Crise politique et révolutionnaires de canapé... Les Français sont-ils encore les veaux que voyait de Gaulle ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les Français sont-ils comparables à un troupeau de veaux ?
Les Français sont-ils comparables à un troupeau de veaux ?
©Reuters

Grandes gueules

D'après un sondage OpinionWay pour LCI et Le Figaro, les Français éprouvent à l'encontre des élus avant tout dégoût (36%) et méfiance (32%). Pour une très grande majorité (77%), le personnel politique est corrompu. Réel vent de révolte ou mauvaise humeur coutumière ?

Edouard Martin,Christian Delporte et Bruno Cautrès

Edouard Martin,Christian Delporte et Bruno Cautrès

Edouard Martin est le leader du syndicat CFDT d'Arcelor Mittal à Florange. Il a publié Ne lâchons rien - contre l'économie cannibale aux éditions du Cherche-Midi

Christian Delporte est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Versailles Saint-Quentin et et directeur de la revue Le Temps des médias.

Son dernier livre est intitulé Les grands débats politiques : ces émissions qui ont fait l'opinion (Flammarion, 2012).

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections (Panel électoral français de 2002 et Panel électoral français de 2007, Baromètre politique français). Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques.

 

 

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Atlantico : L’Histoire retient la célèbre formule du général de Gaulle : "Les Français sont des veaux !". Dans quel contexte cette petite phrase a-t-elle été prononcée ?

Christian Delporte : Le journaliste Raymond Tournoux la rapporte dans son livre La Tragédie du Général (1967), mais rien n’indique qu’il l’ait vraiment prononcée. En revanche, lors des vœux au RPF, en janvier 1954, il a effectivement dit : "S’il y avait des fauves dans le monde, les veaux seraient mangés, mais il n’y a pas de fauves, il n’y a que des veaux." Sous cet angle, il pensait davantage aux dirigeants européens, singulièrement hexagonaux, qu’aux Français eux-mêmes. Enfin, Philippe de Gaulle, dans ses souvenirs (De Gaulle, mon père), explique qu’en 1940, lors d’un dîner, il lui aurait glissé à l’oreille, cette fois à l’adresse des politiques comme des Français qui avaient accepté l’armistice : "Ce sont des veaux, ils sont pour les massacres. Ils n’ont que ce qu’ils méritent." Le Général était familier de ce genre d’expression, au ton désabusé et ironique, empruntée au vocabulaire militaire : il parlait aussi de la "France vacharde" ou des Français qui "s’avachardissaient."

Quels sens  recouvrait-elle ? Pourquoi a-t-elle eu tant d’impact ?

Christian Delporte : Par ces formules prononcées en privé, De Gaulle stigmatisait la mollesse collective, les grognements stériles de l’opinion, mais aussi les coups de corne que les Français donnaient à ceux qui voulaient les faire avancer. De Gaulle rappelait ainsi combien les Français avaient été enclins au renoncement, en 1940, combien lui-même avait été seul, surtout lorsqu’ils ne réagissaient pas dans le sens qu’il voulait, comme lors de son second septennat, marqué par les manifestations, la révolte de rue et des élections difficiles pour lui. Le Général ne comprenait pas que l’opinion ne le suive pas spontanément. Sa nièce, Geneviève Anthonioz-De Gaulle rapporte que, dans les années 1950, en pleine traversée du désert, il lui avait dit : "Même si je montais sur les barricades, ce peuple ne me suivrait pas." De nature cyclothymique, aux dires mêmes de son entourage, De Gaulle, selon son humeur, pouvait être dur avec les Français ou au contraire indulgent et enthousiaste à leur égard. La nature "bovine" des Français pouvait alors s’exalter dans leur caractère "gaulois", pugnace, teigneux, orgueilleux. Ils pouvaient constituer un peuple de veaux subissant ou un peuple fier qui avait gagné des batailles et su résister aux envahisseurs. L’impact de la formule tient à la réputation de Français râleurs, mais aussi à l’idée que le "veau", c’est toujours l’autre !

Le syndicaliste vedette de Florange, Edouard Martin, auteur de "Ne lâchons rien contre l’économie cannibale" était l'invité de Laurent Ruquier ce week-end.À la question "allez-vous faire de la politique ?", il répond que les citoyens doivent être "des acteurs" et pas seulement "des râleurs devant la télé". Comme l’affirmait le général de Gaulle, les Français sont-ils restés des veaux ? Le peuple français est-il finalement beaucoup plus passif et timoré que ne le laisse croire la vision "mythifiée" qui est parfois véhiculée de la Révolution ?

Christian Delporte : En quoi seraient-ils plus des "veaux" que leurs voisins ? Ils affrontent la crise, craignent pour leur emploi, l’avenir de leurs enfants. Contrairement à une idée reçue, les grandes révolutions ne se déclenchent pas en période de paupérisation, ailleurs comme en France. L’atmosphère pesante, le sentiment d’obscurcissement ne conduisent pas seulement au repli sur soi-même, comme nous le disent tous les jours les éditorialistes qui peuplent les plateaux de télévision et connaissent les Français en lisant les sondages. Les ouvriers de Florange, comme d’autres, montrent leur volonté de résistance (pas seulement d’indignation) et de refus de la fatalité. Les associations attestent de nouvelles formes de solidarités collectives. Mais tous se heurtent au mur de la crise et à l’impuissance du politique face au pouvoir économique mondialisé. Aujourd’hui, les Français ne sont pas plus "timorés" que les Grecs, les Italiens ou les Portugais. Ils redoutent une chose : devoir vivre moins bien que leurs parents, subir la faillite du progrès qui, durant deux siècles, avait fondé le ciment de nos sociétés et de l’espérance démocratique.

Bruno Cautrès : Le rapport des Français à la politique, comme c’est le cas dans d’autres pays européens, est composé de plusieurs facettes. On ne peut le réduire à une simple phrase, fut-elle prononcée par De Gaulle. En fait, les Français s’intéressent beaucoup à la politique. Selon les enquêtes, par exemple la dernière vague du Baromètre de la confiance politique du CEVIPOF, plus de la moitié déclarent s’intéresser beaucoup ou assez à la politique. De même, le moyen d’expression publique cité de loin en tête par les Français reste le vote : 65% indiquent le vote comme étant le meilleur moyen d’exercer une influence sur les décisions prises en France et 52% le classe même en premier, loin devant le fait de boycotter des entreprises, de manifester dans la rue ou de faire grève. Et ces derniers modes d’expression publique attestent de ce que la sociologie politique appelle un « potentiel protestataire » qui n’est pas négligeable. Dans la même enquête du CEVIPOF, 59% se déclarent prêt à manifester pour défendre leurs idées, un pourcentage en augmentation depuis la première vague de cette enquête réalisée en 2009. N’oublions pas non plus les taux de participation élevés lors des deux dernières élections présidentielles. 

Dans le même temps, la France connait des taux assez bas de militantisme dans les organisations politiques, partis ou syndicats. Il y a une faiblesse récurrente du militantisme politique en France alors même que le nombre d’associations dans la société civile est très élevé.  On peut aussi rajouter que l’image de la politique et plus encore de la classe politique est mauvaise : les qualificatifs « méfiance » et « dégoût » sont ceux avec lesquels les Français décrivent ce que la politique leur inspire.

Les Français sont donc, comme d’autres européens, loin de l’image d’Epinal, ils ne sont ni des révolutionnaires ni des « veaux ». Comme cela est le cas dans les autres démocraties, ils ont un rapport à la politique qui est devenu critique : ils sont à la fois très attachés aux principes fondamentaux de la démocratie et de la démocratie représentative, même sil sont devenus très critiques à l’égard de l’incarnation de cette démocratie : les acteurs politiques mais aussi les institutions de la démocratie représentative, perçus souvent comme peu efficaces. Ils conservent leur confiance dans l’action de l’Etat ou celle des institutions politiques tout en ayant de fortes attentes, voire frustrations à leur égard.

Edouard Martin : Je suis un syndicaliste, pas un politique, ni un commentateur. Je n'ai pas de leçon à donner aux Français. On m'a posé une question, j'ai donné un point de vue. J'ai dit effectivement qu'il fallait arrêter de râler et être d'avantage acteur de la vie politique. Cela fait partie de ma culture. Dès mes 15 ans, à l'âge où on est tous un peu rebelle, j'ai eu la chance de côtoyer des éducateurs de rue : ils m'ont expliqué que je ne devais pas attendre que le monde change où qu'on le change pour moi, mais que je devais essayer de le changer à mon petit niveau. Il ne faut pas tout attendre des autres ! Pour prendre la cas de Florange, nous sommes 3 000 salariés et nous n'avons jamais été 3 000 dans la rue. Néanmoins, on a été nombreux à nous battre et à décider de ne pas subir : cela  a plutôt porté ses fruits. En tant que syndicaliste, en tant qu'ouvrier d'Arcelor Mittal, face à un patron qui veut fermer une boîte qui produit des aciers de très bonne qualité et qui fait vivre tout une vallée, à mon petit niveau, je fais de la "politique". Nous sommes dans un pays libre et démocratique. Personne ne nous empêche de nous engager et d'être des moteurs pour changer la société.  Si on n' est pas content, on prend notre bâton de pèlerin et on se lance en politique pour essayer de faire mieux.

Justement, est-ce que vous aller vous engager politiquement au-delà de vos activités syndicales ?

Edouard Martin : Je ne suis pas un homme politique. Néanmoins, au bout de vingt mois de combat, c'est quelque chose auquel on pense avec les copains de Florange. La question n'est pas encore tranchée. Mais on a le sentiment d'avoir tout essayé. Il n' y a pas une action syndicale qui nous a échappé. Pour avoir côtoyer deux présidents de la République, j'ai pu m’apercevoir que ce type d'action et de combat n'émeut vraiment pas les politiques. La seule chose qui peut leur faire peur,  c'est que des gens comme nous puissent être candidats à une élection et leur piquent leur place. 

Cela fait longtemps que je ne crois plus au "Grand Soir". Notre meilleure arme, c'est le bulletin de vote, mais aussi que les citoyens soient "acteurs" : acteurs de leur quartier, acteurs de leur commune, acteurs de leur pays... Il ne suffit pas de mettre un bulletin dans l'urne et d'attendre pendant cinq ans que les choses se passent. Il faut aller demander des comptes à nos élus. Ces derniers ont rendez-vous avec les électeurs tous les cinq ans, mais ne savent que trop bien, qu'entre temps, personne ne viendra les emmerder... Le monde ne peut changer que si on le fait changer. Il faut arrêter de tout attendre des autres !

Après l’affaire Cahuzac, le fossé ne cesse de se creuser entre les Français et leurs élus. Le sondage OpinionWay pour LCI et Le Figaro révèle que 36% des Français éprouvent du dégoût à l’égard de la classe politique. Ils ne sont plus que 1% à ressentir du respect pour leurs représentants… Dans le même temps, Jean-Luc Mélenchon et Eva Joly appellent à manifester contre la politique du gouvernement le 5 mai prochain. Enfin, pour 77% d’entre eux, le personnel politique est corrompu.  Cette défiance dans l’opinion, peut-elle, néanmoins, se traduire par un mouvement politique de fond ? Sous quelle forme ?

Christian Delporte : D’abord, la défiance n’est pas nouvelle. Qu’auraient dit les Français s’ils avaient été sondés dans les années 1930 ? Ensuite, les résultats des sondages ne sortent pas de nulle part. La dégradation de l’image des politiques a vraiment commencé avec la crise économique des années 1970. Elle s’est accélérée dans les années 1980-1990. Aujourd’hui, elle touche à son paroxysme. Enfin, le scandale Cahuzac a déclenché une émotion que les sondages ont immédiatement traduite. Mais les "hommes politiques", cela ne veut rien dire. Les Français, par exemple, considèrent-ils que leur maire est "plutôt corrompu" ? Pas sûr. La proximité avec les responsables publics est indispensable au pacte de confiance qui les lie aux citoyens. Les ministres, les parlementaires sont des personnages lointains qu’on ne connaît, la plupart du temps, que par la télévision. Alors, quand l’un d’entre eux est pris la main dans le sac, tous sombrent avec lui.

La répétition des scandales depuis trente ans soude l’idée de la corruption généralisée. Les hommes politiques étaient-ils plus "honnêtes" avant ? Peut-être, mais, ce qui est sûr, c’est que les "affaires" ne sortaient pas. Le fait qu’elles soient révélées aujourd’hui est, paradoxalement, le signe que l’exigence démocratique est mieux respectée. Quant aux conséquences, on les connaît : on ne vote plus ou on s’en remet aux démagogues. S’il y a un "mouvement de fond" à redouter, c’est d’abord celui-là. Les dirigeants politiques français, de gauche comme de droite, seraient bien inspirés de tirer les leçons du récent scrutin en Italie et de la poussée populiste. Sans quoi, c’est la République elle-même, c’est le pacte républicain qui sera en grave danger.

Bruno Cautrès : Il est évident que le climat actuel pose aux institutions (parlement, gouvernement, présidence mais aussi partis politiques) un très grand défi : comment expliquer aux citoyens qu’une classe politique perçue comme déconnectée des problèmes quotidiens et ne se préoccupant pas des gens puisse en même temps se réformer ? Si d’autres scandales politiques mettant en cause des membres du gouvernement étaient avérés et prouvés, cela mettrait nettement en cause la stabilité du gouvernement. De là à ce qu’un mouvement politique en sorte, il y a plus qu’un pas à franchir. La défiance politique était déjà forte lors des deux dernières élections présidentielles, même si la campagne électorale avait permis aux Français de retrouver en partie goût à la politique et que les taux de participations avaient été élevés. On pourrait néanmoins s’attendre à ce moment là à de fortes turbulences au sein de l’opinion. 

Propos recueillis par Alexandre Devecchio

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