Flambée d’antisémitisme et de violences politiques : ces erreurs politiques et macroéconomiques à ne pas reproduire pour enrayer la crise<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Flambée d’antisémitisme et de violences politiques : ces erreurs politiques et macroéconomiques à ne pas reproduire pour enrayer la crise
©SEBASTIEN BOZON / AFP

Hausse des actes antisémites

La condamnation des actes antisémites est certes nécessaire, mais elle ne suffira pas à les arrêter.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

Voir la bio »
Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

Voir la bio »

Atlantico : Dans un contexte de très forte hausse des actes antisémites en France (+74% selon le ministère de l'intérieur), ne peut-on pas regretter, au sein du discours de condamnation, de constater une absence de recherche d'identification des causes de cette situation ? Peut-on réellement se contenter d'un discours de dénonciation ou de prévention ?

Edouard Husson : Dans le domaine de l’antisémitisme comme dans beaucoup d’autres, le gouvernement se comporte en apprenti-sorcier. Il jette de l’huile sur le feu. Comme si la situation n’était pas assez grave comme cela. Oui, il y a des manifestations d’antisémitisme inquiétantes dans la France de 2019. Non, elles ne correspondent pas seulement à la poussée de fièvre politique qui s’est emparée de l’Hexagone depuis quelques mois. Si le gouvernement fait son travail, il doit parler des profanations de cimetières, qui ont cours depuis de longues années. Il faut dénoncer aussi les difficultés voire l’impossibilité à enseigner l’histoire de la Shoah dans de nombreux établissements scolaires parce que des élèves qui ont grandi dans des familles musulmanes intimident leurs professeurs sur le sujet. Il faut parler de ces familles juives qui sont obligées de déménager ou qui choisissent de partir en Israël suite à des mois ou des années d’intimidations et de violences dans certaines banlieues de nos grandes villes ou certains quartiers du Nord-Est de Paris. Il faut se demander pourquoi ni François Fillon ni Emmanuel Macron n’ont eu le courage, pendant la campagne présidentielle de 2017 de dénoncer le meurtre motivé par l’antisémitisme de Sarah Halimi. Il faut aussi que les pouvoirs publics mettent en cause la critique récurrente de l’Etat d’Israël, qui va bien au-delà de ce que la diplomatie demande, la complaisance vis-à-vis d’un certain nombre d’Etats qui mettent en cause l’existence même de l’Etat hébreu. On aimerait bien que l’extrême-gauche et ce qu’on appelle son antisionisme, qui est en fait un vulgaire antisémitisme soit dénoncé avec vigueur et véritablement surveillé. 

Le problème n’est pas nouveau. Il est grave. Et l’instrumentalisation de l’antisémitisme par un gouvernement sous pression qui essaie de faire porter la responsabilité d’années d’incurie et d’indifférence envers nos concitoyens de confession juive sur l’actuelle opposition populaire au gouvernement est proprement une imposture puisqu’il s’agit de l’instrumentalisation du malheur des uns pour la déstabilisation politique d’adversaires du gouvernement.  

Nicolas Goetzmann : La condamnation des actes antisémites, si elle est heureuse, ne suffit pas. Il est à ce titre de plus en plus absurde de constater les nombreuses références aux années 30 qui omettent d'approfondir les liens de cette analogie historique, c’est-à-dire la crise économique. Et ce, alors que la crise de 2008 est régulièrement présentée comme "la pire crise depuis les années 30". Cela est difficile à admettre, mais les dirigeants européens ne peuvent pas se prévaloir d'avoir su traiter "notre" crise d'une meilleure façon que leurs aînés. Les mêmes erreurs ont été commises, même si les conséquences pour les populations ont été moindres, si l'on évite de considérer la Grèce.

La question n'est évidemment pas de savoir si une crise économique justifie l'antisémitisme, mais de savoir -et de prendre en considération- qu'une telle crise – ainsi que les politiques qui sont mises en place pour y répondre- ont la capacité de fortement alimenter cet antisémitisme.

En 2009, aux Etats-Unis, une étude révélait que 38.4% des américains attribuaient au moins une part de responsabilité aux juifs dans la crise financière de 2008 (Boston Review). Ce qui est à mettre en relation avec le chiffre constaté en France au début de ce mois de février, avec 22% de Français qui estiment qu'il existe un complot sioniste à l'échelle mondiale. (IFOP-Jeans Jaures), tandis que 32% disent qu'ils "ne savent pas". L'antisémitisme se nourrit des crises économiques dans une logique de recherche de bouc émissaire face à une situation qui est jugée inexpliquée ou inexplicable. Pourtant, l'explication est claire. C'est l'incompétence des dirigeants politiques dans le traitement des crises économiques qui porte la plus grande responsabilité de l'aggravation des conditions matérielles des populations. Le plus intolérable, en l'espèce, est que les dirigeants européens du XXI siècle ont répété les mêmes erreurs économiques que leurs prédécesseurs, par ignorance.

Les dirigeants des années 30 utilisaient un discours moralisateur construit sur le respect de la bonne gestion des comptes publics, et, comme le précise très clairement l'économiste Barry Eichengreen, ils étaient convaincus, jusqu'à l'absurde par la vertu stabilisatrice de l'étalon-or dans une "mentalité de l'étalon or" - rejetant toute possibilité de dévaluation pendant la crise- ce qui a été la cause principale de la transformation d'une simple crise pour devenir La Grande Dépression. De la même façon, il est aujourd'hui démontré que les politiques d'austérité du Chancelier Brüning ont été un important carburant du vote pour le parti nazi, le NSDAP. En analysant 1024 districts et 98 villes, les auteurs de cette étude montrent une corrélation significative entre réduction des dépenses et augmentation des impôts par territoires et le vote pour le parti nazi. Ce qui signifie que ces mesures n'étaient pas seulement infondées sur le plan économique, elles étaient également destructrices sur le plan politique. A l'inverse, en se déliant de l'étalon-or dès 1931, le Royaume-Uni s'extirpe de la crise plus rapidement que ses voisins européens.

Mais de cela, il n'est jamais fait mention aujourd'hui. Que la stratégie économique européenne, depuis la crise de 2008, se soit bâtie sur les mêmes préjugés insensés, austérité monétaire et budgétaire, ne semble pas choquer outre mesure nos dirigeants. L'Europe, et la France avec elle, reproduit les mêmes erreurs que dans les années 30, à la différence que les dirigeants des années 30 naviguaient à vue, alors que les dirigeants actuels disposent de toutes les analyses possibles, au niveau politique, au niveau économique, pour éviter une répétition. Mais la mentalité de la "vertu" économique a la peau dure, principalement en ce qui concerne les politiques monétaires. La pensée macroéconomique de nos dirigeants n'a pas évolué depuis la crise des années 30. 

Des "gens qui ne sont rien" à "je ne céderai rien ni aux fainéants ni aux cyniques", en passant par "Certains, au lieu de foutre le bordel, feraient mieux d'aller regarder s'ils ne peuvent pas avoir des postes", ne peut-on pas également voir un risque découlant de cette même absence de recherche de causes économiques qui se lie à une approche jugée arrogante et méprisante de la part du chef de l'État ? 

Edouard Husson : L’antisémitisme prospère dans des périodes de crise économique et sociale, c’est indéniable. Mais ce n’est qu’un aspect. L’antijudaïsme ou l’antisémitisme, historiquement, renvoie d’abord à des crises spirituelles, culturelles, politiques. La France a tenté, depuis Louis XVI, de faire toute leur place aux Juifs dans la société française. C’est une histoire faite de splendeurs et de misères. Mais au total nous devrions être fiers de constater que la monarchie finissante et la République ont enraciné dans le pays une attitude de sympathie profonde vis-à-vis de populations qui avaient été tenues à l’écart du reste de la société pendant des siècles - alors même que les fondements de notre civilisation sont d’abord et surtout dans la Bible. L’Affaire Dreyfus est bien, contrairement à des interprétations données récemment, une preuve que la France est capable de surmonter l’antisémitisme. Evidemment, quelques décennies plus tard, dans le désarroi de la défaite contre l’Allemagne, quelques individus sans scrupules et un dictateur en train de devenir sénile se sont comportés de manière déshonorante et il est bon que toute la lumière ait été faite sur cette triste histoire; mais il faut aussitôt mentionner les millions de Français qui ont protégé et cacher leurs concitoyens juifs durant l’Occupation. C’est pourquoi Jacques Chirac a eu grand tort de parler, en 1995, d’un irréparable commis par “la France”. Non, il y a des Français qui se sont comportés comme des salopards; mais on sait par exemple, grâce aux travaux de Limore Yagil, que bien des évêques maréchalistes ont protégé les Juifs et encouragé leur sauvetage. Il s’agit donc d’une histoire complexe, où il est important de mettre en valeur les héros - et leurs paradoxes - après avoir identifié les salauds. 


On ne construit pas une nation sur la dénonciation d’ancêtres criminels mais sur la mise en valeur de héros, de génies, de saints, d’expériences réussies. La grande crise de notre pays vient de ce que ses dirigeants, depuis des années, ne connaissent plus son histoire, ne croient plus dans les vertus de l’identification positive, ne cherchent plus à assimiler les étrangers à la nation en particulier à travers l’école. 
Lorsqu’il m’arrive d’aller dans un collège ou lycée de banlieue pour soutenir un collègue qui n’arrive pas à parler de la Shoah avec ses élèves, ce n’est pas à ces élèves ni même à leurs familles que j’en veux d’abord - sans exonérer leur aveuglement. La responsabilité première est celle de nos dirigeants, de nos élites, qui n’assument pas les conséquences de leur politique d’accueil, à commencer par la nécessité d’être encore beaucoup plus assimilateurs que nos ancêtres l’ont jamais été. Vous ne pouvez pas fouler aux pieds ou laisser bafouer la souveraineté, l’état de droit, le patriotisme, le civisme pendant des années et, après cela, pousser des cris de vierge effarouchée lorsque vous découvre les conséquences délétères de votre veulerie.

Nicolas Goetzmann : Ce vocabulaire traduit une analyse de la situation qui fracture ceux qui mériteraient une situation convenable ou même confortable, et ceux qui seraient responsables d'un sort peu enviable. Cette vision néglige donc totalement les effets macroéconomiques de la politique menée au niveau européen, tout en en aggravant la portée symbolique par une dose de culpabilité. Le chômage, la précarité, les difficultés de boucler les fins de mois relèvent de la responsabilité de tout un chacun. Cette sémantique agit comme un étau sur les populations, parce que l'arrogance et le mépris de ces propos, ressentie par la population, a été un moteur réel du mouvement des Gilets jaunes. Ces mots continuent de fracturer la société, en ajoutant l'humiliation aux effets d'une crise économique qui se trouve finalement niée par cette approche. A partir de là, c'est la recherche de coupables qui entre en jeu, aussi odieuse soit-elle, et aussi minoritaire soit-elle.

Emmanuel Macron, lors de ses vœux, avait déclaré :"Que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple (...) et n'étant en fait que les porte-voix d'une foule haineuse, s'en prennent aux élus, aux forces de l'ordre, aux journalistes, aux juifs, aux étrangers, aux homosexuels, c'est tout simplement la négation de la France". En quoi cette assimilation entre le mouvement des Gilets jaunes et une "foule haineuse" peut-elle être maladroite ?

Edouard Husson : C’est bien pire que de la maladresse. C’est une faute politique grave. Je n’ai pas envie cependant d’ajouter au Macron-bashing, auquel les uns et les autres se livrent, brûlant une idole après l’avoir adorée. La personne de Macron n’est pas seule en cause; d’autant plus qu’il y a un énorme décalage entre l’énergie et la volonté politique du personnage et la banalité voire la pauvreté de sa vision politique. En l’occurrence, Macron a recours à la vieille ruse chiraquienne: un président le dos au mur crie au retour de l’antisémitisme et du racisme. Cela m’agaçait déjà profondément sous Chirac. A présent, je trouve cela irresponsable. Mais j’ai plutôt envie de dire au Président. Vous avez expliqué depuis un moment que la France devait être une “startup nation”, un slogan que vous avez emprunté à la société israélienne. Eh bien, chiche ! Essayons d’apprendre de l’Etat d’Israël, qui est non seulement l’un des plus efficaces dans la Troisième Révolution Industrielle mais également un modèle en termes d’esprit national, de patriotisme, de démocratie, de volonté de survie dans un environnement hostile, de défense de l’état de droit alors que ce pays est entouré de dictatures et de totalitarismes. Et commencez par faire en sorte que nos concitoyens juifs se sentent bien en France, puissent vivre en sécurité et contribuer comme ils le souhaitent à la créativité et au bien-être de la nation. 

Nicolas Goetzmann : Il y a un véritable problème politique à vouloir assimiler le mouvement des Gilets Jaunes à un mouvement antisémite, notamment parce que plus de la majorité des Français soutient – ou a de la sympathie- pour ce mouvement. L'accusation en elle-même produit sans doute une rupture au sein de soutiens, qui ne veulent pas être assimilés à une telle dérive mais cette association générale -Gilets-jaunes=antisémites- conduit à un renforcement de la minorité du mouvement. Au lieu de chercher à stigmatiser le mouvement de cette manière, le gouvernement ferait mieux de répondre aux attentes générales de la population, ce qui est son travail. Cela ne signifie pas que le silence doit être de rigueur, loin de là, mais il est important de faire le tri et de ne pas voir l'antisémitisme comme constitutif du mouvement. Parce que les mots ont des effets, et notamment sur ces questions. C'est ce que l'on peut constater, dans un autre registre, en lisant l'étude publiée par la Boston Review en 2009 déjà citée. Les auteurs ont présenté aux personnes sondées un texte relatant la crise financière, ainsi qu'un questionnaire concernant les politiques qui devaient être menées. Un premier groupe disposait d'un texte préliminaire évoquant Bernard Madoff, présenté comme investisseur américain. Un second groupe dispose du même texte, mais présentant Madoff comme investisseur juif-américain. Le résultat est que les politiques choisies par les personnes sondées varient en fonction de cette simple mention. Le résultat est que 10% du premier groupe s'opposent à des politiques de baisse de fiscalité pour les grandes entreprises, contre 17% pour le second groupe. La simple mention "juif" produit un effet significatif sur la politique choisie.

En voulant absolument désigner le mouvement Gilets jaunes comme antisémite, on s'égare. Un gouvernement doit répondre aux attentes d'un mouvement soutenu par une majorité de Français, et doit lutter contre l'antisémitisme. Ce sont deux choses différentes, et l'instrumentalisation politique est contre-productive. Tout se passe comme si la stigmatisation des électeurs de Donald Trump, durant la campagne électorale de 2016, avait produit des effets convaincants.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !