Derrière le cas Vincent Lambert, le vertige de nos sociétés contemporaines à considérer que certaines vies "diminuées" ne méritent pas d’être vécues<!-- --> | Atlantico.fr
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Le Conseil d'Etat doit rendre ce mardi 24 juin sa décision sur le cas de Vincent Lambert.
Le Conseil d'Etat doit rendre ce mardi 24 juin sa décision sur le cas de Vincent Lambert.
©Reuters

Jusqu'où on va ?

Le Conseil d'Etat a rejeté la décision du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne qui avait interdit l'arrêt des soins de Vincent Lambert.

Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

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Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : En quoi la médiatisation du cas individuel de Vincent Lambert a-t-elle finit par se résumer à cette question : une vie diminuée comme la sienne vaut-elle la peine d'être vécue ? De quel vertige cette question est-elle porteuse ?

>>>>> A lire également : Euthanasie : pourquoi on ne gagnera rien à la sur-judiciarisation de cas à la Vincent Lambert

Damien Le Guay : Vous parlez de « médiatisation » et de « médiatisation de ce cas individuel ». Il faut s’arrêter sur ce que nous avons vu - et qui est une première en France. Jusqu’à présent des « affaires » sortaient régulièrement, favorables aux thèses des partisans de l’Euthanasie. Il fallait, de la sorte, « faire avancer le débat » en s’emparant du champ médiatique et en prenant à témoin l’opinion. Là, dans cette affaire la médiatisation fut involontaire. Je me pose donc cette question : ce dilemme autour de Vincent Lambert valait-il la peine d’être vécu au grand jour, devant les caméras ? Je n’en suis pas sûr.

Mon espoir est que mardi 24 juin, il n’y ai ni vaincu ni vainqueur. Les différents membres de la famille de Vincent Lambert sont tous dans la peine et la gravité. L’ont été, le sont et le seront. Ils ont tous adoptés une attitude en leur « âme et conscience ». Et s’il y a conflit entre les parents de Vincent Lambert et son épouse, si même ce conflit fut portée sur la place publique, il ne doit pas  (ne devrait pas) dépasser le strict cadre familial. Car qui pourrait se réjouir d’une décision de justice quand elle décide de la vie et de la mort d’un être humain ?  Nous ne pouvons qu’exprimer un avis sur le fond et non le détail sans prendre parti pour les uns contre les autres, sans en rajouter – comme le font certains. Il s’agit du sort d’un jeune homme de trente-huit ans. Et quand j’entends dire que tel membre de la famille est « soulagé » par telle ou telle décision du Conseil d’Etat, je ne peux que m’étonner.

Les médias devraient garder, sur tous ces sujets, une distance suffisante pour respecter l’intimité des familles et les raisons d’un choix - et même d’un conflit qui, comme tous conflits de famille, à des causes variées, lointaines, affectives et éducatives. La question ne porte pas sur l’intrusion d’un jugement de droit dans un processus hospitalier (il est possible, sans être souhaitable), mais sur l’intrusion du cirque médiatique dans la vie de la famille de Vincent Lambert. Car, en droit et en éthique, ces décisions, dans l’espace d’un service de soins palliatifs, sont prises avec gravité, laissant le temps au temps, la réflexion à la réflexion pour laisser murir un choix qui finit par s’imposer à tous. Il y a sans doute eu des manques de concertation. Mais il faut dire que l’exercice est délicat. Il l’est toujours. Il faut conjuguer  (ce que l’équipe du CHU de Reims semble avoir fait) le respect scrupuleux de la loi et la pénombre des consciences confrontées les unes aux autres pour que naissent « la juste décision » avec les conséquences douloureuses qu’elle implique. Mettre les projecteurs sur cette pénombre, c’est faire prendre le risque de devoir se justifier brutalement, s’expliquer sans douceur, s’opposer sans pudeur.  Et on ne peut que regretter tous ces travers grossis sous la loupe médiatique.

Seconde question dans votre question : la vie de Vincent Lambert vaut-elle la peine d’être vécue ? Personne n’est en mesure de se prononcer. Deux obstacles sont à éviter. D’une part : une sacralité de la vie. Une vie qui doit être vécue coûte que coûte, qui nous est donnée et sur laquelle nous n’avons pas la moindre de prise. Dans l’espace commun, cette conviction, pour respectable qu’elle soit, ne s’impose pas aux autres. D’autre part : des critères précis qui indiquent qu’à un certain moment et sous certains conditions la « vie ne vaut pas la peine » d’être vécue et qu’il faut suggérer fortement une interruption volontaire de vie. Ces deux points de vue ne peuvent avoir autorité et s’imposer au détriment des volontés individuelles. Et si la première attitude (de nature religieuse) est combattue ; la seconde, qui est une tendance euthanasique, va plutôt dans la pente naturelle de nos sociétés démocratiques libérales.  Et cette pente est vertigineuse. 

Michel Maffesoli : Il me semble que le “vertige” dont cette question est porteuse est essentiellement médiatique. En effet, la question posée par la compagne de Vincent Lambert est celle d’arrêter des soins qui ne pourront pas le guérir, ni même le sortir de son état végétatif, mais qui le maintiennent en vie, en le nourrissant artificiellement, et en suppléant par la technique médicale aux fonctions vitales.

Il n’a donc jamais été question de “tuer” Vincent Lambert, mais simplement de mettre fin à des soins invasifs, dont sa femme rapporte qu’il ne les aurait pas tolérés s’il avait pu exprimer sa volonté.

Mais vous avez raison, l’imaginaire qui entoure ce cas est bien celui du vertigineux pouvoir de donner la vie et la mort, voire de la croyance très moderne dans le progrès scientifique qui pourrait à terme “réformer la mort”. Il est en effet possible que le progrès médical puisse à terme permettre à un grand nombre de personnes de vivre quelques décennies supplémentaires en état végétatif assisté. Prodige médical qui tient peut-être plus de la barbarie que de l’amélioration de la condition humaine. Il y a dans la fascination pour cette “médecine au-delà des limites de la finitude humaine” une forme de refus du destin. Je pense, au contraire de beaucoup, que de tels mouvements relèvent plus d’un dernier sursaut de la modernité et de sa croyance dans la domination de la nature que de l’imaginaire contemporain, qui va, me semble-t-il plutôt vers une acceptation de la destinée humaine. En témoigne d’ailleurs l’âge des protagonistes de cette affaire : les tenants du miracle scientifique et médical sont d’une autre génération que celle du malade et de ses proches.

Plus généralement, qu'est-ce que cela révèle du rapport que les sociétés contemporaines ont à la vie et de leur seuil de tolérance pour les vies qui ne répondent pas aux canons qu'elles ont édictés ?

Damien Le Guay : Un « petit refrain » entêtant semble flotter dans nos sociétés libérales-libertaires. Il rend la vie un peu moins assurée qu’elle ne l’était, un peu moins nécessaire. Avec cette généralisation de la consommation comme manière d’être et de se penser les uns les autres, nous finissons par croire que nous n’avons plus rien en propre, que tout est à portée de main dans une vaste mise à disposition de tout et de tous. « On nous pousse à devenir nous-mêmes des marchandises sur les marchés de la consommation et du travail». L’analyse de Zygmunt Bauman fait froid dans le dos. Elle ouvre des perspectives terrifiantes. Car, insidieusement, nous finissons par croire qu’il est « normal », tant dans la vie professionnelle que dans la vie personnelle, d’être utilisé à satiété dans un pur rapport de consommation jusqu’à n’être plus utile à rien, jusqu’à être « de trop » et donc « jeté ». Jeté à la rue, jeté à la porte de l’entreprise, jeté d’une vie amoureuse, jeté par ses enfants, son patron, la société. Jeté, rejeté. Il faudrait faire l’histoire de ces quarante dernières années sous l’angle du développement hallucinant des choses, des objets, des situations et des métiers qui de stables et pérennes sont devenus consommables, limités dans le temps et jetables à la fin.

 De plus en plus, sur le marché du travail mais aussi dans toutes les sphères de nos vies, nous sommes passé d’un monde stable régit par des Contrats à Durée Indéterminée (C.D.I.) à un monde instable qui suppose de passer, tout le temps et sur tous les sujets,  de multiple Contrats à Durée Déterminée (C.D.D.). La durée a changée. L’idée que nous nous faisons de la durée du monde et de nos vies dans le monde a changée – alors même (là est le paradoxe) que nos corps ont une durée de vie plus longue. Avant, la rupture (de contrat, de promesse, d’alliance, de stock même..) était l’exception dans un monde stable. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Tout est plus court, plus instantanée. De plus en plus d’objets se cassent, deviennent assez vite « hors d’usage ». La loi de « l’obsolescence programmée », qui est un programme inventé par les industriels pour limiter la durée de vie des machines, la restreindre, pousser à en changer toujours et encore sans pouvoir réparer les pièces défectueuses, cette loi devient de plus en plus la nôtre – celle de nos vies. Nous sommes guettés par l’obsolescence dans un monde à durée déterminée et un espace ouvert par la circulation infinie des biens et des personnes. Ce flottement des choses, cette incertitude des situations, ce caractère précaire de tout et de tous vont à l’encontre d’un besoin humain fondamental : la stabilité du monde pour stabiliser la vie humaine. Hannah Arendt, quand elle constate cette instabilité érigée en mode d’existence, nous met en garde : « les objets ont pour fonction de stabiliser la vie humaine». Plus nous sommes dans un monde stable, plus nous sommes nous-mêmes stabilisés. Le monde est sensé nous protéger de nos instabilités. Il remplit de moins en moins cette fonction essentielle. Il est n’est plus l’assurance vitale qu’il devrait être. La mortalité des objets de ce monde renforce la mortalité de nos vies. 

Michel Maffesoli : On assiste actuellement à un double mouvement : d’une part, effectivement il y a une tendance hygiéniste, normative dans laquelle l’Etat impose aux personnes leur bonheur et leur bien être malgré elles. D’autre part, la plupart des questions touchant à l’euthanasie, l’avortement, la stérilisation etc. sont renvoyées aux  seules conscience et liberté individuelles.

Il me semble que ce que j’ai appelé dans un de mes premiers livres “la Violence totalitaire” s’appuie sur ces deux leviers : un Etat et ses experts qui définissent ce qui est bien pour le peuple et des individus, isolés les uns des autres,  exerçant leur liberté à l’intérieur de ce cadre.

Quand on regarde l’histoire sur une longue période, on s’aperçoit que ce modèle, qui est celui du contrat social, dans lequel tous les membres de la Nation obéissent aux mêmes valeurs tout en exerçant ou croyant exercer leur libre arbitre total n’a pas toujours existé. C’est le modèle des Lumières, celui des 18ème, 19ème et 20ème siècles.

Tout autre est une société construite non plus sur la base du contrat social, mais sur celle de la coexistence de communautés aux croyances diverses. Le cadre de valeurs, hormis les valeurs qui fondent la solidarité nationale, peut être divers selon les communautés d’appartenance. Ce n’est plus la loi de l’Etat qui détermine mon rapport à la vie et ce que je considère comme une vie bonne, mais plutôt le partage de valeurs avec les membres de ma communauté, de mon cercle de proximité.

De telles questions aujourd’hui, avec les moyens immenses qu’ouvre la technique ne peuvent qu’engendrer une barbarie d’Etat si elles sont traitées d’un point de vue purement rationaliste et technocrate. Au contraire, il faut qu’elles soient éprouvées en commun, qu’elles relèvent d’une esthétique commune (esthétique : sentir en commun) . Si c’est l’Etat qui décide pour tous, on est dans un totalitarisme doux, mais totalitarisme quand même.

Y a-t-il des limites à cette logique ? Si on la suit, qu'est-ce qui nous empêchera demain d'en venir à décider, au-delà des cas de fin de vie, quelles vies méritent d'être vécues ? Quels critères permettront d'en décider ?

Damien Le Guay : Désormais, il est bien difficile de savoir pourquoi une vie mérite d’être vécue. Elle est vécue sans raison, sans au-delà d’elle-même, sans « évidences » qui vont de soi. La consommation générale renforce le sentiment d’exister pour la consommation, par la consommation – qui deviendrait notre logiciel social. Un nouveau « destin » s’impose à nous : nous sentir de trop, en trop, pour finir « jeté » dans l’une ou l’autre des poubelles de notre époque. Car, si l’intérêt de notre vie se confond avec l’usage que les autres en ont et si même notre subjectivité se consomme, alors comment peut-on s’engager, « se donner pour la vie », donner sa parole, croire à la pérennité des choses et des gens et des sentiments ?

Le changement est radical : nous n’habitons plus le monde mais l’occupons à titre temporaire. Et quand nos vies s’achèvent, un insidieux sentiment s’impose : nous devenons hors d’usage, comme les autres marchandises quand elles dépassent leurs D.L.C. (date limite de consommation). La D.L.C. individuelle et sociale est à entendre de deux manières : je ne puis plus consommer et ne puis plus être consommé. Je n’ai plus de désir et ne suis plus désirable. Je suis hors-circuit du flux désirable. Je suis hors d’usage de la consommation, en un insidieux bannissement social. Ceci explique certains changements sémantiques. « Les personnes âgées » ont disparues avec l’apparition des personnes du « troisième » ou « quatrième âge » - qui sont, toutes en inaction, en inactivité, en retrait, en retraite et donc, pour toutes ces raisons-là, à la charge de la collectivité. Elles tombent dans le « passif » social. Tout cela change de fond en comble la manière dont nous abordons la « fin de vie ». Si donc celles des personnes qui abordent ces moments ont, depuis leurs retraite, l’impression d’être en sursis de vie sociale, comment ne pourraient-elles pas vivre l’approche des rivages de la mort comme s’ils étaient en suris, comme si la mort devenait sursitaire ? Comment ne pas avoir le sentiment, après  la fin de « la vie active », d’entrer dans un no man’s land social, un espace incertain, interlope, un au-delà du monde, le bout du bout du monde – comme dans les représentations d’autrefois où nous pensions la terre plate et les hommes tombant dans le vide quand ils dépassaient le bord de la terre. 

Michel Maffesoli : Il y a une grande différence entre une décision prise au niveau de la société toute entière et une décision assumée par une communauté. Dans le premier cas, l’individu esst assigné à un comportement et à un traitement ; dans le deuxième cas, il a conscience que ce qui arrive aux autres, lui arrivera.  Il y a une différence entre l’étude de cas (la casuistique) et l’édiction de normes générales. Il y a une différence entre l’analyse situationniste et l’application d’une législation. La question n’est pas celle du contenu des critères, mais celle de leur aire d’application. Pour un témoin de Jéhovah vivre en ayant subi une transfusion sanguine dévalorise l’essentiel de la vie. Doit-on les obliger à accepter celle-ci ? Ces questions de la valeur de la vie et du rapport à la mort ne sont pas universelles et abstraites, mais situationnelles et concrètes.

A quels risques une société encline à relativiser la valeur de la vie humaine s'expose-t-elle ? Pourquoi ?

Damien Le Guay : Le risque est de s’enfoncer encore un peu plus dans une perte de gravité – des choses, des gestes, des situations, de l’idée que nous nous faisons du monde et des autres. Nous ne pouvons que constater cette situation comme si l’option préférentielle pour la légèreté, la surface, l’ironie, la facile avait fini par s’imposer dans les loisirs et maintenant dans notre manière d’être, de vivre et de mourir.

Semble avoir disparue, l’ancienne manière de prendre les choses aux sérieux, d’avoir le sens de l’engagement, de ce que je mets en gage dans cette vie partagée qui est la mienne. Désormais, « mieux vaut en rire qu’en pleurer » - tel est le nouveau mot d’ordre de l’univers médiatique qui nous gouverne et finit par formater nos consciences. En rire, s’en amuser, le « prendre à la légère » et surtout « ne rien prendre au tragique ». Le tragique n’est plus de mise et passe pour « ringard ». D’où la sidération de beaucoup quand ils abordent la fin de vie – la leur ou celle de leurs proches. Faut-il considérer le tragique de la situation ou, au contraire, « faire comme si de rien était » et s’en remettre au faux-semblant pour éviter le pathos, la « lourdeur », les mots tragiques ? Bien entendu, tout est fait pour éviter de tomber du mauvais côté de l’accompagnement en fin de vie : celui de la gravité des choses avec « des mines d’enterrement » et un « silence de mort ».

Ce sens perdu des situations graves et du tragique de la vie nous éloigne de toutes les recommandations faites par Rilke à Frantz Kappus – le poète en herbe. « Presque tout ce qui est grave est difficile ; et tout est grave » écrit-il à son interlocuteur le 16 juillet 1903. Rilke a-t-il tort ou notre époque s’en remet-elle trop aux saltimbanques médiatiques et autres amuseurs publics ? Il nous faut lire et relire toutes ces « lettres à un jeune poète ». Les relire en début de vie, en engageant sa vie, quand nous admirons toutes les choses simples et belles à portée de regard et donc aussi en fin de vie quand la mort est déjà-là, par avance. Ne faudrait-il pas distribuer ces lettres de Rilke à tous ceux qui fréquentent des hôpitaux et surtout à ceux qui y finiront leurs vies, y vivront leurs derniers instants ? Oui. De toute évidence. Elles redonnent le sens de la gravité des choses comme seuls les poètes en ont une conscience aiguisée. Pour ceux qui en fin de vie doivent apprendre, à leur corps dépendant, la patience, quand le temps leur est compté, que les jours s’égrènent en un douloureux compte à rebours, cette invitation à se tourner « vers de grandes et graves choses » et à « gagner les profondeurs » (5 avril 1903) peut permettre de lutter contre cette impérieuse légèreté, cette ironie comminatoire qui sont, insidieusement, la nouvelle manière d’être en société. Non pas l’une des manières d’être mais celle qui, pour être dominante dans le catéchisme cathodique, devient presque obligatoire – sous peine de passer pour un « vieux con ». Or, rien n’échappe à la gravité – surtout quand il est nécessaire de reconsidérer sa vie alors même qu’elle se termine et qu’une nécessité nous pousse à en faire l’inventaire alors même que la mort approche à pas feutré.

Cette perte de gravité conduit à mettre en place des procédures de sélection, de choix, de tri des embryons qui s’apparentent à une démarchent eugéniste. Le professeur Jacques Testard, dernièrement, s’alertait de la « fabrication d’un enfant sur mesure ». Et, en fin de vie, nos sociétés acceptent, de plus en plus, des formes d’euthanasie qui permettent tout à la fois d’offrir le choix de mourir, au nom de la liberté souveraine et, d’autre part, qui, en sous-main, nous introduit dans une « euthanasie économique » - à savoir diminuer le budget de la sécurité sociale en diminuant de quelques mois la fin de vie. Et ne n’est pas pour rien que André Comte-Sponville, membre de l’ADM, partisan  l’euthanasie-libertaire, ait tenu dernièrement, dans un entretien, les deux discours. Il dit « comprendre » les « contraintes économiques ». Il m’a en effet toujours semblé que ces deux euthanasies étaient comme l’envers et l’endroit d’un même sentiment d’être « en trop » et de « rendre service » en disparaissant le plus vite possible pour ne pas « peser » sur les autres.

Michel Maffesoli : Je me demande si quand les sociétés menaient des guerres meurtrières (et le font encore pour certaines) elles ne relativisent pas plus la vie humaine que quand elles débattent sur la fin de vie. Je pense aussi que quand on passe d’une société individualiste, dans laquelle chaque vie a une valeur propre à une société plus tribale, le problème ne se pose pas de la même façon. Certains actes terroristes nous le montrent, pour le pire. Des actes de solidarité peuvent nous le montrer pour le meilleur. Une société dans laquelle aucun individu n’estime que la vie de certains autres vaut autant sinon plus que la sienne est aussi une société barbare. Mourir pour la patrie était une forme de relativisation de sa vie individuelle au profit de la Nation ; c’était une mort certes acceptée, mais imposée ainsi que le montre le sort réservé aux déserteurs ; il me semble qu’actuellement, l’oblativité s’exprimera plutôt au profit de ceux de sa tribu et qu’elle sera choisie. Très clairement, certains proches de Vincent Lambert raisonnent non pas en fonction de principes, mais en fonction de ce qu’ils auraient eux-aussi, comme lui, aimé qu’on décide pour eux. C’est cette appropriation des mêmes valeurs et cette interaction que je décris comme une forme de tribalisme. L’individu n’est pas une pure liberté, il n’est pas abandonné à son libre arbitre, mais il n’est pas contraint par un pouvoir abstrait, celui de l’Etat. Il s’abandonne à la puissance de sa communauté. Ce qui permet de restituer l’émotion et la chaleur qui seules permettent d’affronter ensemble le destin.

Comment expliquer que le débat sur la fin de vie ait dérivé de la sorte ? Y aurait-il une autre façon, moins dangereuse, de poser le débat ? La justice a-t-elle un rôle à y jouer ou doit-elle être tenue à l'écart ? Pour quelles raisons ?

Damien Le Guay : Une autre manière de poser le débat ? Nous allons voir à la rentrée, quand la « question » de l’euthanasie va revenir sur la table publique. Il est sur que les partisans de la légalisation de l’euthanasie sont dans les starting-blocks. Les plus médiatiques piaffent d’impatience depuis des mois soucieux de voir le gouvernement actuel « tenir » ses promesses implicites. Il est évident que le débat va ressurgir à l’automne 2014. Les ultras de l’euthanasie voudront aller vite et fort. Ils pensent avoir raison et « jouent » le « peuple » contre les élites – comme si la demande d’euthanasie pouvait se comprendre comme une adhésion franche et massive aux thèses de l’ADMD. Bien entendu les idées que l’on a de loin ne sont pas les mêmes que l’on celles que l’on se forgent de près, quand on est confrontés à la  fin de vie. Ceux ne comprennent pas cela, ne comprennent rien au poids existentiel de ces situations, aux effets de sidération. Un passage « en force » rencontrera surement de nombreuses réticences du type de celle rencontrées lors « du mariage pour tous ». Logiquement, le gouvernement, pour tirer les leçon des mois passés, devrait choisir le temps de la réflexion en instaurant une commission parlementaire. Ce temps-là est indispensable. Je ne peux que me réjouir d’un débat posé, d’un temps d’échange, d’écoute, de confrontations, d’approfondissement – pour autant que cette procédure ne soit pas que de pure forme. Le sénateur Jean-Pierre Michel est partisan des rapports de force et considère que ceux qui ont la majorité ont raison contre ceux qui ne l’ont pas.

J’entrevois deux types d’approche à la rentrée – selon les orientations prises. Soit cette commission parlementaire souhaite tout remettre en cause et aller dans le sens de l’ADMD  (et les verts, en particulier, sont acquis à leurs thèses) au risque de voir monter une colère des équipes, des médecins, de ceux qui savent qu’il ne faut pas remettre en cause cette loi – au risque de défaire tout le mikado ; soit cette commission parlementaire aura pour objet de faire avancer la loi sans la mettre a bas, de « l’améliorer » sans la détricoter ou en changer ou introduire l’euthanasie d’une manière ou d’une autre. Deux sujets pourraient faire l’objet d’un certain consensus : les directives anticipées et la sédation.

Ces deux options sont encore sur la table. Nous verrons bien.

Michel Maffesoli : Il me semble, pour reprendre ce que j’ai dit ci-dessus, que la dérive du débat a été nouée dès lors qu’on a voulu en faire “un débat sur les principes” au lieu d’analyser le cas lui-même, la situation. Dès lors, le débat n’avait pas de fin et le cas de ce pauvre homme était totalement occulté. S’affrontent des “conceptions de la vie”, et tout se passe comme si on parlait d’appliquer ou non la peine de mort.

Le Conseil d’Etat est cependant interrogé non pas pour savoir s’il faut ou non “donner la mort”, mais pour savoir si le traitement qui maintient en vie cet homme est un traitement pouvant être qualifié d’acharné et donc si la loi permettant à une personne ou à une famille de mettre fin à cet acharnement s’applique.

Mais il est vrai que l’intervention du juge (que l’opinion publique imagine comme doté du pouvoir de faire mourir ou de refuser la mort ) contribue à verser ce cas dans l’abstraction et le débat de principe. 

Peut-être que si le juge jugeait comme Salomon, renverrait-il la totale responsabilité des soins à ceux qui veulent absolument les continuer, à charge pour eux de supporter au quotidien cette relation avec une personne en vie prolongée. 

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