"En voulant supprimer le latin, on cherche à faire de nous des penseurs dociles, peut-être parce qu’on gouverne mieux des imbéciles." <!-- --> | Atlantico.fr
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80% de notre vocabulaire vient du latin.
80% de notre vocabulaire vient du latin.
©Charles Platiau / Reuters

Réforme des programmes

Après la publication du décret de la réforme du collège et alors que la circulaire d’adaptation est encore en débat, plusieurs spécialistes reviennent sur ce que peuvent apporter l’étude du grec, du latin, du Moyen-Âge et des Lumières. Aujourd’hui, entretien avec Jean-Noël Robert, latiniste et historien de Rome.

Jean-Noël Robert

Jean-Noël Robert

Jean-Noël Robert est latiniste et historien de Rome. Auteur de nombreux livres sur l’antiquité romaine, dont Pompéi, De Rome à la Chine et Les plaisirs romains, il est aussi directeur de collections aux Belles Lettres. 

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Atlantico : Pourquoi apprendre encore le Latin à l’ère du numérique ?

Jean-Noël Robert : La connaissance du latin, c’est tout simplement la connaissance de notre langue : 80% de notre vocabulaire vient du latin, notre grammaire est héritée du latin. Par conséquent, que nous le voulions ou non, nous parlons le latin. Souvent, je suis surpris de voir que même les personnes qui sont au sommet de l’Etat utilisent un vocabulaire approximatif. On a parfois l’impression qu’ils ne connaissent pas le sens des mots. Ca crée un certain nombre de confusions. . Il y a pourtant du plaisir à savoir ce qu’on dit, à penser avec précision, outre que cela peut être utile… 

Le latin, par sa rigueur, par sa précision et par son histoire est un élément qui structure l’esprit. Je me rappelle avoir entendu le Pr Laurent Schwartz expliquer un jour que le latin était plus formateur pour l’esprit que les mathématiques. En nous obligeant à une distanciation entre le langage et la pensée, le latin nous offre la possibilité d’une expérience de la pensée autonome. C’est un élément essentiel, car sans cela nous allons avoir des petits perroquets qui répètent tout ce qu’on leur apprend mais restent muselés par une pensée unique. Et j’ai l’impression qu’en voulant supprimer le latin, en voulant empêcher ce moyen d’acquérir une pensée personnelle et critique, on cherche à faire de nous des penseurs dociles, peut-être parce qu’on gouverne mieux des imbéciles.

Apprendre une langue, vous l’avez dit, c’est adopter des structures de pensée. C’est aussi intégrer l’héritage d’une civilisation. Que devons-nous principalement aux Romains ?

Quels sont ceux qui ont uni sous leur loi les peuples du monde ancien en généralisant la pax romana jusqu’aux confins de l’empire ? Quels sont ceux qui ont façonné un modèle qui a permis à tous ces hommes de s’unir et de s’identifier ? Ce sont les Romains. Si on veut éviter l’émiettement des cultures qui forment la civilisation européenne, il faut se retrouver dans cette volonté d’être un tout, retrouver une culture signifiante qui étaie notre quête de communauté. On nous parle tous les jours de l’Europe. Rappelez-vous Kissinger disant : "l’Europe, quel numéro de téléphone ?" Eh bien l’Europe a un numéro de téléphone : c’est la ligne des Romains.

Le traité de Maastricht dit dans son article 8 : "Il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne qui a la nationalité d’un Etat-membre. La citoyenneté de l’Union complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas." C’est-à-dire que comme à Rome où on était citoyen de Rome et de sa petit patrie, pour reprendre les mots de Cicéron, si on veut avoir des citoyens de l’Union, il faut avoir des gens qui ont leur originalité de langue et de pensée et en même temps qui puissent se comprendre et se sentir en communauté. Or le latin est la langue de la culture européenne, non pas une langue morte, mais une langue mère. Elle est notre substrat commun. Je ne porte là aucun jugement de valeur : elle n’est ni meilleure, ni moins bonne qu’une autre, mais c’est un fait.

Le latin serait donc un facteur d’intégration ?

Nous ne sommes que les maillons d’une chaîne, qui nous relie dans le temps et dans l’espace. Chaque nouvelle génération ajoute un maillon à cette chaîne. Elle ne la détruit pas, sans quoi elle n’existerait plus : elle s’accroche au précédent et ouvre les bras au suivant qui la poursuivra pour aller plus loin. Il n’y a que comme cela qu’on progressera. On ne progresse pas en tuant ses parents. Il en va de même pour la langue.

Et aujourd’hui, avec les migrations de populations, si on n’aide pas à accueillir et à intégrer ces populations pour renforcer l’Europe, on ira vers sa désintégration, avec intolérance, conflits, incompréhensions. La culture latine permet d’avoir une patine commune, quelque chose qui va nous rassembler, ce qui ne veut pas dire qu’on va renier les particularités de chacun, mais qu’on va essayer de leur donner une force commune pour aller de l’avant.

Et que répondez-vous à ceux qui disent qu’il s’agit d’un enseignement élitiste, inégalitaire ?

Le biologiste Jean Rostand, disait déjà il y a un siècle : "Nous sommes des individus et on veut faire de nous une collection de semblables". L’égalité ne réside pas dans le fait que nous soyons tous semblables, mais dans la reconnaissance de la valeur propre de chacun. Ce n’est pas parce que tout le monde ne peut pas faire telle ou telle chose, qu’on doit l’interdire aux autres : va-t-on interdire la cuisine parce qu’on trouve des gens qui ne savent pas faire cuire un œuf ? Ils ne savent pas faire cuire un œuf, mais ils savent faire autre chose. Le problème, c’est que ceux qui font ces réformes sont des gens qui sont d’abord motivés par une idéologie. Ils ne s’intéressent absolument pas à la diversité des talents. C’est ce qui fait qu’un certain nombre d’établissements se transforment en ghettos où les profs ne peuvent rien enseigner parce que leur enseignement n’est pas adapté. Ce dont des procédés suicidaires, destructeurs. C’est d’un mépris pour les capacités de la jeunesse que je trouve ahurissant.

Le département où le latin s’est le plus développé ces dix dernières années est d’ailleurs la Seine-Saint-Denis…

Oui, le latin, dans les banlieues, pour les jeunes qui se battaient avec le français et avaient moins de facilités à cause de leur contexte familial par rapport aux fils de bourgeois, était un moyen de se valoriser, car devant lui, tout le monde était à égalité. Cela a permis à beaucoup d’entre eux de prendre confiance, de prendre conscience de leur valeur. Alors qu’on ne vienne pas nous dire que c’est pour l’élite. C’est maintenant, avec cette réforme, que ça le sera, parce que le latin ne sera plus enseigné que dans les écoles privées et seuls ceux qui auront de l’argent pourront en faire bénéficier leurs enfants.

Entretien réalisé par Pauline de Préval

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