Et pendant que les Etats s’enfoncent dans la crise... les bourses flambent : explication d’un paradoxe apparent<!-- --> | Atlantico.fr
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L’indice Dow Jones n’a dépassé son sommet de 1929 que 25 ans plus tard.
L’indice Dow Jones n’a dépassé son sommet de 1929 que 25 ans plus tard.
©Reuters

Avenir incertain

La sagesse populaire confère aux marchés financiers une faculté d’"anticipation". Alors que la conjoncture demeure morose, la flambée des bourses devrait être le signe d’un avenir qui chante...

Paul Goldschmidt

Paul Goldschmidt

Paul Goldschmit est membre de l'Advisory Board de l'Institut Thomas More,

Il a également été directeur du service "Opérations Financières" au sein de la Direction Générale "Affaires Économiques et Financières" de la Commission Européenne.

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La sagesse populaire confère aux marchés financiers une faculté d’ « anticipation ».Alors que le chômage explose et que la conjoncture demeure morose, en particulier dans l’Union Européenne, la flambée des bourses devrait être le signe d’un avenir qui chante ; aussi est-il important de s’interroger sur ce paradoxe.

Il est de bon ton de faire des parallèles entre la crise actuelle déclenchée en 2008 à la suite de la faillite de Lehman Brothers et celle des « années trente » qui suivit la débâcle boursière de 1929. Toutes deux engendrèrent des crises économiques et financières d’une ampleur planétaire et furent accompagnées par une montée des mouvements nationalistes et populistes.

La première crise trouva son épilogue dans la deuxième guerre mondiale, ce qui amène les Cassandres à prédire aujourd’hui inivitabilité d’une catastrophe de même ampleur. Il y a cependant d’importantes différences reflétées, entre autres, par le comportement des marchés : l’indice Dow Jones n’a dépassé son sommet de 1929 que 25 ans plus tard, alors qu’il n’aura fallu que 5 ans à peine après le pic atteint en 2007.

L’explication, souvent avancée, est que les erreurs de politique économique (protectionnisme à outrance et dévaluations compétitives) et de politique monétaire (assèchement des liquidités) n’ont pas été répétées ; au contraire, les Etats sont venus au secours du secteur financier puis de l’économie en général, soutenus par les Banques Centrales qui inondent le marché de liquidités. Ce faisant, il y a eu substitution partielle du surendettement du secteur privé par une explosion des dettes souveraines sans pour autant apporter de solution pérenne au problème d’un surendettement endémique accumulé au cours des quarante années précédentes.

Certes, le choc a conduit à une prise de conscience des autorités, les incitant à introduire des réformes profondes dans le système financier, comme le démontre les efforts de coopération sous l’égide du G20 et l’activisme de l’Union Européenne (Directives, Traités, Union Bancaire, TTF, etc.), des Pays Membres (Grande-Bretagne, France, etc.) ou du Congrès américain (Dodd, Frank). Mais, quelles que soient les intentions louables poursuivies, beaucoup de ces initiatives ambitieuses se heurtent à des obstacles au niveau mondial, de l’Union ou national, qui, lorsqu’ils n’en interdisent pas tout simplement la mise en œuvre, en limitent souvent la portée réelle, tant les intérêts particuliers de toute nature engendrent des compromis boiteux. Les négociations sur l’Union Bancaire ou sur la Taxe sur les Transactions Financières en sont deux exemples emblématiques.

La mondialisation a très largement contribué à une croissance des richesses globales, inégalées dans l’histoire, mais dont l’effet – en soi positif - est influencé négativement par un double phénomène : elles sont affectées, d’une part par l’augmentation du diviseur suite à l’explosion démographique; de l’autre, elles sont l’objet d’une redistribution brutale entre bénéficiaires ; elle prend en cisaille les classes moyennes et inférieures des pays développés, entre une amélioration bienvenue de la condition de dizaines de millions de ressortissants parmi les moins favorisées dans les pays émergeants et l’enrichissement continu des classes possédantes dans les pays développés.

C’est dans cette situation problématique que se trouve une réponse possible au paradoxe qui nous occupe. Une gigantesque confrontation, tant idéologique qu’économique se livre sur la scène mondiale entre le secteur « privé » et le secteur « public ». Etant donné la liberté croissante des mouvements des personnes, des capitaux et des marchandises (un des fondements de la création de richesses) et l’accélération prodigieuse des communications, c’est le secteur privé qui semble gagner la partie haut la main. Le champ d’action planétaire du « privé » et ses ressources de très loin supérieures, lui permettent de mettre en concurrence et de mettre sous pression les autorités « publiques » dont les compétences sont limitées aux territoires où s’exercent leur souveraineté nationale respective, sauf quand ils parviennent à s’accorder sur un Traité où ils mettent certains pouvoirs en commun. Les péripéties entourant le « Doha Round » ou le « Protocole de Kyoto » soulignent la difficulté d’arriver à des résultats concluants.

Ce bras de fer se matérialise de plusieurs façons, dont les plus évidentes sont le chantage exercé par les grandes « multinationales » (par exemple, Arcelor Mittal confronté aux autorités françaises, belges et luxembourgeoises), ou encore le « lobby » des banques, dont les gouvernements sont souvent tributaires pour leur financement,  qui pèse de tout son poids sur les efforts de régulation (transparence, ratios prudentiels, séparation banques de dépôts/affaires, taxe sur les transactions financières, réglementation sur les rémunérations, etc.). A cette catégorie, on ajoutera les menaces de délocalisation ou simplement la réorientation des nouveaux investissements productifs vers des cieux plus accueillants (fiscalement, en coût de main d’œuvre, en réglementation sociale et environnementale, etc.). De plus, la grande flexibilité opérationnelle du secteur privé lui permet de se livrer, en toute légalité,  à l’arbitrage fiscal ou réglementaire entre régimes concurrents.

Pour remédier à ces faiblesses, les autorités (si elles ne bénéficient pas d’une rente de situation telle que des ressources en matières premières) se doivent d’exercer leur pouvoir sur un territoire d’une taille suffisante (USA, BRIC) de façon à ce que leur marché soit un débouché indispensable pour toute entreprise tournée vers l’exportation et donc, par définition, pour toute multinationale. Dans ce contexte, l’intégration politique, économique et financière de l’Union Européenne devient un objectif prioritaire et incontournable qui ne peut se limiter à un mandat de  négociation au sein de l’OMC et à la gestion communautaire de la politique de concurrence. Seul un pouvoir suffisamment centralisé permettra de défendre à armes égales les intérêts de ses citoyens, voir d’imposer ses vues, comme premier marché mondial en termes de richesse de ses consommateurs.  

De surcroît, dans ce combat pour le moment inégal, le secteur privé manifeste sa puissance au travers du déploiement de ses ressources dans des actifs diversifiés tant en nature qu’en répartition géographique. C’est ainsi qu’en investissant dans les grandes sociétés cotées (celles qui forment les indices) dont les nouveaux investissements sont souvent tournés vers les marchés émergeants à plus forte croissance, le « capitaliste » européen peut continuer à profiter d’une rente sur la croissance « mondiale », tout en bénéficiant de la protection « institutionnelle » garantie par l’Etat de droit et d’un système juridique développé. Ce sont donc les flux financiers privilégiant ce type d’investissements boursiers qui seraient l’explication des records récemment enregistrés, d’autant plus que l’alternative « obligataire » n’offre quasi aucun rendement et qu’en ce qui concerne le Japon, la dépréciation de la devise explique aussi en partie le comportement de la bourse, encore très loin d’atteindre (moins de 50%)  son sommet historiques de 1989.

Cette situation crée aujourd’hui, notamment en Europe, un climat capable de susciter de graves troubles sociaux. Ceux-ci ne sont pas limités à des revendications « économiques » comme le prouvent les récents débordements des manifestations en France sur le « mariage pour tous » ou des célébrations autour du titre de champion de football du PSG. Dans un climat de plus en plus délétère, tout et n’importe quoi devient sujet de contestation.

Après la deuxième guerre mondiale,  une grande partie de la croissance a été construite sur des investissements (et donc une création d’emplois), localisée d’abord en Europe occidentale (reconstruction suivie des trente glorieuses) et étendue, après la chute du mur de Berlin, à l’ensemble de l’Union Européenne élargie. Cette situation créait une convergence d’intérêts au sein du corps social, qui tolérait d’autant plus facilement les inégalités que presque tous bénéficiaient à des degrés divers de la prospérité générale. Avec la mondialisation, cette convergence a pris fin progressivement creusant le fossé d’inégalités entre le monde privilégié des actionnaires et des cadres supérieurs, servi (exploité ?) prioritairement par un secteur financier obèse, de plus en plus déconnecté du « monde réel », et celui de la population active vivant essentiellement de la rémunération de son travail, quand elle en trouve.

Cette perception, aussi caricaturale qu’elle puisse paraître, est nourrie par ce qu’on nomme les « licenciements boursiers » qui, souvent, conjuguent la mise à pied de travailleurs avec une hausse correspondante de la valeur des actions ; il est d’ailleurs vain de croire que ce phénomène spécifique puisse être combattu purement par voie législative.  Un autre type de « provocation » insoutenable est l’annonce quasi simultanée d’un bonus record pour un patron de banque et d’une restructuration qui réduira l’emploi de quelque 500 unités dans l’entreprise.

Au sentiment d’injustice, engendré par l’augmentation accélérée des inégalités, s’est ajoutée l’indignation sinon la colère – justifiée – d’une opinion publique, écœurée par les scandales à répétition qui s’étalent au grand jour et où une connivence malsaine entre et/ou au sein du monde des affaires et de la politique couvre des pratiques inacceptables (exemple : le scandale des investigations fiscales orientées aux Etats-Unis). Ainsi, à cause des agissements coupables d’une minorité parmi ceux qui exercent un pouvoir, se banalisent des comportements tels que la fraude fiscale, le détournement de fonds publics, le trucage d’appels d’offre, l’instrumentalisation de la justice, le financement illégal des partis, le lobbying effréné par des intérêts privés, et tant d’autres pratiques dépourvues de toute éthique qui minent la confiance des citoyens dans leurs représentants. Le spectacle de l’immunité des élus, qui s’accrochent à des privilèges, souvent exorbitants,  ne peut que renforcer l’attrait des sirènes nationalistes et populistes à l’odeur nauséabonde pour qui la crise actuelle est un terreau particulièrement fertile.

En conclusion, si la démocratie, qui se doit de garantir simultanément la prospérité économique et la justice sociale, doit survivre en Europe, il faut renforcer l’encadrement réglementaire du marché par une « puissance publique » indépendante du « pouvoir économique ». Pour protéger le citoyen de l’Union, ce renforcement indispensable de la puissance publique doit avoir, au minimum, une dimension européenne avec les transferts de souveraineté correspondants. C’est à cette l’échelle qu’il sera possible non seulement de faire prévaloir de manière interne à l’Union l’intérêt général sur l’intérêt particulier de groupements quels qu’ils soient (nationaux, sectoriels, corporatistes, de classes sociales, etc.) mais aussi de doter l’Union des pouvoirs nécessaires pour jouer un rôle prépondérant dans la gouvernance mondiale (G8, G20, ONU, FMI, BIRD, OTAN, OMC etc.).


Si l’on désire que « cette fois-ci les choses soient vraiment différentes » et que la crise se dénoue autrement que celle des années trente, il est urgent – sans remettre en cause les énormes avantages d’une économie de marché ouverte – d’assurer un rééquilibrage entre le privé et le publique pour s’assurer que les autorités disposent des moyens suffisants pour exercer efficacement les prérogatives qui leur reviennent.

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