Euthanasie oui, Loi grand âge non : le trouble jeu du gouvernement<!-- --> | Atlantico.fr
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La Ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, Catherine Vautrin
La Ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, Catherine Vautrin
©Thomas SAMSON / AFP

Grand flou

Au moment de la loi bien vieillir, adoptée en novembre 2023, le gouvernement Borne avait annoncé qu’une loi de programmation sur le grand âge serait adoptée en 2024. Cette dernière n'est pourtant toujours pas à l'ordre du jour, la ministre de la Santé Catherine Vautrin n'ayant pas encore interrogé le Conseil d’État sur la faisabilité juridique d’une telle loi.

Stéphanie Mauclair

Stéphanie Mauclair

Stéphanie Mauclair est Maître de conférences HDR en droit privé à l'université d'Orléans. Elle consacre ses recherches au droit des personnes et à la question de la vulnérabilité.

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Serge Guérin

Serge Guérin

Serge Guérin est professeur à l'INSEEC GE. Il est l’auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont "Et si les vieux aussi sauvaient la planète ?" (Michalon, 2024), La nouvelle société des seniors (Michalon 2011), La solidarité ça existe... et en plus ça rapporte ! (Michalon, 2013) et Silver Génération. 10 idées fausses à combattre sur les seniors (Michalon, 2015). Il vient de publier La guerre des générations aura-t-elle lieu? (Calmann-Levy, 2017).

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Au moment de la loi bien vieillir, adoptée en novembre 2023, le gouvernement Borne avait annoncé qu’une loi de programmation sur le grand âge serait adoptée en 2024. Quel est l’intérêt d’un tel texte ?

Stéphanie Mauclair : Plusieurs éléments sont importants ici, d’abord quant au contexte. Quelques chiffres : les études révèlent que plus de 80 % des Français souhaitent vieillir à leur domicile et ce, le plus longtemps possible et que la population des plus de 85 ans devrait tripler d'ici 2050. D’après un rapport de la Drees, « en 2050, les plus de 60 ans seront 25 millions, dont 4 millions en perte d’autonomie. » Cet accroissement de la population vulnérable interroge nécessairement sur les moyens mis en place pour répondre à la transition démographique et permettre aux personnes de bien vieillir chez elles ou dans un établissement.

Ensuite quant à l'outil, l’intérêt est ici dans le principe de pluri annualité de la loi de programmation prévue à l’article 10 de la loi du 8 avril 2024. Une telle loi vient fixer une enveloppe budgétaire pour financer une politique publique ce qui envoie un signal fort. Tous les 5 ans, il sera attendu de revenir sur cette loi, d’en apprécier la mise en œuvre, de déterminer la trajectoire des finances publiques en matière d'autonomie des personnes âgées
Enfin, sur le fond, lorsque la loi « grand âge » a été annoncée, quatre grandes questions devaient y trouver réponse : « quels sont nos besoins ? Comment les financer ? Comment disposer des compétences et des personnels nécessaires ? »

La loi devait définir les objectifs de financement public nécessaires pour assurer le bien-vieillir des personnes âgées à leur domicile ou en établissement. Elle devrait également s’assurer des moyens pour organiser le recrutement des professionnels. Il s’agit tout à la fois de se donner des objectifs et des moyens pour les atteindre. Cette loi a précisé la ministre devait porter sur « la stratégie, les finances et la gouvernance ». Aujourd’hui, il est crucial de répondre aux problématiques liées au grand âge qui touchent tout autant les professionnels du secteur, les aidants que l’ensemble des citoyens. Le contexte de vieillissement démographique rend nécessaire de trouver les bons outils pour accompagner ces personnes vulnérables dignement, dans la recherche d’autonomie.

L’actuelle ministre de la Santé, Catherine Vautrin, avait indiqué en janvier qu’elle interrogerait le Conseil d’État sur la faisabilité juridique d’une telle loi. Est-ce vraiment nécessaire de passé devant le juge administratif ? Et si oui, pourquoi ?

Stéphanie Mauclair : Pour être exact ce n’est pas le juge administratif qui est saisi, c’est le Conseil d’Etat dans sa formation consultative. En effet, ce n’est pas la section du contentieux qui rend l’avisConformément à la Constitution, tous les projets de loi lui sont soumis pour avis avant qu’ils soient votés par les parlementaires ou entrent en vigueur.

Alors que la ministre a été interrogé sur l’avancée de ce dossier par le député Jérôme Gudej, cette dernière a répondu qu’elle n’avait pas encore interrogé le Conseil d’État sur la question. Pourquoi le gouvernement traine des pieds sur l’adoption de cette loi de programmation sur le grand âge ?

Stéphanie Mauclair :Il est difficile de répondre à cette question. On peut évidemment songer à des considérations d’ordre financier, une loi allant dans ce sens aura nécessairement un coût. Au vu des difficultés connues par les finances publiques, s’engager sur un montant financier important sur plusieurs années est difficile. Néanmoins, il semble indispensable d’apporter des réponses concrètes aux problématiques posées par ce vieillissement démographique, la récente loi pour le bien vieillir n’étant pas considérée comme suffisante pour y répondre.

Alors que l’adoption d’une loi de programmation sur le grand âge a été repoussée, si l’on considère la manière dont sont traitées les personnes âgées, au regard de l’euthanasie, de l’IVG, du traitement des personnes pendant le Covid, qu’est-ce que cela nous dit sur la valeur de la vie et sur la vision du gouvernement ?

Serge Guérin :Depuis de nombreuses années, il y a une incapacité de l'Etat, des gouvernements, des politiques d'agir et de préparer la société de la longévité, marqué par le grand vieillissement de la population. L’enjeu c’est la prévention à tous les âges et l'accompagnement des plus âgés et des plus fragiles. Il n’y a eu ni vision, ni actions structurelles.

On peut à bon droit mettre en parallèle cette absence de visions et de moyens et la proposition d’une loi sur le suicide et sur l'euthanasie, en dépit de la novlangue, il faut nommer les choses. D’une certaine manière on règle le problème en favorisant la disparition plus rapide d'un certain nombre de gens âgés les plus fragiles, les plus malades. Une loi d’économie… Et, coup double, cette décision veut apparaitre comme « progressiste », terme valise qui ne signifie pas grand chose

Coup triple, elle répond aux attentes des Français, selon tous les sondages. Je remarque cependant que très souvent, y compris les gens qui avaient toujours dit qu’ils ne voulaient pas vivre dans un « mauvais état », s’accrochent très fort à la vie alors qu’ils apparaissent au bout de leur chemin. Notons aussi, que cette loi ne passionne pas grand monde. Comme si les Français en avait un peu assez des débats de société, et attendaient d’abord d’agir sur des sujets sociaux : le pouvoir d’achat, l’immigration, l’insécurité…

Eric Deschavanne : Par-delà les choix d’un gouvernement, il faut prendre la mesure de l’ambivalence de la société individualiste sécularisée, dans laquelle nous sommes entrés depuis quelques décennies, vis-à-vis de la « valeur de la vie ». La vie est à la fois sacralisée et désacralisée. Environ 80% des gens sont aujourd’hui favorables à l’IVG et au suicide assisté. Cela tient bien entendu à la déchristianisation accélérée de la société, qui s’accompagne de la disparition du dogme selon lequel seul Dieu est habilité à donner et à reprendre la vie, ainsi qu’à la valorisation concomitante de la liberté individuelle, qui conduit logiquement à la revendication de pouvoir choisir de donner naissance quand on le veut et de mourir quand on le veut. 

La vie individuelle apparaît cependant plus précieuse et plus sacrée qu’elle ne l’a jamais été. Quand l’espérance en l’au-delà s’évanouit, ainsi que la légitimité du sacrifice de la vie pour une cause qui transcende la liberté et le bonheur individuels, la protection de la vie devient l’impératif politique suprême. La société qui liquide sans scrupule les fœtus est en même temps la société de l’enfant rare et choisi dont la mort est un scandale absolu. La société qui s’apprête à promouvoir l’aide à mourir est en même temps la société de la sécurité sociale, une société dans laquelle l’espérance de vie augmente avec la dépense publique de santé. 

La société est devenue pleinement individualiste au sens où Tocqueville l’entendait : une société dans laquelle des individus jaloux de leur indépendance vivent du berceau à la tombe dans la dépendance de l’État, revendiquant à la fois la liberté individuelle et l’assistance publique. C’est une condition social-historique, dont la notion de « suicide assisté » est emblématique, que ni le libéralisme ni le socialisme n’avaient anticipée. Chacun est aujourd’hui, du berceau à la tombe, une potentielle victime des insuffisances et des excès de l’État-nounou, qui n’en fait jamais assez pour garantir notre sécurité, nous épargner la souffrance d’exister, tout en imposant trop de normes et de restrictions à notre liberté. Lors de la pandémie de Covid, les gouvernements se virent reprocher à la fois de porter atteinte aux libertés et de ne pas prendre les mesures contraignantes nécessaires pour sauver les vies. Globalement toutefois, et particulièrement en France, avec le confinement et le passe vaccinal, le choix qui a été fait fut celui de contraindre la liberté du plus grand nombre pour sauvegarder autant que possible la vie des plus âgés, les plus exposés à la menace. 

Le bonheur est le motif de l’action de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre, écrivait Pascal. Le bien-être est la revendication de ceux qui réclament l’aide à mourir : plutôt mourir que souffrir ! En un sens, on peut considérer que la vie humaine cesse de faire l’objet d’un respect inconditionnel lorsque sa valorisation est conditionnée par le bien-être. On peut toutefois objecter que ce n’est pas la vie elle-même qu’il faut valoriser, mais le sens qu’on lui donne. C’est au nom du respect inconditionnel de la liberté et du bonheur individuels que l’on met aujourd’hui en question le respect inconditionnel de la vie. C’est au nom de la liberté de la femme qu’on légitime l’IVG ; c’est au nom du refus de la souffrance et comme ultime liberté que l’on justifie le suicide assisté.

Qu’est-ce que cela nous dit sur une vie qui mérite d’être vécue, sur une vie qui en vaut la peine ?

Serge Guérin :Les progressistes, Nupesiens ou autre, s’inscrivent dans une sorte d'extension du domaine du marché. Jospin avait dit être favorable à l’économie de marché et contre la société de marché. Là nous sommes de plus en plus dans la société de marché où on va favoriser le départ des plus âgés ou fragiles. C’est la même dérive progressiste, déjà analysée par Christopher Lasch dès les années 1970, en particulier dansLa culture du narcissisme, avec la location des ventres des femmes pour porter un enfant, le contrôle de la vie privée…

C’est aussi le règne de la technique qui déshumanise tout. On va tuer par un objet technique, prétendument médical. C’est bien le fétichisme de la marchandise analysé par Marx où les relations sont entre des choses et non entre des humains. Tuer quelqu'un s’apparente à le voir juste comme un objet, pas comme un être humain. Intéressant d’ailleurs que des députés du PC « à l’ancienne », comme Pierre Dharréville ou André Chassaigne, expriment leur opposition. Astrid Panosyan-Bouvet, aussi du camp du progrès version macroniste, a marqué ses interrogations. 

D'une certaine manière, Mitterrand avait supprimé la peine de mort, et on la réintroduit presque, mais de manière individuelle.

Il y a comme une fascination envers la mort, le « viva la muerte » des fascistes, des franquistes, est passé dans le camp du bien.  C’est peut-être aussi le signe d’un mépris envers les personnes âgées. Les vieux, pour les progressistes, sont par essence conservateurs, ringards, dépassés, technophobes…. Et couteux.

La notion de soin amène normalement à la guérison et à la nécessité de soigner, mais aussi, c’est le care, d’accompagner pour que la douleur soit la moins forte possible, de favoriser la prévention. Les soins palliatifs, formidablement défendu par Claire  Fourcade et la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, portent bien leur nom et s’inscrivent dans cette approche. Même s’il n’est plus possible de soigner, de sauver la personne, il est possible de prendre en soin la personne pour qu’elle ne souffre pas.

L’évolution de la loi sur la fin de vie va pousser à une société du contrôle. La question va être de savoir si on ne fait pas durer un peu trop longtemps un être humain. La notion d'obsolescence de l'être humain est assez particulière. Comment une personne déjà fragilisée pourra faire face à des pressions, à la conviction que l’on ne fera rien pour elle, au fait qu’elle souffre et que les soins palliatifs ne se on pas mobilisés ?

Le projet de loi pourrait aider à tuer son propre père ou sa propre mère. Comment les gens vont-ils vivre avec cela ?  La notion de continuité des générations est absolument centrale. Un monde se construit, y compris en regardant derrière, y compris avec toutes les autres générations, via la notion de transmission. Là, de fait on éteint la lumière, on « fait table rase du passé », pour reprendre une formule de l’Internationale, on supprime le passé inutile.

En quoi le recul de la loi grand âge et le projet de loi sur la fin de vie contribuent-ils malheureusement à une forme de culte de la performance ? N’est-ce pas inquiétant pour les personnes souhaitant en finir ou n’ayant plus goût à la vie ?

Eric Deschavanne : Je ne crois pas que l’on puisse soupçonner le gouvernement d’une intention criminelle cynique, ni même d’idéologie « âgiste » au nom de la performance. La pente de ce gouvernement, comme celle de tout gouvernement démocratique, est la démagogie : ses choix reflètent les aspirations et les contradictions de la société. On peut à cet égard pointer deux contradictions « sociétales » : la contradiction, d’une part, entre ce que vous appelez « le culte de la performance » et la prise en charge du vieillissement ; celle, d’autre part, entre l’aide à mourir et l’aide à bien vieillir.

La première contradiction tient au jeunisme structurel de la société moderne, qui valorise l’innovation et la productivité du travail. Ce jeunisme est paradoxal puisque les sociétés qui valorisent la liberté et le bien-être individuels sont des sociétés vieillissantes, dans lesquelles on trouve de moins en moins de jeunes et de plus en plus de vieux. La société individualiste est une société hygiéniste, qui travaille à l’augmentation de l’espérance de vie. Depuis quelques décennies, l’espérance de vie est essentiellement due à l’augmentation de l’espérance de vie aux âges élevés (l’espérance de vie à 65 ans est aujourd’hui d’une vingtaine d’années). La pyramide des âges tend ainsi à se muer en un « rectangle des âges ». Mais cette démocratisation de l’accès au grand âge conduit à faire de la vieillesse un enjeu existentiel et politique incontournable. Sur le plan existentiel, nous voulons durer, mais sans vieillir, le vieillissement et la mort n’ayant plus pour nous aucun sens. De là l’intensité du refus de retarder l’âge de départ à la retraite, car la retraite ne vaut d’être vécue que durant les années où l’on est âgé sans être vieux. D’un point de vue politique, la retraite et la fin de vie représentent un coût de plus en plus lourd, qui soumet le système (l’économie et la sécurité sociale) à un impératif de « performance ». 

La seconde contradiction est celle entre l’aide à mourir et l’aide à bien vieillir. Elle n’existe pas du point de vue de la demande sociale. C’est l’argument des partisans de l’euthanasie et du suicide assisté : le « bien vieillir » intègre le « bien mourir », et c’est à chacun de décider quand la vie cesse d’avoir un sens. En revanche, il existe bien une contradiction du point de vue de la réponse politique à cette demande sociale. La politique du « bien vieillir » pèse lourdement sur les finances publiques tandis que l’aide à mourir est quasi-gratuite. Je n’irais pas jusqu’à dire que l’on cherche cyniquement à pousser les vieux et les malades au suicide, mais force est de constater qu’il est politiquement plus simple d’octroyer par la loi, à la satisfaction générale, « l’ultime liberté », la liberté de se donner la mort, que de se donner les moyens économiques qu’exige la prise en charge sociale du vieillissement dans une période où la dette publique se creuse dangereusement. Le paradoxe de la situation politique, à cet égard, est que la réforme « libérale » vient de la gauche, tandis que le projet « socialiste » (projet de socialisation de la prise en charge du vieillissement) est plutôt porté par la droite.

Sergue Guérin : Nos sociétés dites de la performance, notion là aussi très discutable au regard de l’évolution du pays, jouent sur la toute-puissance de la technique, et de la force. Le grand âge coûte cher et n’est pas très utile. La qualité, ou non, de l’accompagnement des gens fragiles raconte beaucoup de la société. On entre dans une atmosphère où il sera indigne de vouloir s’accrocher, de vouloir vivre, même diminué.

Il y a comme une pulsion de mort qui s’étend.

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