Et Apple mit en lumière l’impasse absolue dans laquelle se trouve l’UE… <!-- --> | Atlantico.fr
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Margrethe Vestager
Margrethe Vestager
©EMMANUEL DUNAND / AFP

Cour de justice européenne

Le Tribunal de l'Union européenne a donné raison au géant américain en invalidant la décision de 2016 de la Commission européenne, condamnant Apple à rembourser 13 milliards d'impôts impayés à l'Irlande. Cette décision est un revers pour la Commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager. Un appel est possible devant la Cour de justice de l'UE.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Vincent  Vicard

Vincent Vicard

Vincent Vicard est Économiste - Resp. programme Analyse du Commerce International - CEPII.

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Atlantico.fr : Que révèle la décision de la Cour de Justice Européenne sur le procès Apple sur les relations entre les différentes institutions européennes ? Quels blocages ont été mis en avant ?

Christophe Bouillaud : A ce stade la Commission européenne peut encore faire appel de ce jugement, qui lui est clairement défavorable.  En tout cas, nous sommes là dans un processus normal au sein de l’Union européenne, c’est en effet en dernier lieu à la Cour de justice de l’Union européenne de dire sur chaque cas litigieux quel est l’état du droit tel qu’il dérive des traités et de sa jurisprudence antérieure. 

Il semble que, dans le cas d’espèce, c’est la liberté de chaque Etat de fixer les règles de sa propre fiscalité, liberté inscrite dans les traités, où toute décision en la manière doit être prise à l’unanimité, qui soit rappelée par les juges européens à la Commission européenne. Celle-ci croyait avoir trouvé un biais pour décourager les excès évidents de la concurrence fiscale entre Etats qui profite à certains Etats et surtout à certaines grandes entreprises multinationales, comme Apple. Cela semble raté à ce stade. 

Vincent Vicard : Cette décision de la Cour de Justice de l'UE d'annuler l'amende infligée à l'Irlande et à Apple constitue d'abord un coup d'arrêt à la stratégie de la Commission européenne de lutter contre l'évitement fiscal des multinationales au sein de l'UE par le biais de la politique de la concurrence et des aides d’État illégales. Cette décision, qui intervient après deux autres jugements de la Cour de Justice sur des sujets semblables, dont l'un favorable à la Commission, ne remet pas nécessairement en cause le principe de l'approche des services chargés de la politique de la concurrence mais son application dans le cas précis, et pourra par ailleurs faire l'objet d'un appel. Elle soulève surtout la question des outils que peuvent mobiliser les États membres et la Commission pour lutter contre la concurrence fiscale de paradis fiscaux au sein de l'Union, les sujets fiscaux se décidant à l'unanimité, et relance le débat politique sur le sujet.

Ces blocages se limitent-ils au domaine fiscal ?

Christophe Bouillaud : Non, mais tout de même le domaine fiscal est totalement central dans le fonctionnement des Etats. On retrouve d’ailleurs la même question avec la discussion en cours du paquet européen de relance. En effet, des Etats « frugaux », comme les Pays-Bas, qui veulent en profiter pour mettre les Etats les plus aidés, comme l’Italie, la France  ou l’Espagne, sous leur tutelle, se font désormais vertement rappeler qu’ils sont aussi des paradis fiscaux qui vivent au détriment d’autrui. 

Le second domaine de blocage est celui de la défense et des affaires étrangères. On se promet d’agir de concert, mais cela reste pour le moins difficile d’être toujours sur la même longueur d’onde face aux grandes crises internationales, comme dans le cas libyen par exemple. 

Le troisième, c’est l’immigration. Les Européens sont toujours incapables de trouver une réforme des Règlements de Dublin sur les réfugiés qui satisferait tout le monde. 

En résumé, c’est surtout sur les domaines régaliens traditionnels que cela bloque le plus, alors qu’à l’inverse, sur les aspects de « marché unique », cela se passe plutôt bien. La crise du Covid-19 vient d’ailleurs de montrer la capacité de ce « marché unique » à continuer à fonctionner en dépit des difficultés sanitaires. 

Vincent Vicard : Cette décision ne doit pas forcément être rapprochée des débats actuels sur le plan de relance européen, les lignes de fractures ne se recoupant pas complètement. La situation de crise économique rend cependant la question de l'évitement fiscal d'autant plus prégnante, du fait de l'ampleur des pertes de recettes publiques en jeu - un cinquième des recettes d’impôt sur les sociétés pour la France selon certaines estimations.

Comment expliquer que ces blocages soient largement éludés des débats publics, notamment par Emmanuel Macron ?

Christophe Bouillaud : Tout d’abord, tout le récit d’Emmanuel Macron sur l’Europe depuis 2017 est qu’il est, lui personnellement, capable de faire avancer les choses. Il ne va donc pas insister sur les blocages, mais plutôt sur tout ce qui avance, selon lui, en Europe. La mise en valeur des blocages fait partie du discours de ses adversaires. 

Ensuite, au-delà de cet aspect de présentation de soi comme l’homme qui relance l’Europe, il faut dire que tous ces blocages témoignent du fait que les Européens sont arrivés au seuil du fédéralisme, mais qu’ils ont bien du mal à sauter l’obstacle. Ce saut reste de l’ordre de l’impensable, car les populations ne sont pas prêtes. De fait elles vivent encore toutes dans leur « bulle nationale ». C’est particulièrement vrai en France, où la prétention est d’avoir les avantages d’une Europe fédérale sans aucun des inconvénients liés à cette Europe fédérale. Les dirigeants français, comme Emmanuel Macron, ont bien du mal à articuler une vision rationnelle sur ce point, et craignent de ne pas être suivis par les électeurs français. Il faut dire qu’à force de ne pas parler d’Europe dans les grands médias audiovisuels – parce que cela n’intéresse pas les téléspectateurs – les Français ignorent largement qu’ils sont déjà dépendants d’un système politique quasi-fédéral. 

Vincent Vicard : En temps qu'économiste je ne suis pas le mieux placé pour répondre à cette question, mais il me semble que dans le cas de la taxe GAFA, qui faisait suite à une proposition de la Commission d'une taxe similaire au niveau européen, le blocage de certains pays dont l'Irlande avait été clairement pointé.

Les solutions pour permettre la levée de ces freins au fonctionnement optimal de l'UE se limitent-ils à un retrait organisé des pays mécontents ? Doit-on anticiper l'effondrement de l'UE ?

Christophe Bouillaud : Pour l’instant, il faut bien constater que le retrait du Royaume-Uni n’a pas fait beaucoup de volontaires pour suivre son exemple. Le retrait n’est pas une option, ou, du moins, ne le sera pas tant que le Royaume-Uni n’aura pas montré par ses résultats à moyen terme qu’il s’agissait de la bonne solution. Par contre, le combat politique mené de l’intérieur semble payant, comme le font la Hongrie ou la Pologne avec fracas, ou plus discrètement, un pays comme le Danemark. 

Surtout, il faut rappeler qu’il existe déjà des possibilités de faire jouer les clauses existantes des traités actuels pour résoudre certaines difficultés. A ce stade, rien n’empêcherait de se mettre d’accord pour mieux taxer les multinationales. Il suffit d’avoir un accord politique entre Etats membres. 

Par ailleurs, rien n’empêche non plus une révision des traités. Les nécessités de l’heure peuvent y amener. 

Enfin, anticiper l’effondrement de l’UE est peut-être actuellement sa meilleure défense. En effet, c’est largement ainsi, par la crainte du pire, qu’Angela Merkel s’efforce de faire passer auprès de l’opinion publique allemande l’idée d’un budget européen de relance beaucoup plus solidaire que les projets mis sur la table avant la crise du Covid-19. Plus profondément, il ne faut pas trop craindre – ou espérer - l’effondrement de l’UE, parce que, pour l’instant, tous les grands acteurs économiques du continent restent en sa faveur. Le cas britannique montre bien d’ailleurs le rôle de ces acteurs économiques : je ne suis pas sûr que la City soit prête à perdre son « passeport européen », malgré les rodomontades de Boris Johnson d’une négociation avec l’UE à sens unique en faveur du Royaume-Uni.

Vincent Vicard : Sur les sujets fiscaux, des discussions sont en cours sous l'égide de l'OCDE pour parvenir à un accord international sur la réforme de la taxation des multinationales, du secteur du numérique mais pas seulement. Même si les négociations ont été récemment repoussées par les États-Unis, on peut espérer des avancées de ce coté dans les mois qui viennent. Ce cadre de  négociations reflète cependant l'incapacité des européens à traiter le sujet au niveau de l'Union européenne, où la concurrence fiscale et la présence de paradis fiscaux constituent des menaces pour la soutenabilité des systèmes sociaux des pays membres et le fonctionnement du marché intérieur. Il faut espérer que cette décision force le débat politique européen sur le sujet et oblige les États à avancer sur les questions de concurrence fiscale.

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