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Covid-19 : la tyrannie pâle du pouvoir
©Ludovic Marin / AFP / POOL

Bonnes feuilles

Christophe Barbier publie "Les tyrannies de l’épidémie" aux éditions Fayard. Que s’est-il passé ? Pourquoi avons-nous immolé aussi vite nos libertés au nom de la lutte contre le virus ? Nous avons renoncé à nous déplacer, à manifester, à nous cultiver, à travailler même. Nous avons placé la santé au-dessus de tout, et percevons aujourd’hui le prix à payer. Extrait 1/2.

Christophe Barbier

Christophe Barbier

Christophe Barbier, journaliste et éditorialiste français, a été le directeur de la rédaction de L’Express de 2006 à 2016 et est chroniqueur sur BFMTV. Il est l’auteur de plusieurs essais politiques et d’un Dictionnaire amoureux du théâtre (2015).

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Dans L’État de siège, Albert Camus résume, en 1948, le projet de ce tyran qui se nomme « La Peste » : « L’idéal, c’est d’obtenir une majorité d’esclaves à l’aide d’une minorité de morts bien choisis. » En rien on ne peut accuser le pouvoir d’aujourd’hui d’avoir ainsi instrumentalisé la cohorte des décès pour imposer une autocratie. Au contraire, c’est un bien pâle tyran, désormais, que le politique, contraint d’obtenir l’assentiment de son peuple, par sondages interposés, pour lui imposer des règles nouvelles et rogner ses libertés. Un pouvoir obligé de ruser afin de convaincre que c’est dans l’intérêt général, pour le bien de tous, qu’il doit nous compliquer la vie. Dans Œdipe tyran, Sophocle l’énonce en creux, quand la foule des Thébains vient demander à son roi de la débarrasser de la peste. C’est le personnage du Sacrificateur (tiens donc…) qui est chargé de la démarche, emplie d’ambiguïtés, puisqu’il s’agit de remettre en question la légitimité du monarque tout en lui laissant toute latitude pour agir. Il peut mettre en pratique un pouvoir absolu, mais il risque de tout perdre s’il échoue.

LE SACRIFICATEUR

Or, maintenant, Œdipe, le plus puissant des hommes, nous sommes venus vers toi en suppliants, afin que tu trouves quelque remède pour nous. Allons, ô le meilleur des hommes, remets cette ville en son ancienne gloire, et prends souci de la tienne! Déjà, par une heureuse destinée, tu nous as rétablis. Sois aujourd’hui égal à toi-même. Car, si tu commandes encore sur cette terre, mieux vaut qu’elle soit pleine d’hommes que déserte.

Le message est clair : tout comme il a débarrassé Thèbes de la Sphinge, Œdipe doit éradiquer la peste qui ravage la ville – il en va de sa légitimité. La réponse d’Œdipe ne manque pas d’insolence ni de modernité, tant il veut se placer en victime, plus à plaindre encore que ses ouailles :

ŒDIPE

Ô lamentables enfants! Je sais, je n’ignore pas ce que vous venez implorer. Je sais de quel mal vous souffrez tous. Mais, quelles que soient les douleurs qui vous affligent, elles ne valent pas les miennes; car chacun de vous souffre pour soi, sans éprouver le mal d’autrui, et moi, je gémis à la fois sur la ville, sur vous et sur moi.

Mais le sens de cette jérémiade est ailleurs : c’est parce qu’il prend sur lui les douleurs de son peuple que le tyran est fondé à agir, et qu’il ne pourra donc lui être reproché aucune des mesures coercitives qu’il va prendre. Parce qu’il est le corps social dans son entier, souffrant pour les autres, il est légitime à donner des ordres. Si le titre usuel de la tragédie de Sophocle fut longtemps Œdipe roi, la traduction littérale, Œdipe tyran, s’est imposée. Mais être un tyran, en Grèce antique, ne signifie pas qu’on règne en brute despotique après un coup d’État. Le tyran est le roi choisi par le peuple, à la différence du roi dynastique, héréditaire, le basileus. Or Emmanuel Macron porte en lui l’ambivalence du tyran à la mode grecque. D’un côté, il est largement élu, en 2017, à la suite d’un mouvement populaire inédit dans l’histoire de la République; de l’autre, il est assez vite détesté pour sa suffisance, sa façon de regarder les gens de trop haut. « La démesure enfante le tyran », clame Sophocle dans Œdipe tyran, pour dénoncer l’hubris de feu Périclès. L’impopularité de Macron, c’est le peuple déjugeant le peuple. En lui reprochant l’échec du pouvoir face à l’épidémie de coronavirus, le peuple s’absout lui-même : son tyran a fauté, il est donc légitime de le détester. Il n’y a pas là de contradiction, puisque le peuple ne saurait se renier – il ne peut que se corriger.

Au sein même du pouvoir, les pouvoirs changent de mains, et il y a de la révolution de palais dans la gestion de la lutte anti-Covid-19. Le Parlement, aux activités déjà disloquées par les contraintes du confinement (séances plénières tenues à quelques-uns, débats en commissions réduits et organisés en « distanciel », contrôle du gouvernement ramené à sa plus simple expression, ordre du jour allégé…), devient une sorte de chambre d’enregistrement quand l’état d’urgence sanitaire confère à l’exécutif une prérogative d’action presque infinie, à grand renfort d’ordonnances. Comme il l’a fait lors des phases de menace terroriste, le Parlement se dessaisit d’une partie de ses pouvoirs, au nom de l’efficacité. La présidentialisation du régime en est accrue, comme si l’on déclenchait une sorte d’article 16 sanitaire, que la Constitution n’a pas prévue. Le plus étonnant est moins une telle centralisation du pouvoir, car l’urgence l’explique à défaut de la légitimer, que la rapidité et la passivité avec lesquelles les parlementaires l’avalisent. Les députés, notamment, semblent volontaires pour une telle défausse, et presque soulagés de ne pas avoir à gérer au quotidien la difficulté de l’art de décider. Ce n’est pas un putsch exécutif qui advient, mais une démission, un sabordage parlementaire.

Certes, l’expression des oppositions demeure, et le corps législatif n’est ni muet ni amorphe, mais il abdique la responsabilité de ce qui est mis en œuvre, se satisfaisant de son privilège de commentaire et de critique. Les représentants du peuple se contentent de donner des avis consultatifs, ils dorment mieux à ne pas être comptables de ce qui est fait. Lors du deuxième confinement, l’union nationale vire à la cacophonie, mais le Parlement n’en sort pas grandi : incapable de proposer un autre mode de lutte contre le virus, l’opposition se réjouit d’amputer la durée de l’état d’urgence de deux mois, le limitant à la mi-décembre, avant que le ressaisissement de la majorité, et surtout les mauvais chiffres sanitaires, ne montrent la vanité, la puérilité et l’irresponsabilité de cette manœuvre. C’est un fiasco législatif auquel nous assistons depuis mars 2020. La France ne vit pas un nouveau « 10 juillet 1940 », les pleins pouvoirs ne sont accordés à aucun « maréchal Macron », mais le Parlement devient un filigrane démocratique, tandis que le gouvernement est partout au premier plan, les mains sur le réel.

Pourtant, même la hiérarchie gouvernementale est modifiée, et la redistribution des pouvoirs au sein du pouvoir est importante. D’abord, nombre de ministères deviennent liquides, évanescents. Ne comptent plus que la Santé, l’Économie et les Finances, l’Intérieur et la Défense, à un degré moindre, l’Éducation – hors ces domaines, on expédie les affaires courantes, qui ne courent d’ailleurs plus. Il s’agit d’assurer l’ordre, public et sanitaire, et de limiter la casse dans l’activité du pays; tout le reste attendra, malgré le mantra réformiste toujours ânonné au sommet. Plus grave, le processus de décision lui-même est modifié, au plus haut. Emmanuel Macron concentre l’initiative au sein du Conseil de défense et de sécurité nationale, une instance créée en 2009 pour gérer en petit comité confidentiel les dossiers relevant de la sûreté du pays. Étendre le rayon d’action de ce Conseil à d’autres sujets, comme il le fait avec l’écologie puis la santé, permet au président de gagner en discrétion et en efficacité. En discrétion, parce que les participants à de telles réunions sont moins nombreux que les membres du Conseil des ministres, et qu’ils sont tenus par le « secret Défense » : le moindre bavardage est une faute grave, et les fuites sont plus facilement « traçables ». En efficacité, car le Conseil de défense informe le président, qui tranche seul ensuite, le délibératif étant tout entier voué à nourrir sa réflexion personnelle. Le débat contradictoire est moins formel qu’en Conseil des ministres, donc plus riche et plus utile; personne ne défend son pré carré, les ministres, à égalité avec les hauts fonctionnaires présents, fusionnent dans une sorte de cabinet privé du président, de « Conseil du roi ». Les actes du chef de l’État ne sont pas plus protégés par cette pratique nouvelle – mais pas moins –, et si la France demeure à l’abri de tout césarisme, elle voit néanmoins se tendre encore un peu plus les ressorts du régime. Un Parlement en trompe-l’œil, un gouvernement clignotant et un Conseil de défense omnipotent : le coronavirus a amendé, entre les lignes, la Constitution de la Ve République.

« Un voile sur les libertés »

Face à la première vague d’infection au coronavirus, l’exécutif réduit les libertés publiques par le confinement subit et brutal. Jean-Louis Bourlanges, député centriste, peu enclin à l’opposition brutale, le reconnaît et l’analyse : « On ne peut pas nier que les deux lois instituant et prolongeant l’état d’urgence sanitaire suspendent ou restreignent massivement nos libertés les plus fondamentales, comme les libertés de circulation, de réunion, de manifestation et des cultes. Le droit de propriété est bousculé, le respect des obligations contractuelles en matière commerciale, fragilisé. Sans parler des coups de canif au secret médical. Non seulement notre état de droit est mis entre parenthèses, mais l’orchestration de ce régime d’exception est tout entière entre les mains de l’exécutif. Faut-il s’en inquiéter? Oui. Faut-il s’en indigner? Non. L’ampleur du péril, les menaces gravissimes que la crise fait peser sur l’avenir du pays sont constitutifs de ces “circonstances exceptionnelles” qui justifient depuis toujours des mesures qui ne le soient pas moins. Sous condition, et c’est essentiel, qu’elles soient strictement bornées dans le temps. C’est Montesquieu lui-même qui y consent : “Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur les libertés comme l’on cache les statues des dieux.” “Pour un moment” : tout est là ! » Le problème est que « pour un moment » devient, avec le deuxième confinement, proclamé le 28 octobre, une sorte de « durée indéterminée », une habitude, la suspension automatique de certaines libertés en fonction de l’état de l’épidémie, l’indexation de l’état de droit sur l’état sanitaire du pays.

La « servitude volontaire » étant question d’habitude, d’accoutumance, on peut craindre que la loi d’exception ne devienne le droit commun. Avec l’état d’urgence anti-terroriste, la peur a déjà surgi d’une banalisation à force de prolongation. Même Johan Norberg, un essayiste suédois qui appartient au groupe des « nouveaux optimistes », s’en soucie : « Je suis inquiet pour les démocraties libérales. On n’a jamais vu un démantèlement aussi rapide de nos libertés à travers les confinements ou les contrôles des déplacements via les smartphones. Sommes-nous si certains que les dirigeants vont rétablir tous les droits des citoyens après cette crise? Une partie, oui, bien sûr, mais d’autres verront à quel point il est commode d’avoir autant de pouvoir. Soyons vigilants ! »

Extrait du livre de Christophe Barbier, "Les tyrannies de l’épidémie, nos libertés sacrifiées", publié aux éditions Fayard.

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