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Exclusif : face à face avec un tueur de l’Etat Islamique dans une prison de Bagdad
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THE DAILY BEAST

Dans une prison Bagdad, un terroriste de l'EI a avoué avoir tué des dizaines de personnes et détruit sa propre famille.

Kimberly Dozier

Kimberly Dozier

Kimberly Dozier est contributrice pour The Daily Beast et CNN. Elle couvre les sujets relatifs aux conflits au Moyen-Orient et en Europe, ainsi que ceux concernant la sécurité nationale des Etats-Unis depuis 1992. 

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The Daily Beast par Kimberly Dozier

BAGDAD - Un colonel irakien anonyme amène un homme, qui semble brisé, en costume jaune de prisonnier. Il porte des tongs poussiéreuses et une barbe qui semble avoir poussé pendant une semaine sous son long nez, ses yeux ternes semblent avoir abandonné tout espoir et toute idée de défi.

Le colonel pousse le prisonnier contre un mur, en face de moi. Ses mains sont menottées derrière son dos, où il est écrit "établissement correctionnel irakien"  en arabe. Il est peut-être à moins d'un mètre moi.

Cette homme commandait un bataillon de l'EI, jusqu'à ce qu'il ait été fait prisonnier lors d’un raid au sud de Bagdad, il y a quatre mois.

On me dit qu'il a refusé de parler pendant quatre jours, après la descente de police qui l'a capturé dans sa maison, devant sa femme et ses cinq enfants. Puis ils lui ont montré la preuve qui a convaincu un juge irakien de délivrer un mandat d'arrêt : des photos de lui et des enregistrements de ses appels téléphoniques, ordonnant à ses partisans d’attaquer.

Il a été amené ici dans cette prison sans nom, puis tard dans la nuit il a été extrait de sa cellule avant d’être conduit cette grande salle de conférence non-chauffée, dans un bâtiment du gouvernement irakien où j'ai moi-même été conduit vers 22h. C’est mon premier jour à Bagdad, je viens d’arriver.

Ils l'ont amené ici pour qu’il réponde à mes questions, parce qu'ils savent que la dernière fois que je suis venu ici en reportage c’était en 2006, quand une voiture piégée par Al-Qaïda, le précurseur  de l'EIen Irak, a décimé mon équipe de CBS News. Bilan de cette explosion meurtrière : le capitaine James Alex Funkhouser, son traducteur irakien "Sam" plus le caméraman de CBS News, Paul Douglas et le preneur de son James Brolan sont morts.

Je ne sais pas ce qui va se passer. Je sais que j'ai eu trois heures de sommeil avant de m’envoler pour Bagdad ce matin, et que c’est ma cinquième réunion de cette longue journée. J’ai été amené pour interroger les responsables du contre-terrorisme irakien, ce que je savais. Mes téléphones portables ont été confisqués pendant que nous roulions dans une immense base de la police, un jeudi soir, veille du vendredi, jour traditionnel de congé pour les musulmans, et je me demandais ce que j'allais voir.

Nous sommes conduits à travers un dédale de murs de protection contre les explosions avant d'atteindre des édifices gouvernementaux en forme de boîtes, typiques en Irak. A la porte d'entrée arborant un panneau invitant les fonctionnaires à signaler toute tentative de corruption, je rencontre un groupe d'officiers irakiens qui m’expliquent qu'ils font partie des unités chargées de cartographier et de démanteler, le soi-disant Etat Islamique en Irak (j'ai appris plus tard qui ils étaient, et où je me trouvais, mais j’ai accepté de ne pas publier ces détails).

"Nous avons infiltré l'EI avec des opérations très sophistiquées que la CIA ne pouvait pas conduire" me dit l'un de ces officiels, décrivant la chasse au renseignement pour capturer des commandants comme celui que je suis sur le point de rencontrer. "Notre première source ce sont leurs femmes. Nous avons été en mesure de frapper la haute direction de l'Etat Islamique via leurs épouses, qui nous ont donné volontairement des renseignements et peuvent maintenant mener une vie libre."

Comment les avez-vous trouvées ?

"Et vous ? Comment nous avez-vous comment trouvé ?" répond-t-il en riant. Je n’obtiendrai pas plus de détails sur ces femmes qui se sont transformées en sorte de Mata Hari. Pour briser la glace avec ces cadres irakiens, tous des hommes, je montre le livre que j'ai écrit sur l'attaque de 2006, avec des photos montrant les effets de la bombe et mes blessures. Ils sont impressionnés.

Je les questionne pendant cinq minutes, ils se regardent et disent : voulez-vous en rencontrer un ?

Un quoi ? J'ai demande.

C’est ainsi, que je me retrouve face à cet ancien haut commandant de l'EI debout contre le mur, traité comme s’il était inoffensif, alors que ces hommes plaisantent les uns avec les autres autour de la table, comme s’ils avaient oublié qu'il était là. Cette assemblée de professionnels du contre-terrorisme discute pour savoir si je peux être autorisé à prendre sa photo. Finalement ils appellent un superviseur. Etant donné que cet homme n’a pas encore été condamné, qu'il n'a pas encore été reconnu coupable, ils décident qu’il ne peut être photographié. Je ne suis pas intervenu dans le débat.

Ils le font asseoir sur une chaise en face de moi puis me disent "OK, vous pouvez lui demander ce que vous voulez."

Je commence simplement. "Votre nom ?" Mes questions sont transmises par mon interprète, qui a déjà participé à des interrogatoires pour l'armée américaine, c’est donc une situation familière pour lui. Le prisonnier dit tranquillement qu’il s’appelle Abou Taha, père de Taha - un nom de guerre.

Quel est votre vrai nom ? Malik Khamis Habib, dit-il calmement, sans agressivité. Il parle lentement, souvent interrompu par ces contreterroristes triomphants face à un de leurs ennemis, vaincu.

Je stoppe l’interrogatoire aussi poliment que possible et demande si le prisonnier peut me répondre directement. Le prisonnier me regarde.

Après ses études, il travaillait pour le gouvernement. Il pense qu'il a 45 ou 46 ans. Il se souvient de l'année de sa naissance, mais pas du mois, le petit village où il est né n’enregistrait pas ce genre de détail inutile. Mais il se rappelle de l'âge exact de ses cinq enfants, qu’il dit ne pas voir vus depuis son arrestation : 13, 11, 9, 5 et 3 ans. Sa femme a 40 ans, elle se nomme Nadia. Elle a été autorisée à lui rendre visite deux fois, et à lui écrire des lettres transmises par le Comité international de la Croix-Rouge, dit-il.

Elle est en colère contre lui. Elle lui fait des reproches. Il dit qu'elle ne savait pas qu'il était membre de l'Etat Islamique. Il dit qu'elle ne sait pas comment elle va prendre soin de ses enfants. L'EI verse une allocation aux familles des militants qui sont faits prisonniers ou qui sont tués, mais il dit qu'elle a rien touché. Les responsables irakiens ne le croient pas. Ils ajoutent qu’il a de la chance, il a pu avoir des visites alors que, selon la loi irakienne, les terroristes n’en ont pas le droit.

Je lui demande pourquoi il a rejoint l'EI.

"Quelqu'un de mon quartier est venu me voir. Il m’a expliqué que nous devions agir, parce que les chiites maltraitent les sunnites. "

Connaissez-vous personnellement un sunnite qui ait été blessé par un musulman chiite ?

"Non. J’ai juste entendu des rumeurs", admet-il.

Il a été un membre d’un groupe pendant quatre ans, passant de simple soldat à commandant de sa zone, avec 44 hommes sous ses ordres. Ils ne décapitaient pas, dit-il. Ils fabriquaient des engins explosifs improvisés qu’ils plaçaient sur les routes pour frapper les forces de sécurité. Et parfois, des civils ajoute-t-il.

Je lui demande combien il pense en avoir tué.

Quarante, peut-être 50, dit-il. Des dizaines et des dizaines, selon les responsables antiterroristes.

Vous avez vu ce qui arrive quand les bombes explosent ? Comment vous sentiez-vous ?

Je ne sais pas, dit-il, en regardant le sol.

Qui a construit les bombes ? Des étrangers ou des Irakiens ?

Des Irakiens, dit-il.

Mon traducteur le pousse à expliquer son rôle dans l’utilisation des voitures piégées. Le traducteur me dit avoir quelques mauvais souvenirs avec ces engins. Il porte un tee-shirt de la 101st Airborne (101 Division Aéroportée) et parle fièrement de la 3e division d'infanterie, où il a aussi servi, en expliquant qu'il a perdu cinq copains américains à cause d’une voiture piégée qui a décimé son unité il y a quelques années. Il a été projeté à une dizaine de mètres. Il a survécu avec une commotion cérébrale, et de nombreuses fractures. Il sait que ce prisonnier a envoyé ces voitures piégées contre des Irakiens, et lui aussi veut savoir pourquoi.

"Qu'est-ce que vous voulez que je dise" demande le prisonnier. "Je me suis détruit. J'ai détruit ma famille."

Quelle est la motivation des hommes qui rejoignent l'EI ?

"Certains veulent combattre l'Etat irakien. D’autres le font pour l'argent ", dit-il. L'EI paie assez bien, enfin payait assez bien, avant le début de la contre-offensive soutenue par la coalition qui gagne maintenant du terrain en faisant des ravages au sein du groupe terroriste.

Pensez-vous que vous sortirez d’ici un jour ? "Je ne sais pas."

Que pensez-vous de ce que vous avez fait ? "J'ai donné toutes les informations que j’avais aux autorités, mais je me sens toujours coupable."

Il n'avait pas beaucoup d'informations à offrir. Il savait qui dirigeait son district et quatre bataillons, dont le sien. Mais c’est tout. L'Etat Islamique est organisé de manière à ce que si une cellule est éliminée, le reste du réseau ne soit pas menacé.

Je voulais lui demander s'il avait été torturé. Rien d’autre ne pouvait expliquer son accablement et sa docilité apparente. Mais il aurait certainement menti et dit non, même si c’était vrai. S’il avait dit oui, il aurait fait honte au groupe qui l’entourait et risquait d’être à nouveau torturé. Je préfère lui demander autre chose

Avez-vous un message pour les Américains?

"Oui", dit-il, montrant un premier signe d'autonomie depuis le début de notre conversation. "L'Etat Islamique n'est pas irakien. Ils sont assoiffés de sang. Ils tuent des innocents. Leurs méthodes sont mauvaises".

Ressentiez-vous les choses de cette façon avant d’être capturé ?

Non, répond-t-il avec honnêteté.

Un des officiels saute de sa chaise, saisit mon livre, et montre les images de mon crâne rasé, enflé, couturé, et une autre de moi sur un brancard, couverte d’appareils médicaux qui me maintiennent en vie.

"Regarde ça ! Voilà ce que vous avez fait, avec vos voitures piégées. Tu vois cette dame maintenant ? Elle a un message. Nous pouvons souffrir, mais nous allons revivre".

Le kamikaze regarde les images, me regarde, et regarde le sol.

Je ne sais pas quoi dire.

Je lui pose ma dernière question: avez-vous un message pour les Irakiens que l'EI tente de recruter, comme ils l’ont fait avec vous ?

"Il ne faut pas les rejoindre. Ne pas se laisser convaincre par leurs arguments. Ils vous détruiront vous, et votre famille."

Je lui dis que j’espère que son honnêteté aidera à comprendre comment on peut éviter que d’autres rejoignent le groupe terroriste. Je lui dis aussi que j'espère, qu’il reverra ses enfants. Ils l’emmènent. Un des officiels nous demande de le déposer à son domicile. Il est content d’avoir pu confronter un tueur à une survivante qui se trouve être une journaliste américaine.

Nous rencontrons sa fille de 9 ans, et d'autres membres de la famille, tandis qu’il demande des kebabs en nous montrant, sur son téléphone, des photos qu'il a prises : une série interminable de selfies avec des tueurs ISIS. "Celui-ci coupait des têtes. Celui-ci a lancé un camion piégé qui a tué 400 personnes en une seule fois. Celui-ci est le cheikh EI qui a été formé par Omar al Baghdadi lui-même".

La maison de cet officiel est ornée d'une photo de l’ayatollah Ali al Sistani, chef spirituel de la communauté chiite de l'Irak, à côté de l’ayatollah Ruhollah Khomeini en Iran. Même ses tasses à thé sont décorées avec l'épée à double pointe portée par le vénéré imam chiite Ali connu sous le nom de Zulfiqar.

Il est chiite. L’adepte de l'EI que nous venons de voir était sunnite. Je lui demande si les sunnites ont raison d'avoir peur. Sunnites et chiites n’ont cessé de s’affronter depuis la chute de Saddam Hussein. Le fonctionnaire rejette tout cela comme des mensonges. Il a dit que les sunnites ont de la chance parce que leurs propriétés sont reconstruites quand l'EI est chassé d’une région, ils obtiennent de nouvelles maisons, mais les chiites, eux, n’en bénéficient pas. Avoir sa maison rasée semble un prix élevé à payer pour l'espoir d'une reconstruction grâce à l'aide internationale, mais je suis en train de manger chez lui donc je ne discute pas.

"Que faut-il faire des tueurs de l'Etat Islamique ?", me demande-t-il, sa fille assise près de moi boit nos paroles. Je me souviens de l'église américaine de Charleston où un fanatique raciste a tué neuf paroissiens dans l'espoir de déclencher une guerre raciale, et comment les autres paroissiens ont retourné la situation en lui pardonnant. Je raconte cette histoire à cet Irakien, et lui dit : "Je veux faire pareil"Je lui dit aussi que je sais que ceux qui avaient organisé l’attentat contre nous en 2006 ont été tués par une équipe spéciale la nuit où nous avons été attaqués, et que savoir que les tueurs étaient morts ne changerait rien au deuil d’avoir perdu des amis, et à la culpabilité d’avoir survécu alors qu’ils sont morts.

Il secoue la tête. Il répond que des milliers de combattants de l'EI ont été condamnés à mort, et qu’il est choqué que le gouvernement n'ait pas encore ordonné les exécutions. Il dit qu'il pense que ces hommes, et celui que j’ai rencontré ce soir-là, devraient tous être tués, oeil pour oeil, dent pour dent. Il dit que le prisonnier que j’ai rencontré sait qu'il ne sera jamais libéré."Il sait qu'il va être exécuté", ajoute cet officiel. Ce qui expliquerait donc l'obéissance et la docilité de cet ancien responsable d'un groupe de combattants de l'EI.

Tout ceci ne m’a pas aidé à retrouver ma sérénité.

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