En guerre, oui mais contre qui ? Une accumulation d’étrangetés qui devrait nous alerter sur la nature réelle de l’Etat islamique<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
La nature, l'essence de l'Etat islamique est indéniablement celle d'une armée mercenaire.
La nature, l'essence de l'Etat islamique est indéniablement celle d'une armée mercenaire.
©

Objet terroriste non identifié

Théorie et pratique : voyons maintenant ce qu'a concrètement fait l'EI en Irak puis en Syrie et quelles ont été les conséquences réelles de ses propres actions. Troisième et dernière partie de notre série sur ce qu'est vraiment l'Etat islamique.

Xavier Raufer

Xavier Raufer

Xavier Raufer est un criminologue français, directeur des études au Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II, et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Dernier en date:  La criminalité organisée dans le chaos mondial : mafias, triades, cartels, clans. Il est directeur d'études, pôle sécurité-défense-criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers. 

Voir la bio »

Sommaire des deux premières parties

>>  Partie 1 : tout ce que le groupe islamiste n’est pas

>> Partie 2 : que sait-on vraiment sur L'EI ?

Une accumulation d'inquiétantes étrangetés...

N'oublions pas ceci : certes en majorité chi'ites, les Irakiens sont d'abord des Arabes, en majorité restés fidèles à l'Irak de Saddam durant la longue et meurtrière guerre Irak-Iran. Sentimentalement, spirituellement, ces Arabes révèrent sans doute le chi'isme perse et ses lieux saints, Qom, Mashhad ; mais politiquement, Téhéran leur pèse ; ils sont plutôt réticents au côté "aide fraternelle" de l'Iran, qui sent parfois trop celle de l'Union soviétique à la Pologne, dans la décennie 1980... C'est dans cette ambiance que l'autorité politique suprême des chi'ites irakiens, l'ayatollah Muhammad Bakr al-Hakim, chef du Conseil supérieur de la révolution islamique en Irak, rentre de son exil iranien et réintègre la ville sainte chi'ite de Najaf. On l'attendait vent debout contre l'occupation américaine, or le voilà au contraire conciliant, prêt même à une coopération limitée avec l'occupant.

Suivons maintenant al-Zarqawi, arrivé en Irak début 2003. Son premier acte de terreur vise justement Muhammad Bakr al-Hakim, pulvérisé avec une centaine de ses fidèles dans l'explosion d'une gigantesque bombe à Najaf, en août 2003. L'attentat est revendiqué par Zarqawi mais plusieurs experts signalent une action des unités spéciales des Pasdaran iraniens, sous couverture jihadie.

Pire encore en février 2006 : un énorme attentat  détruit presque (dôme effondré, etc.) la mosquée de Samarra, où sont inhumés deux des 12 imams saints des chi'ites : Ali al-Naqi (10e imam) et Hassan al-Askari (11e).

Cette dernière provocation et tuerie de Zarqawi (il y en a eu bien d'autres en 2004 et 2005) déclenche une féroce guerre civile entre sunnites et chi'ites ; des milliers de fidèles des deux communautés sont assassinés dans les jours suivants. Ce qui a pour effet de jeter les Arabes chi'ites irakiens dans les bras de l'Iran ; ils doivent désormais mendier aide et protection au "grand frère" ; voilà in fine l'Irak devenu un vassal de Téhéran. Dès lors chez lui à Bagdad, le général iranien Qassim Suleimani y a voix au chapitre et rang de proconsul.[1]

Notons enfin que, de 2007 à 2009, le rouleau compresseur du surge américain déferle sur l'Irak : 170 000 GI's au combat ; un budget de 100 milliards de dollars par an. Un sursaut militaire notamment destiné à anéantir l'Etat islamique, après la liquidation de son chef, en 2006.

Or - autre miracle - l'E.I passe entre les gouttes du surge et traverse les années 2010 et 2011 sans dommage majeur. Fin 2011, l'armée US quitte l'Irak ; la dernière unité opérationnelle a quitté le pays le 18 décembre.

Syrie : que fait concrètement l'E. I.

La guerre civile syrienne commence à bas bruit au printemps 2011, par l'apparition au grand jour d'une "Armée syrienne libre" qui lance des opérations visant à la doter de "zones libérées". Puis apparaît une branche syrienne d'al-Qaïda, du nom de Jabhat al-Nosra.

Venues de la province irakienne d'al-Anbar, de premières unités de l'Etat islamique en Irak traversent fin 2011 la "frontière" de la Syrie. Pour rejoindre à la coalition anti-Bachar al-Assad ? Rappel : "alaouite", ce dernier est un allié durable de l'Iran chi'ite, bête noire des salafistes. Tout au contraire : à peine en Syrie, l'E.I attaque l'Armée syrienne libre et Jabhat al-Nosra avec son usuelle sauvagerie, égorgeant leurs chefs, massacrant leurs miliciens refusant l'allégeance au califat et occupant leurs positions ; ce, sous de fumeux prétextes religieux.

Comme naguère en Irak, le comportement de l'E.I est tel qu'en comparaison, Bachar devient présentable. Sur les talons de l'E.I, voilà le général iranien Suleimani en Syrie ; peu après, des miliciens chi'ites, Hezbollah en tête, volent par milliers au secours du régime syrien. Impavide, l'E.I. poursuit son jihad-gore jusqu'en 2014 au nord de la Syrie ; cette fois, les milices kurdes entrent en guerre contre la rébellion syrienne, soulageant d'autant le régime de Damas.

En Février 2014, à Alep, Abu Khaled al-Suri, chef de la coalition pro-al-Qaïda en Syrie (Ahrar al-Cham + Jabhat al-Nosra) est victime d'un attentat-suicide fomenté par l'E.I. La sanglante guerre opposant les deux entités islamistes a déjà fait des milliers de morts. Temps pendant lequel l'armée du régime syrien, repliée sur la "Syrie utile", compte les points.

Ainsi de suite jusqu'à ce jour : en août 2015, al-Nosra fuit le nord de la Syrie, suite à une vague d'attentats-suicide de l'E. I. (40 morts). Début septembre encore, l'E.I. combat d'autres rebelles, pro-américains, en périphérie de Damas.

De 2003 à ce jour, d'abu Musab al-Zarqawi à Abu Bakr al-Bagdadi, tels sont les opérations de l'Etat islamique en Irak et en Syrie et leurs conséquences concrètes.

Deux points encore :

• Imaginons un individu ou un Etat haïssant férocement le sunnisme extrémiste salafi-jihadi. Imaginons encore que ce "salafophobe" dispose de moyens immenses et d'opérateurs fort habiles. Pour disqualifier ou tuer le salafisme, pour horrifier la planète - musulmans inclus dans leur quasi-totalité - que pourrait-il rêver de mieux que l'E. I., son tintamarre médiatique, ses égorgements, ses bûchers, ses viols d'esclaves, ses dynamitages ? L'E.I. retourné au néant, qui osera encore se dire salafiste dans le demi-siècle qui vient ?

• Au Moyen-Orient, la "grande puissance néo-impériale" avait deux projets, lui permettant, s'ils se réalisaient, de sortir du funeste piège des années-Bush:

  • Syrie, créer une armée d'opposition "modérée" à Bachar al-Assad, prélude à un changement de régime à Damas,
  • Irak : créer une alliance politique sunnites + chi'ites dépassant la guerre confessionnelle et gouvernant ensemble le pays.


Et voici notre question directrice : qui a totalement anéanti ces deux projets - aujourd'hui franchement risibles - si ce n'est l'Etat islamique ? Et quelle est alors la seule option laissée à la Maison Blanche d'Obama, pour tenter de restaurer un semblant d'ordre régional ? Ne serait-ce pas d'emprunter le chemin de Téhéran ?

Les sournoises (et constantes) pratiques de la République islamique d'Iran.

Bref retour en arrière pour - encore - une énorme étrangeté : lors de l'offensive américaine en Afghanistan (dès le 8 octobre 2001) les moujahidine étrangers fuient ce pays, la plupart vers le Pakistan. Pas al-Zarqawi, installé à Herat, ville-frontière de l'Iran, grouillante d'agents de tout type, où sa troupe de fanatiques se forme aux techniques du terrorisme. Suite à l'assaut américain, le salafiste Zarqawi se réfugie... en Iran (qui est pour lui, rappelons-le, le pays des " apostats chi'ites"), où il demeure au minimum plusieurs mois.

Zarqawi rentre alors en Jordanie, où les services antiterroristes le traquent ; il se réfugie alors (2002-2003)... dans la Syrie de Bachar al-Assad, aux mains d'hérétiques pire encore, les "Alaouites". Là, dit un récit fort documenté, il est "hébergé et muni de faux papiers". Par qui ? Pourquoi ? En échange de quoi ? A ce jour, cette question sur cet incroyable (soyons gentil...) mélange des genres, n'a pas étonné les analystes officiels, ni les journalistes.

Mais la République islamique d'Iran, là-dedans quel jeu joue-t-elle ? A ce niveau de réflexion, bornons-nous à exposer deux troublants précédents :

  • Lors des attentats de Paris en 1985-86 (13 morts, 300 blessés), le terroriste en chef Fouad Ali Saleh, tunisien parfaitement sunnite, avait été recruté et formé par des opérateurs des services spéciaux iraniens.
  • Dans la décennie 1990, les services spéciaux militaires turcs suscitent un "Hezbollah turc", en fait un groupuscule kurde de Turquie, pour assassiner les cadres du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Or ensuite, les services spéciaux iraniens "kidnappent" ce Hezbollah de Turquie, en volent le contrôle aux services turcs, et des années durant, l'utilisent pour éliminer des opposants au régime de Téhéran, en Turquie ou alentours. L'affaire fit grand bruit en Turquie ; il y eut des procès, maints documents existent là-dessus ; eux aussi accessibles.


Conclusion (d'étape)

Que savons nous maintenant ? Sur quoi ont débouché les étonnements et questionnements ci-dessus énoncés ? Sur ceci :

  • La nature, l'essence de l'Etat islamique est indéniablement celle d'une armée mercenaire. L'E. I. n'est ni une rébellion, ni une guérilla - encore moins une entité terroriste.
  • Mais est-on mercenaire à son propre service ? Non bien sûr : les Gardes suisses servent le roi de France et ainsi de suite. D'où cette question, à vrai dire la seule : au service de qui est aujourd'hui l'E. I. ?


Répondre à cette question, remonter la suite des "influences" subies par les divers Abu successifs à la tête de l'E. I., c'est tout simplement comprendre le présent et l'avenir du terrorisme islamiste - au Moyen-Orient, mais aussi en Europe.

Et au passage, résoudre l'essentiel du terrible problème des flots de migrants arrivant du Proche-Orient en Europe. Questions qui, selon nous, ne sont pas totalement futiles..

(1) Le général Suleimani est le chef de la "Force Qods", unité des Gardiens de la révolution iraniens en charge des opérations spéciales en Syrie, au Liban et en Irak.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !