Emmanuel Macron ou la proposition de la continuité : la France en a-t-elle encore les moyens ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Emmanuel Macron lors de son entretien sur TF1 devant une image d'une manifestation des Gilets jaunes durant son quinquennat.
Emmanuel Macron lors de son entretien sur TF1 devant une image d'une manifestation des Gilets jaunes durant son quinquennat.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Chiraco-hollandisme

La crise des Gilets jaunes comme la pandémie ont révélé les failles d’un Etat français qui n’est ni à la hauteur des ressources qu’il consomme ni des dettes qu’il génère. La volonté d’esquiver les crises sociales ne finira-t-elle pas par provoquer une explosion ?

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

Voir la bio »
Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

Voir la bio »

Atlantico : Si l’on fait abstraction des mots choisis par Emmanuel Macron durant son quinquennat, qui font toujours habilement diversion, le président de la République propose pour son second mandat la continuité. De la révolution de 2017 qui voulait secouer et dépoussiérer l’État au gestionnaire de crises actuel, quelle stature offre le président et que propose-t-il vraiment d’être à l’avenir ? Que reste-t-il de la promesse de "Révolution" de 2017 ? Emmanuel Macron a-t-il cédé à une volonté de gestion du quotidien ?

Pierre Bentata : Quand on regarde le premier mandat, il n’y avait déjà rien de très révolutionnaire sur le fond. Le dernier ouvrage de Marcel Gauchet montre très bien que c’est une continuité totale par rapport au système présidentiel et à la manière de mener la politique du pays. Le programme est dans la continuité du premier quinquennat. C’est assez cohérent, cela identifie des problématiques, mais de manière tellement vague qu’il est difficile de savoir si ce sera efficace.

Luc Rouban : Emmanuel Macron reste fondamentalement un progressiste social-libéral dans la ligne d’un Valéry Giscard d’Estaing. Il s’agit pour lui non pas d’imposer des valeurs et une conviction idéologique mais d’opérer une maïeutique sociale c’est-à-dire de faire accoucher la société de son potentiel. En ce sens, il reste profondément libéral : pas d’autorité cassante venant imposant à tous l’égalité sociale ou la défense de l’environnement mais une adaptation progressive des comportements accompagnée par l’État. Emmanuel Macron partage toujours la culture des hauts fonctionnaires à la française, attirés par le travail intellectuel et la pédagogie sociale. Son libéralisme est un libéralisme par l’État. Mais cette pédagogie conduit à accompagner la France vers un autre destin que celui que lui avait forgé le général de Gaulle, une France partie prenante d’un ensemble européen qui sera tôt ou tard fédéralisé qu’on le veuille ou non car seule une grande puissance européenne pourra encore sauvegarder ce qu’il reste de notre puissance économique et culturelle dans un monde de superpuissances continentales. C’est en grande partie le sens de la crise ukrainienne. On sentait dans son discours programmatique qu’il a développé une vision d’un monde où les choses vont radicalement changer sans retour possible en arrière à la France des années 1960 et d’OSS 117 comme le disait encore il y a peu Enrico Letta à Marine Le Pen.

À Lire Aussi

Ce grand coma de l’Etat que révèle le recours massif aux consultants privés

C’est aussi la limite de son projet car en réduisant la voilure à la gestion et à l’adaptation, il prive l’élection présidentielle d’une dimension imaginaire nationale. C’est donc une réactualisation du macronisme de 2017 plutôt que son enterrement qui vient heurter de front les stato-souverainismes des candidats dits populistes. D’où la déconfiture de Valérie Pécresse qui ne peut pas ou plus vraiment s’inscrire dans cette opposition frontale sauf à rejoindre Emmanuel Macron, son électorat bourgeois n’étant guère compatible avec celui de Marine Le Pen. 

A quel point retrouve-t-on dans la position de Macron, et ses propositions, une vision politique chiraquo-hollandiste consistant à ne pas vouloir brusquer le pays par peur d'abîmer son tissu social ? Y a-t-il dans son programme une esquisse de réforme audacieuse ?

Pierre Bentata : Il y a évidemment une partie qui relève de la gestion, on essaie d’avoir un budget équilibré, on reste globalement sur le même modèle. On renomme quelques trucs, on fait quelques modifications. Mais il y a aussi des annonces plutôt longtermistes : aller vers une forme de modèle hybride entre de la capitalisation et de la solidarité intergénérationnelle sur les retraites, vers davantage d’autonomie sur l’école, vers un métavers européen. Il y a des trajectoires définies, mais dans le programme en tant que tel ce sont juste des annonces et rien ne permet de penser qu’il va y avoir de véritables réformes et de véritables transformations.

Les différents présidents sont souvent très pragmatiques dans leur programme. Ils font la liste de ce qui ne fonctionne pas et tentent d’y apporter des améliorations mais incrémentales. La continuité, c’est cette volonté de réformer sans bousculer. Cela produit un discours lisse et un peu convenu. On voit de mieux où sont les failles mais derrière n’opèrent ni transformation radicale ni vrai changement.

À Lire Aussi

Programme d’Emmanuel Macron : une dose d’attrape-tout, une dose d’habileté, une dose de négation du politique

Luc Rouban : Au contraire, il semble bien avoir pris ses distances avec le style nouillesque chiraquo-hollandais. Comme il l’a souligné clairement lors de la conférence de presse, l’ennemi c’est l’indécision confuse qui avait tant caractérisé le quinquennat de son prédécesseur. Mais il ne faut pas commettre d’erreur d’analyse. Comme haut fonctionnaire de formation et de métier, Emmanuel Macron sait que la gestion peut être un outil de changement bien plus efficace qu’une série de référendums à faible participation pris sur des questions simplistes dont la mise en œuvre demandera des années ou disparaîtra au détour d’une décision du Conseil d’État. En cela, son annonce de l’extension à 65 ans de l’âge d’ouverture de la retraite à plein droit n’est pas une annonce secondaire comme la réaction des syndicats et notamment de la CFDT a pu le montrer. De la même façon, modifier l’accès à la haute fonction publique peut paraître très technique pour les non-initiés mais la suppression de l’ENA, la création de l’INSP dans une toute nouvelle logique de professionnalisation, la disparition du corps préfectoral ou diplomatique, constituent des leviers pour changer le rôle de l’État dans la sélection des élites, ce qui est loin d’être un point négligeable dans un pays comme la France qui cultive toujours une admiration sans bornes pour le rang plutôt que pour le mérite individuel. C’est un de ces détails où se niche le diable. Car la production des élites par l’État touche au point central de la mobilité sociale et de la réforme de l’action publique au quotidien.

À Lire Aussi

Emmanuel Macron, ou la démocratie light

Évidemment, cette posture tranche avec celle de certains de ses compétiteurs qui annoncent encore des matins radieux où des citoyens enchantés vêtus de lin blanc communient dans leur extase nationale en allant voter pour la troisième fois dans la semaine. Mais c’est bien le contraste entre des utopies et des réalités médiocres qui a produit la défiance à l’égard du politique depuis au moins deux décennies. On peut penser qu’Emmanuel Macron a compris les deux grandes leçons de la crise des Gilets jaunes comme de celle de la Covid-19 : le besoin de proximité et d’une efficacité immédiate, à courte portée mais visible et tangible. C’est bien ce qui articule son projet de réforme de l’école en donnant plus d’autonomie aux établissements et en les sortant d’une bureaucratie vieillotte et centralisée croyant encore que le but de l’école c’est de produire des jeunes qui ne parlent toujours pas l’anglais après sept ans d’enseignement secondaireet ne maîtrisent souvent pas le français écrit.

Alors que les dernières grandes réformes pourraient dater de 1958 avec la politique économique de Pinay Rueff, peut-on se contenter de « réformettes » un demi-siècle plus tard ? N’est-il pas plus que temps d’opérer de vraies réformes pour refonder le pays au vu de l’état de notre modèle ?

Pierre Bentata : Des choses audacieuses, on en a tenté. Le CPE était très audacieux. Le problème est qu’il y a une incompatibilité de timing entre la volonté des opinions publiques et les tentatives de faire des choses audacieuses. La réforme de l’assurance chômage était audacieuse, mais les crises l’ont rattrapé etil est rentré dans le moule. C’est conforme aux attentes de la population. Donc quelqu’un qui veut se faire élire n’a pas intérêt à faire des propositions audacieuses, mais le pays en souffre.

À Lire Aussi

Retrouvez l’intégralité de la conférence de presse d’Emmanuel Macron et les principales mesures de son programme

Nous avons un modèle démocratique qui donne le sentiment d’être en crise, même s’il sait encore réagir en temps de crise. Depuis quelques dizaines d’années, il subit le contrecoup de la grande prospérité post-URSS et au moment de la globalisation. C’est un problème commun à tous les pays. On voit bien que des choses ne fonctionnent pas et qu’il va falloir les résoudre. On ne peut pas avoir une économie qui vit sur de la dette comme c’est le cas aujourd’hui (bientôt 3000 milliards au niveau français), avec des finances publiques qui ne cessent d’augmenter et des services publics qui sont de moins en moins satisfaisants. Il est difficile de savoir si nous sommes arrivés à bout, face à un mur. Il faudrait un effondrement global du système pour cela. Des signaux faibles nous indiquent qu’on n’est pas très loin : un déficit très fort et qui pose problème, une quantité de monnaie importante produite par les banques centrales, des inégalités d’éducation, la montée des nationalismes, etc. Mais il est encore possible de continuer à vivoter comme ça un moment. Ce qui est dommage, c’est de se dire que l’on pourrait mieux faire avec une vraie volonté de réformer et des idées novatrices. Le problème de la France est qu’elle risque de subir un lent déclassement.

Ce qu’il faut c’est un consensus sur les grandes solutions aux problèmes. Il y a globalement un consensus sur le diagnostic mais il faut débattre pour accepter une solution d’ampleur. Par exemple, une vraie autonomie des écoles, la création de GAFA européens ou la lutte contre ces derniers, etc. Sauf que la population n’entend pas la nécessité de cela. Le problème de faire des petits changements à la marge plutôt qu’une vraie réforme, c’est que personne ne comprend vraiment l’urgence et donc on repousse au prochain quinquennat. Or il y a des réformes de fond à mettre en place sur l’éducation, les institutions, l’énergie, etc. Des horizons qui deviennent des trajectoires sur lesquelles on ne revient pas.

Luc Rouban : Le plan Pinay Rueff de 1958 est lancé car le franc est faible, l’inflation très forte (15%) et ni l’Union européenne ni l’euro n’existent. La réduction des dépenses publiques n’aurait pas le même effet aujourd’hui. Le tissu social français est faible et sa cohésion dépend des services publics nationaux et locaux. On a bien vu avec la politique du « quoi qu’il en coûte » et le programme de résilience nationale que la doctrine de contrôle strict des déficits et de l’endettement avait été abandonnée afin d’éviter les erreurs commises après la crise financière de 2008 car la réduction des dépenses publiques en avait aggravé les effets économiques à moyen terme. Àlong terme, on en a vu également les effets avec la réduction des effectifs de policiers, la désertification du tissu rural ou périurbain, l’appauvrissement des hôpitaux, les nouveaux plans de programmation militaire qui font qu’aujourd’hui on n’a même pas les moyens d’aller chercher en avion nos ressortissants en Afghanistan.

Qu’on le veuille ou pas, le modèle français reste un modèle peu libéral. La société française est fragile et si l’on veut éviter de nouvelles explosions de colère incontrôlée comme celle des Gilets jaunes il faudra maintenir la couverture des services publics. Quant à refonder le pays, il faudrait un consensus politique qui n’existe pas aujourd’hui. Emmanuel Macron a de fortes chances d’être réélu en 2022 comme en 2017 c’est-à-dire par défaut avec une base électorale de 30% et 70% d’opposants qui ne voudront rien savoir si : a) on ne change pas de Constitution ;b) on ne ferme pas complètement le pays ;c) on n’arrête pas immédiatement toutes les centrales nucléaires ; et d) on ne supprime pas 200 000 emplois de fonctionnaires dont on se demande où ils se trouvent. 

A quoi nous mène la trajectoire actuelle des finances publiques, de la dette comme de la non-réforme structurelle de l’Etat ? Quels sont les risques ?

Pierre Bentata : Au niveau économique, cela va mener à un blocage, une absence totale de marge de manœuvre, c’est ça le vrai problème de la dette. Quand vous êtes surendetté et qu’une grande partie dépend des marchés financiers ou de l’étranger, il arrive un certain niveau ou vous ne pouvez plus rien faire si ce n’est tenter de rassurer et de prouver qu’on peut rembourser. A un moment, on ne peut plus rien changer car tout changement implique au départ un creusement des déficits pour obtenir, ensuite, un changement de trajectoire. On risque de se priver de cela. S’il n’y a pas de grand changement sur l’éducation, on risque des inégalités de plus en plus fortes dans le pays, qui favoriseront les meilleurs. Et sur les grandes révolutions techniques, comme actuellement avec le vaccin Covid, nous risquons de devenir des consommateurs de produits et services conçus ailleurs. Quand l’Etat est le garant de beaucoup de choses en même temps : la stabilité, la cohésion de la société, la fraternité, l’ensemble des services publics,etc. le déclassement devient un vrai problème politique. Vient un moment où la population n’a plus confiance dans son Etat et comme c’est la seule chose qui la soude, il y a un risque de vraie fracture dans le pays

Luc Rouban : Le premier risque c’est de vivre à crédit mais la France est fortement cotée sur les places financières comme un débiteur fiable. Le second, sans doute plus grave, est de voir l’inflation s’envoler à la suite des sanctions économiques prises contre la Russie et l’envolée des prix des matières premières, carburant, gaz et produits alimentaires de base comme le blé. Les choix opérés par Emmanuel Macron reposent sur un pari de dynamique économique et de relance, accompagné d’une réduction de la pression fiscale. On financera la dette par les gains de productivité, les grands plans d’innovation technologique et création accrue de richesse. Ce pari appelle néanmoins deux séries de mesures concernant d’une part les salariés et d’autre pas les acteurs de la dépense publique. En ce qui concerne les salariés, la question du pouvoir d’achat devient lancinante. Elle arrive désormais en tête de leurs préoccupations avant la guerre en Ukraine selon la vague 7 de l’enquête électorale du Cevipof avec Le Monde, la Fondation Jean Jaurès et IPSOS dont les résultats sont sortis le 18 mars.Si les Gilets jaunes protestaient avant tout contre la fiscalité, de futures contestations sociales pourraient rapidement se produire au nom du panier assez vide de la ménagère. Des contestations sans doute mieux encadrées par les syndicats car elles viseraient moins l’État que le patronat et les entreprises. La question de l’intéressement des salariés doit donc être revue de manière drastique en leur permettant d’augmenter sensiblement leur rémunération en fonction des résultats de l’entreprise auxquels ils ont contribué. Cela ne peut pas régler la question des indépendants qui vont voir leur chiffre d’affaires baisser et pour lesquels l’intervention de l’État sera nécessaire.

Une autre série de mesure concerne les acteurs de la dépense publique. Il faut évidemment contrôler plus étroitement les fraudes sociales, limiter le nombre d’établissements publics et d’autorités variées dont l’utilité est parfois douteuse. Mais c’est sans doute sur le terrain de la décentralisation qu’une réforme de fond doit être menée. Le programme d’Emmanuel Macron reste assez limité sur ce terrain et il ne suffira pas de créer des conseillers territoriaux venant se substituer aux conseillers départementaux et régionaux. Il faut revenir sur la constitution d’énormes régions qui n’ont d’ailleurs aucun sens sur le plan historique ou culturel et clarifier enfin la répartition des compétences entre l’État et les collectivités locales plutôt que de multiplier des « projets » contractualisés et les niveaux territoriaux. La crise environnementale comme celle des finances publiques appelleront un mode de vie plus simple et frugal et supprimer les doubles emplois devient une nécessité. Comme le sera également pour les Français l’apprentissage d’un nouveau mode de vie.

Le sujet vous intéresse ?

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !