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Entrée dans l’inconnu stratégique :  qui a le plus à perdre de Téhéran ou de Washington ?
©ARIF ALI / AFP

Bras de fer politique et militaire

La frappe américaine contre le général Ghassem Soleimani, autorisée par Donald Trump, a provoqué un véritable séisme sur le plan diplomatique, stratégique et militaire entre Washington et Téhéran. Les menaces se multiplient. L'Iran a tiré des missiles contre deux bases abritant des soldats américains en Irak dans la nuit de mardi à mercredi.

Thierry Coville

Thierry Coville

Thierry Coville est chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. Il est professeur à Novancia où il enseigne la macroéconomie, l’économie internationale et le risque-pays.
 
Docteur en sciences économiques, il effectue depuis près de 20 ans des recherches sur l’Iran contemporain et a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur ce sujet.
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Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani est avocat et essayiste, spécialiste du Moyen-Orient. Il tient par ailleurs un blog www.amir-aslani.com, et alimente régulièrement son compte Twitter: @a_amir_aslani.

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Atlantico.fr :  La frappe américaine contre Ghassem Soleimani autorisée par Donald Trump sort totalement du cadre diplomatique habituel et créé ainsi une réalité stratégique différente. Depuis, les menaces en provenance de Washington se multiplient. Dans la nuit du mardi 7 au mercredi 8 janvier, deux bases abritant des soldats américains en Irak ont été visées par des missiles. 

La réponse démesurée de Donald Trump sortant du cadre diplomatique habituelle n'est-elle pas déstabilisatrice pour le gouvernement iranien habitué à un cadre diplomatique peut être plus conventionnel ? 

Thierry Coville : Je ne formulerai pas les choses telle quelles. Je pense qu'en effet les iraniens ont été choqués par la frappe américaine contre Ghassem Soleimani, ça a été pour eux un vrai choc. Il ne faut pas oublier qu'en Iran il y a deux camps : le premier mené, par Hassan Rohani, qui a joué le rôle de la diplomatie internationale ces dernières années, a imposé et négocié l'accord sur le nucléaire et le second mené par les conservateur et incarné par la personne du guide suprême, Ali Khamenei. Les modérés avaient gagné, avec la signature de l'accord sur le nucléaire Iranien en juillet 2015, une certaine marge de manœuvre qu'ils ont plus ou moins perdu depuis la décision américaine, prise par Donald Trump, de sortir de l'accord. 

L'approche modérée n'a donc plus vraiment la cote en Iran, les durs ont repris les manettes du pouvoir. Or, avec cet "assassinat", Donald Trump, tape en plein dans le mille du coeur de ce qui fait le logiciel de la République Islamique iranienne, c'est-à-dire le culte du martyre et le nationalisme. En effet, alors qu'il y avait jusqu'alors et suite à la répression des mouvements protestataires de novembre dernier de fortes tensions au sein du pouvoir iranien, il y aujourd'hui un resserrement des rangs. Nous n'avions pas vu de telles foules -telle que celle présente lors de l'enterrement de Ghassem Soleimani- depuis l'enterrement de l'ayatollah Khomenei. Il y a donc un sursaut nationaliste en Iran, lequel renforce le régime. 

Pour répondre pleinement à votre question, il y a en ce moment même un débat entre les modérés et les conservateurs. Un groupe de 60 modérés a écrit une lettre dans laquelle ils mettent en garde les conservateurs et leur demandent de ne pas tomber dans le piège tendu, selon eux, par Israël et les Etats-Unis et de ne pas se lancer dans une guerre que le pays perdrait. Face à eux, les durs sont partisans de la manière forte et, confrontés à la réaction imprévisible de Donald Tump, ils semblent, au contraire, être dans leur élément. Cependant, il ne faut pas non plus négliger leur côté extrêmement calculateur. Leur objectif n'est pas de provoquer une guerre mais ils sont partagés entre l'obligation de réagir face à la décision extrême de Donald Trump, ne serait-ce que pour conserver leur crédibilité dans la région, et le besoin de faire preuve d'une certaine prudence.  A l'heure actuelle, les dirigeants politiques iraniens se réunissent continuellement et sont en train de réfléchir à la réaction adéquate : ils ne vont pas se précipiter, mais ils répondront certainement de la manière qu'ils estiment être la plus adaptée à la décision américaine. C'est-à-dire faire mal aux Etats-Unis, en retour, mais sans pour autant déclencher une guerre. 

Ardavan Amir-Aslani : Depuis la mort de Ghassem Soleimani, le monde attend en tremblant l'éventuel basculement des Etats-Unis et de l'Iran dans la guerre totale. Pour autant, au-delà du discours militariste et bravache de Donald Trump, sa décision de faire assassiner le général iranien, qui semble ne répondre à aucun plan précis et a pris même le Pentagone de cours, pourrait s'avérer désastreuse pour les intérêts américains au Moyen-Orient sans pour autant amener l'Iran au bord du gouffre. 

L'administration Trump justifie cet acte – décidé au mépris du droit international - en présentant Ghassem Soleimani comme un « terroriste », l'assimilant à Oussama Ben Laden ou Al-Baghdadi, deux chefs d'organisations terroristes effectivement abattus par l'armée américaine en 2011 et 2019.  Il est cependant difficile de mettre sur le même plan Ghassem Soleimani, haut dignitaire d'un pays souverain en visite dans un autre pays souverain et sur l’invitation du premier ministre iraquien, et des hors-la-loi revendiquant attentats, massacres et mise en esclavage, sous mandat d'arrêt international et en fuite perpétuelle. Les Etats-Unis maintiennent néanmoins que le statut de Soleimani lui permettait de « couvrir ses activités terroristes »... Une fois la propagande écartée, les faits sont têtus : les Etats-Unis ont délibérément assassiné un militaire d'un pays étranger en mission, et revendiqué l'acte comme tel. Il faut remonter à la Seconde guerre mondiale pour trouver un tel précédent, lorsque les Américains ont abattu l'avion de l'amiral japonais Isoroku Yamamoto en 1943. Le Japon et les Etats-Unis étaient alors juridiquement en guerre, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui avec l'Iran. 

L'état-major américain s'est justifié enfin d'avoir assassiné Soleimani pour prévenir « toute future attaque iranienne », mais surtout pour fragiliser encore un peu plus la République islamique dans le bras de fer qui l'y oppose depuis mai 2018, date du retrait américain de l’accord nucléaire avec l’Iran. Or, il se pourrait que les Américains obtiennent un résultat très éloigné de ces objectifs. Qu'il soit aimé ou détesté en Iran, Ghassem Soleimani transcende, par sa mort, les clivages politiques. Aux abois après les manifestations du mois de novembre, qui signifiaient clairement le rejet d'un régime exsangue par une majorité d'Iraniens, la République islamique dispose désormais d'une occasion inespérée de resserrer les rangs de sa population divisée, face à la menace d'un ennemi extérieur qui n'a plus rien de fantasmé. Car pour l'heure, c'est toujours le régime des ayatollahs, bien qu'extrêmement impopulaire, qui détient les moyens de riposter à ce qui est considéré comme un acte de guerre. 

Si, ni les américains ni les iraniens n'ont intérêts à ce que la situations dégénère, alors que Donald Trump multiplie les menaces, comment la situation peut-elle évoluer Aujourd'hui, lequel des deux état à le plus à perdre ? 

Thierry Coville : L'Iran en terme de rapport de force militaire ne fait pas le poids face aux Etats-Unis. Mais, ce qui m'étonne réellement dans l'attitude actuelle de Donald Trump c'est qu'il sort totalement de sa stratégie habituelle vis à vis de l'Iran. On en vient même à se demander s'il a réellement réfléchi aux conséquences de sa décision. En effet, après avoir décidé de la frappe contre Soleimani, il a tweeté "les iraniens ont toujours gagné lorsque l'on fait des négociations".Or, en tweetant ceci le Président américain paraît totalement ignorer la gravité de son geste : après la frappe la américaine, la possibilité que les iraniens acceptent de revenir à la table des négociations -sur l'accord nucléaire notamment- semble plus que mince. Donald Trump ne peut pas à la fois donner l'ordre de tuer Soleimani dans ces conditions, avec l'émotion que la mort du général dégage en Iran, et attendre en même temps de Khamenei qu'il accepte de reprendre les discussions. Avec Téhéran il faut toujours se tenir sur ses gardes, mais je pense même que si Donald Trump venait à être ré-élu en 2020, les iraniens ne discuteraient plus en aucun cas avec Washington. 

J'ai donc l'impression que Donald Trump sort du cadre qu'il avait lui-même fixé. Il n'a cessé de répéter qu'il voulait de nouvelles négociations mais on voit mal comment, dans cette nouvelle réalité stratégique, un tel scénario est envisageable. Il faut donc que d'autres Etats -comme l'Union Européenne- interviennent tels qu'ils avaient promis de le faire, sans succès, lors de la sortie des Etats-Unis de l'accord sur le nucléaire. Il faut que les européens remplissent leurs obligations et soient crédibles, il faut agir aux côtés de la Russie et de la Chine pour conserver les retombées économiques prévues dans le cadre de l'accord sinon, les iraniens sortiront tout simplement de l'accord de manière drastique et reprendront pleinement leur programme nucléaire militaire.

Les Etats-Unis se montrent ici sous un bien mauvais jour. Chacun des deux pays a beaucoup à perdre d'un conflit ouvert éventuel, mais ce que l'on retient surtout ici c'est surtout le manque de respect que Donald Trump a pour le droit international notamment lorsqu'il menace de frapper 52 sites culturels iraniens et les mensonges répétés ces derniers jours afin d'expliquer la mort de Soleimani. Il y a un gros problème de crédibilité : les américains dans leur narratif n'arrêtent pas de répéter que Soleimani était un terroriste et entendait, avant sa mort, s'en prendre au intérêts américains or ils ne parviennent pas à fournir quelconques preuves de ces accusations. Ils entrent dans une diabolisation extrême de l'Iran, en accusant Soleimani d'avoir joué un rôle dans les attentats du 11 septembre- ce qui est totalement faux- ils se ridiculisent presque. C'est presque l'Irak bis repetita ! 

Il n'y a pas de gagnant possible dans ce conflit, l'Iran a beaucoup à perdre (sa situation économique est catastrophique) mais les Etats-Unis également, d'autant plus qu'ils entraînent un grand nombre de pays dans cet engrenage.

Ardavan Amir-Aslani : La question de l'éventualité d'une réponse de l'Iran ne se pose pas. Seule celle de sa mise en œuvre occupe désormais toutes les spéculations, et dépendra fortement d'une reconfiguration interne qui va se jouer dans les prochaines semaines. 

En février, les Iraniens se rendront aux urnes pour les élections législatives. La mort de Soleimani augure très certainement la défaite des réformateurs au profit des conservateurs et des partisans de la première heure de la ligne dure face à l'Occident. A la faveur du climat ambiant, les Gardiens de la Révolution se trouveront naturellement renforcés. Soleimani, commandant de la force Al-Qods, observait une neutralité vis-à-vis du champ politique, même si on l'imaginait déjà succéder à Hassan Rohani aux prochaines élections présidentielles. Mais la branche plus politisée du corps militaire ne manquera pas l'occasion offerte par sa disparition de s'affirmer sur la scène politique iranienne.
Paradoxalement, le changement de régime espéré par Washington pourrait peut-être survenir en Iran... mais si le pays cesse d'être une théocratie, il ne deviendra pas une démocratie pour autant. La chute des ayatollahs profitera plus vraisemblablement aux militaires et notamment aux Gardiens de la Révolution, bras armé le plus radical du régime qui a contribué à la répression sanglante des émeutes de novembre. Pourtant largement détestés des Iraniens, les Gardiens peuvent désormais rallier l'opinion à leur cause en jouant sur le sentiment nationaliste blessé  ainsi que sur la crainte de frappes américaines sur le territoire iranien.

Sur le plan extérieur, l'Iran joue encore la carte de la diplomatie avec l'abandon de ses obligations dans le cadre de l'accord de Vienne, sans pour autant sortir clairement du traité de façon à ménager les signataires restants. Téhéran a notamment précisé qu'il continuerait de coopérer avec les agents de l'AIEA. L'effort diplomatique reste donc à l'ordre du jour vis-à-vis des partenaires européens, chinois et russes, mais face aux Américains, l'Iran se montre sur le pied de guerre, et la question de frappes directes ou indirectes se pose. 

Certes, les militaires iraniens ont d'ores et déjà annoncé qu'ils riposteraient en frappant les bases et contingents de soldats américains répartis dans tout le Moyen-Orient. Mais l'unanimité des réactions des alliés de l'Iran, du Hezbollah aux Houthis en passant par les milices chiites en Irak, laisse penser que l'organisation d'un front uni anti-américain dans toute la région fera partie des plans de la République islamique. Son ministre des affaires étrangères, Mohammed Javad Zarif, l'a clairement énoncé : « La fin de la présence maligne des Américains en Asie de l'ouest a commencé. » 

La possibilité semble crédible, si l'on en juge par les dernières déclarations et décisions observées en Irak. Le pays a également perdu dans l'attaque de vendredi dernier deux éminentes figures militaires. Exactement comme en Iran, l'apparition d'un ennemi commun semble ressouder un pays jusque-là profondément divisé et au bord de la guerre civile. Même Moqtada Al-Sadr, qui avait pourtant joué la carte anti-iranienne durant les manifestations d'octobre dernier, crie vengeance. Le Parlement a ainsi voté à l'unanimité de ses membres présents le retrait des troupes américaines d'Irak, qui se contenteront d'entraîner et de conseiller les forces irakiennes, mais seront interdites de quitter leurs bases ou de voler dans l'espace aérien irakien le temps que les arrangements nécessaires soient faits pour leur départ. Donald Trump a beau promettre en représailles des sanctions « comme jamais l'Irak n'en a connues, plus dures encore que les sanctions iraniennes » et d'exiger le remboursement de l'intégralité des financements américains, le pays, qui observait jusqu'à présent une prudente neutralité entre ses deux parrains ennemis, a déjà choisi son camp, celui du voisin iranien. 

Alors que l'on est face à une réalité stratégique différente, lequel des deux Etats peut tirer son épingle du jeux ? 

Thierry Coville : Si la question de la répression de novembre reste posée, c'est incroyable à quel point l'atmosphère a changé en quelques jours : le régime iranien est solidifié, en Irak les chiites sont beaucoup plus soudés et le pays ne parle plus d'expulser l'Iran, tous les alliés de l'Iran s'unissent autour de la République Islamique et promettent également des réactions... On a l'impression que tous les alliées régionaux de l'Iran réagissent sous l'émotion, renforçant ainsi l'influence iranienne dans la région. 

Bien entendu, l'Iran ne fait pas le poids face aux Etats-Unis militairement parlant mais penser que la décision américaine aller permettre de réduire l'influence iranienne dans la région est une grossière erreur. La logique iranienne est de dire : si vous nous attaquez nous mettrons le feux partout. Donc, l'assassinat de Soleimani les renforce encore davantage dans cette logique. D'un côté l'Iran se prépare donc à une guerre asymétrique, et les Etats-Unis bien que militairement supérieure, souffriraient tout autant d'un éventuel conflit.

Ardavan Amir-Aslani : Pour l'heure, la mort de Soleimani, loin de préserver les Etats-Unis, les expose plus que jamais. L'abandon en rase campagne des Kurdes face à l'offensive turque l'été dernier, l'absence de réaction après l'attaque des sites pétroliers saoudiens le 14 septembre dernier, avaient déjà largement entamé la confiance que leurs alliés pouvaient avoir en eux. Aujourd'hui, l'Irak préfère se détourner des Américains pour rallier, du moins officiellement, un voisin contre lequel il s'est battu durant huit années sanglantes. Et les talibans eux-mêmes - pourtant sunnites donc ennemis théoriques de l'Iran chiite – ont fait part de leur soutien à la République islamique... avec d'évidentes arrière-pensées stratégiques. S'ils ne manquent pas de moyens, les Américains manquent désormais de crédibilité, et ce n'est pas la menace de frapper 52 sites culturels iraniens – un pour chaque Américain pris en otage à Téhéran en 1979 – véritable acte de guerre allant à l'encontre de tout le droit international, qui contribuera à la leur redonner. Les Etats-Unis apparaissent plus isolés que jamais, seulement encerclés par des pays qui leur sont majoritairement hostiles. 

Les Américains oublient enfin que l'armée iranienne n'a rien de commun avec l'armée épuisée par les purges de Saddam Hussein, ou la guérilla des Vietnamiens et des Afghans. Il reste incontestable que l'Iran est une puissance militaire régionale de premier plan, dotée d'équipements sophistiqués et d'hommes entraînés, une armée entièrement préparée et investie depuis plusieurs années face à l'éventualité d'une guerre. A l'inverse de Trump, les Iraniens ne réagiront pas sous le coup de l'émotion, même vive, pour lancer leur riposte. Comme l'a déclaré un ancien commandant des Gardiens de la Révolution, il ne fait aucun doute que l'Iran réagira, mais de façon indirecte : « A la différence de Trump, qui agit de façon stupide, nous sommes des joueurs d'échecs et nous évaluons les conséquences avant chaque mouvement. » Ghassem Soleimani lui-même lançait le même type d'avertissement à l'administration Trump, qui résonne aujourd'hui d'un ton étrangement prophétique : « Vous commencerez la guerre, mais nous en déterminerons la fin ». 

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