en train de se tourner, l’Occident est sur le repli. Les armées et les industries de défense cherchent une raison d’être et elles n’innovent pas réellement. Elles reproduisent des schémas anciens en améliorant le volume et les capacités. Contrairement à ce que l’on raconte, il y a très peu d’innovations car il est très difficile de dire aujourd’hui à

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En France, il y a une concurrence entre les différentes armées pour avoir le maximum d’équipement et d’effectifs. Dans une période d’incertitude, il faut trouver des récits pour justifier cela. Dans la Marine, on parle ainsi de la montée en puissance de la marine chinoise, on va refaire un nouveau porte-avion, un nouveau sous-marin nucléaire lanceur d’engin, des frégates. Il n’y a pas de ruptures d’innovations car les grandes ruptures technologiques arrivent pendant les guerres. Aujourd’hui, on continue donc de faire comme on a toujours fait.

Cette volonté d’axer sur une certaine massification de l’action armée, renouant avec une conception plus conventionnelle du conflit militaire, bien qu’alliée à une innovation technologique certaine, se place de fait en contraste avec la stratégie britannique annoncée ces derniers jours de réduction du nombre de troupes terrestres, de matériel militaire et d’une partie du budget de la défense, qui a préféré investir depuis 2015 dans des drones notamment. Où sont les raisons d’une telle différence et quelle approche selon vous est la plus appropriée avec le contexte géopolitique actuel ? 

Vincent Desportes : Je ne crois pas que ce soit opposable. D’abord il y a des traditions différentes. Le Royaume-Uni est une île et a toujours eu une marine qui va bénéficier des évolutions budgétaires britanniques beaucoup plus importantes que l’army qui a toujours été une armée de terre chargée de petites actions expéditionnaires au loin alors que la tradition française est d’abord, ayant eu pendant des siècles ses ennemis à la frontière, d’être une puissance terrestre avec une marine qui a une certaine importance mais qui n’est pas la première force armée. Que ces deux nations évoluent en fonction de leurs traditions, ça n’est pas étonnant, chacun sait qu’on va toujours d’où l’on vient ; ça n’est donc pas très surprenant. De plus, la Grande-Bretagne s’est retirée de l’Europe, s’est de ce fait rapprochée des Etats-Unis, et qu’elle conduit une stratégie de construction d’une armée qui lui permette de défendre son île et ses voies maritimes. La France, au contraire est un pays continental qui a besoin d’une armée capable de se défendre sur le territoire. Ce que veut prévenir la Grande-Bretagne c’est l’accès à son territoire comme elle l’a toujours fait, que ce soit sous Napoléon ou avec la bataille d’Angleterre, car c’est possible et qu’il existe un obstacle naturel important à passer que l’on appelle la Manche. Pour la France, ça n’est pas ça, on sait bien qu’elle n’est pas protégée par ses frontières naturelles, comme De Gaulle l’a largement décrit. Tout est donc envisageable et elle a une perception des menaces naturellement très différente de celles britanniques. Cela ne veut évidemment pas dire que la guerre à venir, ou qui pourrait venir – c’est pour cela qu’il faut la préparer, pour qu’elle n’advienne pas – ne sera pas une guerre de très haute technologie.

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Il est donc absolument nécessaire d’une part de redonner de la masse aux armées, ce dont elles manquent et dont elles ont besoin pour combattre dans la durée, et d’autre part les doter d’une technologie de haut niveau. C’est bien pour ça que les budgets militaires qui sont en croissance simplement pour remettre les armées au niveau auquel elles doivent être ne doivent absolument pas baisser dans l’avenir, puisque contrairement à ce que beaucoup de Français pensent, les menaces croissent et nul ne peut présumer de l’avenir, guerrier en particulier. La difficulté qui se pose c’est qu’aujourd’hui pour de multiples raisons, une puissance moyenne comme la France ne peut pas faire face à tout, ne peut pas être bonne et résiliente sur l’ensemble du spectre des menaces, dans lequel le cyber, l’espace sont tout à fait importants et la cohérence et la complétude de la défense ne peut plus être acquise qu’au niveau supranational. C’est fondamental et c’est pour cela que la défense de la France ne peut être acquise que par la construction progressive de la défense européenne, le niveau états-unien étant de moins en moins fiable. Il est donc urgent d’avencer vers cette Europe de la défense car la défense complète ne peut se retrouver qu’à ce niveau là. Aujourd’hui, nous savons que nous sommes dépendants des états-uniens et ne pouvons conduire que les guerres dont ils admettent la nécessité car nous avons toujours besoin d’eux en termes de transportst stratégiques, de renseignement, de ravitaillement en vol, de défense antiaérienne etc. Nous devons retrouver cette autonomie, en particulier aujourd’hui, de manière à ne pas être entrainés dans des conflits qui ne correspondraient pas à nos intérêts ; on se souvient de la prise de parole du secrétaire d’état états-unien mercredi dernier à l’OTAN, disant qu’il fallait s’assurer que l’OTAN se préocuppe d’abord de la Chine. Nous n’avons naturellement pas vocation à entrer dans une confrontation armée qui opposerait les Etats-Unis à la Chine, et devons être capable d’assurer une défense par nous même. La défense de la France suppose maintenant une défense de l’Europe, par l’Europe et pour l’Europe.

Jean-Dominique Merchet : Les Britanniques semblent être aussi désorientés que nous le sommes, mais cela ne prend pas la même forme. Ils ont annoncé des changements assez radicaux avec une mesure quasiment historique de réduction des effectifs de leur armée de terre avec par ailleurs des forts investissements dans la lutte informationnelle, ainsi que sur la cyber. Il faut surtout signaler qu’ils ont prévu une augmentation du nombre de têtes nucléaires. C’est la première fois depuis une trentaine d’années qu’une puissance nucléaire affiche un tel choix. Ils choisissent d’investir dans la technologie et ils veulent rester proche des Américains.

A quoi leur armée ainsi reformatée pourra-t-elle servir ? Cela fait près de dix ans que les Britanniques ne font plus d’opérations militaires importantes : ils ont été tellement abimés par leurs interventions en Irak et en Afghanistan. Il n’y a rien de comparable entre ce que font les Britanniques et ce que font les Français au Mali.

À propos des drones, les Européens, dont les Français, ont totalement loupé cette innovation au début des années 2000 que cela soit technologiquement,  industriellement et militairement. Cela reste pourtant la seule véritable révolution militaire des 20 dernières années. Si nous avons un drone européen dans nos armées d’ici 5 à 10 ans, nous aurons 30 ans de retard sur les Américains et les Israéliens.... Quand on voit la capacité de la montée en puissance d’un pays comme la Turquie en matière de drone, on se rend compte que nos systèmes militaires sont tellement lourds qu’ils sont assez peu réactifs.

Si l’hypothèse d’un engagement majeur se concrétise, quelles seraient pour vous ses modalités et quelles en seraient les conséquences pour l'armée et la société française ?

Vincent Desportes : Si un conflit de haute intensité venait à se déclencher, on n’en connaît pas les conditions mais les candidats sont nombreux, de la Russie, la Chine, les Etats-Unis, l’Iran, la Turquie, ce conflit serait éminamment dévastateur et la société en serait profondément transformée comme elle l’a été en 1918 ou en 1945. Nos sociétés en seraient complètement bouleversées. Dans quel sens ? Là est encore la question mais les destructions qu’entraineraient une guerre de haute intensité aujourd’hui seraient évidemment terribles. Elle ne pourrait pas durer trop longtemps, autrement la terre en serait détruite, mais plus rien ne serait comme avant. C’est bien pour ça qu’il est absolument fondamental de se préparer à la guerre pour l’éviter. Si nous aimons notre démocratie, nos valeurs, il est tout à fait important que cette guerre ne se déclenche pas, or elle ne se déclenchera pas seulement si nous sommes capables de la conduire : la règle est millénaire et elle vaut toujours.

Il y a également quelque chose d’essentiel à prendre en compte, qui est ce qu’on appelait auparavant la défense opérationnelle du territoire : en cas de conflit de haute intensité, il est clair que le territoire national deviendrait immédiatement un terrain d’opérations. Or, la France a fait le choix, pour des raisons budgétaires, depuis trente ans, de n’avoir aucuns moyens dédiés à la défense du territoire, et en particulier à partir de 1996 lorsque l’on a pensé que toute guerre serait expéditionnaire et que donc le territoire national ne serait pas menacé. Il est clair que dans le cadre d’un conflit de haute intensité, les Français seraient touchés immédiatement, au plus profond de la société. Si on prend le cas des russes, ils agissent par exemple dans la profondeur avec leurs forces spéciales, appelées les Spetsnaz, qui ont fait merveille tant en Ukraine qu’en Crimée. Dans le cas d’un conflit, ces soldats seraient déployés chez nous et nous n’avons aucune force contre cela. Nous ne pouvons pas compter sur la réserve qui ne pourrait pas être mobilisée en temps utiles, et la gendarmerie pourrait faire quelque chose mais pratiquement rien ; il ne serait pas crédible de bâtir une armée capable d’agir dans un conflit de haute intensité sans en même temps rebâtir une défense opérationnelle du territoire : ce serait comme un boxeur qui n’aurait pas de jambes. La capacité de défendre nos citoyens sur le territoire national est une dimension extrêmement importante, qui doit être prise en compte très sérieusement.  

Jean-Dominique Merchet : Un engagement majeur est en réalité inimaginable dans les conditions actuelles. Si cela arrivait on perdrait sans doute une dizaine d’avion toutes les semaines, voire plus. Or les chaînes de production sont capables de produire une vingtaine d’avions de combat par an !  En un mois on perdrait alors l’équivalent d’une capacité de production d’un an. Nous sommes incapables de soutenir un engagement de longue durée majeur. Il faut aussi ajouter que la dissuasion nucléaire jouerait très rapidement si les intérêts vitaux du pays étaient menacés. Jusqu’à présent, on n’a pas trouvé de meilleur moyen qu’elle pour éviter les conflits entre grandes puissances. Donc, les scénarios d’affrontement majeur conventionnel avec la Russie ou la Chine ne sont pas très crédibles.

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